Malgré le courage qu’elle affectait, Marianne se sentit trembler au moment de s’enfoncer ainsi dans les entrailles de la terre. Un sinistre pressentiment s’emparait d’elle au souvenir des menaces dont on l’avait abreuvée. C’était peut-être bien vers son tombeau que ces hommes impassibles la conduisaient ! Du fond de son cœur angoissé, elle envoya une pensée désespérée à Charles. Il lui avait promis de la revoir bientôt, il pensait peut-être à elle, à cette minute précise, sans se douter qu’on allait peut-être la lui arracher à jamais. L’ironie du sort qui, à l’heure même où elle découvrait l’amour, le bonheur, lui ouvrait la porte de la mort, lui apparut dans toute sa cruauté. C’était trop bête, en vérité ! Silencieusement, Marianne se jura de lutter jusqu’au bout pour sa vie, pour garder une chance de revoir Charles.
Deux douzaines, environ, de marches raides avaient sonné sous ses pas, quand on arriva enfin dans une immense crypte délabrée aux voûtes en plein cintre. Il y régnait un courant d’air pénible qui effilochait les torches que les cavaliers avaient allumées dans la première cave. Les bottes des gardiens de Marianne retentissaient sinistrement sous ces voûtes sépulcrales.
La crypte était coupée en deux par un grand rideau noir derrière lequel on apercevait un peu de lumière. Avant que Marianne ait eu le temps de s’interroger sur ce qu’il y avait derrière, il s’écartait livrant passage à un homme de taille moyenne, aux cheveux courts, crépus et légèrement grisonnants, mais dont le visage, grâce au masque et à une barbe noire et hirsute, d’où jaillissait un nez long et pâle, était totalement invisible. Les épaules, le cou de cet homme dénonçaient une force de taureau, mais, par les trous du masque, les yeux gris étaient si gais et si joyeux que Marianne n’en crut pas les siens. Les mains au dos, ce qui mettait bien en évidence les longs pistolets passés à sa ceinture, le nouveau venu alla regarder la prisonnière sous le nez, puis éclata de rire, ce qui était bien la dernière réaction à laquelle s’attendait Marianne.
— Sang-Dieu ! la belle fille ! commença-t-il, mais le baron eut une exclamation de mécontentement et s’approcha de lui, murmura quelques mots à son oreille.
Le sourire de l’homme s’acheva en grimace.
— C’est bien, puisque vous y tenez ! Mais je n’aime pas ça, Saint-Hubert, je n’aime pas ça du tout ! Allons-y cependant.
Le rideau, en s’écartant tout à fait, découvrit une longue table couverte d’un tapis écarlate, derrière laquelle quatre hommes étaient assis de front, laissant au milieu une place libre qui devait être celle du chef. L’homme à la barbe alla s’y installer, alluma six chandelles posées sur la table révélant les visages également masqués de ses compagnons, aussi immobiles que des statues. Mais le regard de Marianne fut tout de suite attiré par l’un d’eux. Elle ne reconnaissait que trop bien cette forte bouche au pli narquois, cette cicatrice rose qui se perdait sous le masque, et, du même coup, elle comprit pourquoi on l’avait enlevée : l’un des juges, c’était le baron Hervé de Kerivoas, autrement dit Morvan, le naufrageur, l’homme que Fouché avait si imprudemment laissé s’enfuir. Elle ne regarda même pas les autres, ils ne l’intéressaient pas. Celui-là seul, en qui elle savait avoir un ennemi implacable.
II n’avait pas bougé en la voyant paraître. Pas une contraction des traits, pas une exclamation, mais ses yeux s’étaient rivés au visage de la jeune femme, brillants de haine. Elle n’y répondit que par un dédaigneux haussement d’épaules. Morvan ne lui faisait pas vraiment peur. Il y avait en lui quelque chose de déséquilibré qui le rendait fragile, vulnérable peut-être. Restait à savoir de quel bois seraient les autres juges. La voix forte du chef résonna, tandis que les quatre cavaliers entouraient Marianne et la conduisaient devant la table. Tous les cinq restèrent debout.
— Nous sommes ici, dit le chef avec solennité, pour entendre et juger cette femme, accusée de délation, trahison, intelligence avec l’ennemi et meurtre par l’un de nos frères. Cavaliers des Ténèbres, êtes-vous prêts à écouter et à juger avec impartialité et justice ?
— Nous le sommes ! répondirent avec ensemble juges et gardes.
— Mais moi, je ne suis pas prête ! s’écria audacieusement Marianne. Je ne suis nullement prête à être jugée pour des motifs que je ne connais pas et par n’importe qui. Quelle loi, quels droits vous permettent de vous ériger en justiciers ? Et quels torts vous ai-je causés ?
— Vous allez le savoir, tonna le chef. Il vous suffira d’écouter l’acte d’accusation.
— Pas avant de savoir à qui j’ai affaire. Un accusateur doit avoir le courage d’accuser au grand jour, un juge de rendre sa sentence en pleine lumière. Or, je ne vois ici que des ombres au fond d’une cave, des taupes aveugles enfouies sous la terre. Mon visage, à moi, est nu ! Osez donc montrer les vôtres si vous êtes réellement ce que vous prétendez être, sinon de vrais justiciers, du moins de simples hommes !
