Des heures, des heures interminables ! Jours et nuits mêlés sans qu’il fût possible de les distinguer ! Des heures qui devaient faire des jours, peut-être des semaines ! Le temps semblait si long ! Pour Marianne, ce fut une succession de moments de veille, anxieux, crispés, et de sommeil lourd dont, parfois, un cauchemar l’arrachait, épouvantée et trempée de sueur. Pendant tout ce temps, Arcadius, qui s’était mué en un compagnon inépuisablement fraternel, se dépensa sans compter, obligeant la malade à se nourrir un peu, lui faisant avaler potions et tisanes qu’il réclamait sans arrêt à Requin. Une fois par jour, la vieille Fanchon venait voir où en étaient les choses. Il n’y avait, dans son attitude, ni sollicitude ni compassion, rien que le froid calcul du maquignon dont le bétail est en train de s’abîmer.
— Elle vous surveille comme un maraîcher surveille ses salades menacées par la grêle ! disait Arcadius en essayant de rire.
Mais le rire tournait court. L’atmosphère écrasante du souterrain se faisait sentir. Le reste du temps, c’était Requin qui ravitaillait les captifs, toujours aussi hargneux, toujours inabordable. Même si elle avait eu de l’argent sur elle, Marianne ne se serait pas risquée à essayer de l’acheter. Il était le dogue de Fanchon-Fleur-de-Lys. Aucun os ne pouvait venir à bout de ce genre de gardien.
Pourtant, peu à peu, elle se remettait. Les quintes de toux s’espaçaient, la fièvre baissait, la voix brisée de la jeune femme reprenait lente ment sa couleur. Vint un moment où Marianne put sourire à son fidèle compagnon et lui dire :
— Je crois que je vais mieux... Mais sans vous je suis certaine que je n’aurais pas pu guérir.
— Vous êtes si jeune ! Je n’ai fait qu’aider la nature ! Vous vous en seriez très bien tirée sans moi.
Elle hocha la tête négativement, réfléchit un instant, puis murmura :
— Non, parce que si vous n’aviez pas été là, je n’aurais plus du tout eu envie de vivre.
Pour la première fois depuis son enlèvement, elle s’endormit d’un de ces vrais sommeils qui réparent les forces amoindries mieux que toutes les potions de la terre. Elle rêvait que la voiture noire la ramenait vers un Butard irréel, brillant comme une grosse étoile sous une neige étincelante, quand un bruit insolite la réveilla en sursaut. Elle se dressa aussitôt sur son séant, vit que, dans son coin, Arcadius était réveillé lui aussi et écoutait. Dans la pénombre, leurs regards se croisèrent :
— Qu’est-ce que c’était ? chuchota Marianne.
— On aurait dit la chute d’une pierre... Tenez ! Cela recommence ! Cela vient du fond de la carrière.
Le couloir qui passait devant la grotte-prison s’achevait, un peu plus loin, en cul-de-sac, ainsi que Jolival l’avait expliqué à Marianne.
On entendait maintenant un bruit de grattement, puis, très net, un juron étouffé. Aussitôt, Arcadius fut debout. Dans le couloir, la lumière d’une chandelle était apparue et progressait en tremblant le long des murailles blanchâtres. Oppressée, Marianne s’était levée, elle aussi, et avait rejoint son compagnon. Quelqu’un venait, à n’en pas douter ! Mais qui pouvait venir et par quel chemin ?
— On a dû percer un mur, chuchota Jolival.
La pierre de craie se travaille assez facilement avec de bons outils. Reste à savoir...
Il n’acheva pas. La lumière se rapprochait. Des pas précautionneux se faisaient entendre, légers, mais réels. Une ombre grandit sur le mur et, malgré elle, Marianne se serra contre Arcadius. Et, soudain, elle dut retenir un cri de stupeur. Même dans la lumière déformante de la bougie qu’il tenait, elle reconnaissait la tignasse rousse et les traits de Gracchus-Hannibal Pioche, le commissionnaire qui lui avait fait remarquer la présence de la voiture noire. Un soupir de soulagement lui échappa.
— C’est un ami ! dit-elle à Jolival.
D’ailleurs, Gracchus-Hannibal avait déjà repéré le renfoncement grillé que le brasero éclairait vaguement. Il s’approcha de la grille et son visage inquiet s’éclaira d’un large sourire.
— Enfin, j’vous retrouve, mademoiselle Marianne ! Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait faire des cheveux !
— Pourquoi ? Est-ce que vous me cherchiez ? Comment avez-vous découvert que j’avais disparu ?
Un espoir se levait en elle. Si le modeste Gracchus avait eu des soupçons, un homme aussi remarquable que Talleyrand ne pouvait pas ne pas en avoir.
— Oh, c’est simple ! La voiture noire s’était attachée à vous et moi je m’étais attaché à la voiture noire. Le jour tout au moins, parce que la nuit, en général, je dors !
— Peste ! coupa Arcadius, vous avez de bonnes jambes ! Suivre une voiture...