Une force secrète, profonde, la poussait à défier ces hommes. Elle y trouvait à la fois du réconfort et une sorte de plaisir.
— Taisez-vous ! ordonna l’un des juges, vous n’avez pas à nous connaître ! Vous ne souhaitez voir nos traits que pour mieux nous dénoncer !
— Je croyais, fit Marianne avec un sourire dédaigneux, que je ne devais pas sortir vivante d’ici ? Vous avez peur de moi ? Peur d’une femme, seule au milieu de vous tous, prisonnière, voilà la vérité !
— Sacrebleu, il ne sera pas dit qu’une gamine m’aura accusé d’avoir peur d’elle ! s’écria le chef en arrachant son masque qu’il lança devant lui, révélant un visage rude et gai, qui avait certainement vu plus de cinquante hivers. Aussi bien, elle a raison ! Qu’avons-nous à craindre d’elle ? Je suis le chevalier de Bruslart[9]. Es-tu prête à me répondre maintenant ?
— Si vous renoncez à me tutoyer, peut-être. Nous ne sommes plus sous la Convention ! fit Marianne encouragée par cette première victoire.
L’homme, dont plus d’une fois elle avait entendu prononcer le nom, avait en Angleterre une grande réputation de bravoure et de loyauté. Il était l’ennemi mortel, l’insaisissable bête noire de Napoléon sur la trace de laquelle Fouché et ses hommes se cassaient les dents depuis des années. Sa présence ici, c’était l’assurance pour Marianne d’être jugée à peu près équitablement, s’il était vraiment le chef de ces hommes. Elle ajouta, en désignant Morvan du doigt :
— Vous pouvez prier ce gentilhomme d’ôter, lui aussi, son masque ! Je ne connais que trop bien M. Kerivoas, ou bien préfère-t-il s’appeler Morvan ici aussi ?
Lentement, Morvan ôta son masque, révélant son affreux visage labouré. Il se leva et, sous ces voûtes noires, il parut immense à la jeune femme.
— L’insolence ne vous sauvera pas, Marianne d’Asselnat. Je vous accuse de m’avoir trompé, d’avoir usurpé une qualité qui n’était pas la vôtre grâce à des bijoux volés, d’avoir fait tuer un de mes hommes et, finalement, d’avoir lancé sur moi les chiens de Fouché. Grâce à vous, ma bande est. décimée, je suis en fuite et...
— Je ne suis pour rien dans vos malheurs ! coupa Marianne tranquillement, et mes bijoux sont bien à moi. Mais nous pourrions peut-être parler de vos activités, à vous, qui sont pour moi la meilleure justification. Je vous accuse, moi, d’allumer des feux trompeurs sur la côte pour attirer sur les récifs les malheureux navires en perdition dans les nuits de tempête, de dépouiller les morts, d’achever les blessés. Je vous accuse d’être ce qu’il y a de pire au monde, un naufrageur ! Si je vous ai trompé, c’était pour sauver ma vie. J’invoque la légitime défense. Si ces hommes sont, comme je le pense, de fidèles sujets du Roi, ils devraient avoir horreur de vous !
L’énorme poing de Bruslart s’abattit sur la table rouge qui résonna :
— Taisez-vous ! Ce que nous pensons nous regarde seuls ! Nous ne sommes pas ici pour arbitrer un différend, mais bien pour juger de votre conduite, madame. Répondez maintenant : vous vous nommez bien Marianne-Elisabeth d’Asselnat de Villeneuve, ainsi que vous l’aviez dit à cet homme ? demanda-t-il en désignant Morvan. Mais vous vivez à Paris sous le nom de Marianne Mallerousse, nom que vous a donné Nicolas Mallerousse, l’un des agents les plus actifs de Fouché. Et vous avez occupé tous ces derniers temps la place de lectrice chez Mme Grand.
— Chez Son Altesse Sérénissime la princesse de Bénévent ! rectifia la jeune femme avec insolence. Vous auriez pu y songer davantage avant de m’enlever. Pensez-vous qu’en s’apercevant, au matin, de mon absence on ne me fera pas rechercher ?
— Aucun danger ! Le prince recevra, ce matin, un petit mot fort court et fort discret qui lui apprendra que vous avez tant plu... à qui vous savez, que l’on souhaite vous garder quelque temps au milieu des bois, dans cette douce retraite où vous avez passé la nuit.
Marianne accusa le coup, luttant contre la douleur que lui causait ce cynique rappel aux heures merveilleuses qu’elle venait de vivre. Une autre pensée lui venait : Fouché ! Fouché qui savait toujours tout, qui avait des agents partout, n’apprendrait-il pas que l’Etoile avait disparu brusquement ! Il savait peut-être déjà qu’on l’avait menée à La Celle-Saint-Cloud, encore qu’il n’eût aucune raison de surveiller la maison d’un simple bourgeois. Mais il était également possible que Talleyrand, trompé par la lettre, s’arrangeât pour que Fouché apprît ce qui ne serait à ses yeux qu’une fugue amoureuse...
La voix froide du chevalier vint interrompre le cours assez mélancolique de ses pensées.
— Voulez-vous me dire si, oui ou non, vous êtes bien Marianne d’Asselnat ?
— Que d’embarras ! s’insurgea la jeune femme. Puisque vous le savez, pourquoi le demandez-vous ? Sommes-nous dans une cour de justice ? Etes-vous magistrat ?
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