— Dans Paris, ça ne va jamais très vite, surtout quand on suit quelqu’un ! Et puis, c’est vrai, j’ai de bonnes jambes. Où est-ce que j’en étais ? Ah ! oui... il y a une semaine, en venant le matin prendre ma faction aux environs de la voiture, je ne l’ai plus trouvée. Je ne vous ai pas vue sortir non plus. Ça m’a paru bizarre. Alors, je me suis arrangé pour lier conversation avec Joris, le portier de l’hôtel Talleyrand. Je lui ai balayé la neige de son trottoir, on a causé. Je suis revenu plus tard pour lui prêter la main et j’avais apporté une bonne bouteille. Ça suffit pour vous délier la langue d’un honnête homme. En deux jours j’étais devenu son plus proche parent ! Il a dit que vous étiez sortie, une nuit, avec le prince et que vous n’étiez pas rentrée. Même qu’on chuchotait dans la maison qu’un grand personnage s’était pris d’intérêt pour vous. Mais l’absence de cette voiture, ça me travaillait... d’autant plus que je savais où elle remisait et que j’avais vu plusieurs fois l’homme qui était dedans se rendre au cabaret de l’Homme-de-Fer. Ça ne collait pas tout à fait avec l’histoire du grand personnage. Alors, j’ai commencé ma petite enquête.
— Mais comment en êtes-vous arrivé ici ? fit Marianne pleine d’admiration pour l’astuce du jeune homme.
Gracchus-Hannibal se mit à rire.
— C’est pas d’aujourd’hui que je connais les vieilles carrières. J’y ai joué, tout gamin, avec les copains et on y a fait des drôles de parties avant que les gens de l’Homme-de-Fer bouchent cette galerie qui correspond à l’ancienne crypte de la Visitation. Pendant la Terreur, ça a servi de refuge à plus d’un suspect, comme d’ailleurs les carrières de Montmartre. Mais, moi, je connais tout ça comme ma poche !
— Nous sommes dans un cul-de-sac, intervint Jolival. Comment êtes-vous entré sans passer par la crypte ? J’ai cru entendre que vous aviez déchaîné une avalanche ?
— C’est un peu ça. Les galeries, au-delà de ce cul-de-sac, s’étendent assez loin, mais le grand égout de la rive droite avec lequel elles communiquent arrive à la Seine tout près d’ici. Et puis, leur construction n’est pas tellement fameuse. Il y a des fissures et j’ai entendu des voix la nuit dernière. De là à penser qu’il fallait chercher dans ce coin-là... Je suis revenu avec un outil pour desceller quelques pierres... et me voilà ! J’suis rudement soulagé de voir que vous êtes toujours vivante, mamz’elle Marianne ! A vous rien cacher, j’y croyais guère.
— Pourquoi ? Vous connaissez les gens d’ici ?
Gracchus haussa les épaules et regarda Marianne avec une sincère commisération.
— La vieille à la fleur de lis ? Ma pauvre demoiselle ! Qui c’est qui la connaît pas, à Paris ! Et qui c’est qu’en a pas la frousse ! Je crois bien que même le citoyen Fouché en a peur ! En tout cas, faudrait payer cher ses argousins pour qu’ils aillent traîner leurs guêtres dans la rue des Bonshommes après le coucher du soleil ! Pas plus à l’Homme-de-Fer qu’à son frère jumeau l’Epi-Scié, sur le boulevard du Temple, on ne se risque volontiers. Tous ceux qui l’ont fait ont disparu sans qu’il soit possible de savoir ce qu’ils étaient devenus. J’ajoute que les deux cabarets appartiennent à la Desormeaux. Ah ! c’est un personnage ! La reine des bas-fonds en quelque sorte !
Marianne, fascinée, écoutait le jeune garçon avec un intérêt qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, mais Jolival, lui, donnait quelques signes d’impatience. Il finit par déclarer :
— Tout cela est bel et bon, mon garçon, mais j’imagine que tu n’as pas fait tout ce chemin pour nous faire le panégyrique de Fanchon ? Il vaudrait mieux nous aider à sortir de là ! Je pense que ce trou que tu as eu la bonne idée de creuser peut livrer passage à une jeune dame ?
— Le trou, oui, fit Gracchus. Mais comment est-ce que je vais vous tirer de derrière cette grille ? C’est pas du petit fil de fer, ça ! Regardez-moi ces barreaux, c’est gros comme un bras d’enfant !
— Ecoute, mon garçon, si tu ne mets pas un frein à ton enthousiasme pour notre prison et nos geôliers, je passe mon bras adulte entre ces bras d’enfants et je t’aplatis le nez ! Tu ne vois pas que mademoiselle est souffrante et qu’il faut la sortir de là au plus vite !
— Oh ! ne le brusquez pas ! pria Marianne. Je suis certaine qu’il cherche le moyen.
— Pourquoi que je me serais donné tant de mal sans ça ? ronchonna Gracchus-Hannibal. Seulement, pour cette nuit, y a rien à faire. L’est trop tard ! Ça a l’air de rien, mais l’est sûrement pas loin de 5 heures. Et faut que j’aille chercher des outils idoines. Une bonne lime, peut-être... A moins qu’on essaie de desceller un ou deux barreaux...
— ... ou de démolir tout un pan de mur ! fit Arcadius goguenard. Tu n’es pas fort en serrurerie, à ce qu’on dirait. Trouve-moi de bons outils de serrurier et reviens demain à la nuit tombée, si tu peux. Tu as raison, il est trop tard !
Marianne s’efforça de cacher sa déception. En voyant surgir le jeune garçon, elle avait cru que la liberté était à portée de la main. Et il fallait attendre encore toute une grande journée. Sous sa casquette bleue, Gracchus-Hannibal se grattait la tête.
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