Pensant que c’était là ce mystérieux M. Denis, Marianne le regarda avec curiosité. Il était de taille moyenne, blond et franchement laid avec un profil en lame de couteau et des yeux bruns qui louchaient légèrement. Mais son visage intelligent et ouvert avait une expression de bonté naturelle qui lui plut. Par contre, elle s’étonna de l’habit vert chou de cet homme en deuil.
La main tendue, le sourire aux lèvres, il s’avança rapidement vers les visiteurs.
— Vous êtes d’une exactitude militaire, à la bonne heure ! Bonjour, mon cher prince ! Ainsi, c’est la jeune fille.
— En effet, mon cher Duroc, voici Mlle Mallerousse dont je vous ai vanté la voix sans rivale. Est-ce que... M. Denis n’est pas encore là ?
— Non, pas encore, répondit celui que l’on avait appelé Duroc, mais il ne saurait tarder. En attendant, je vous ai fait préparer un petit souper léger. J’ai pensé que vous auriez froid après cette longue route.
Avec beaucoup de galanterie, il conduisit Marianne jusqu’à une chaise longue couverte de velours violet qui tenait le coin de la cheminée, puis l’aida à ôter son manteau. Intimidée par l’élégance raffinée du décor, autant que par la tournure, toute militaire, de cet inconnu au nom bourgeois, Marianne se laissa faire sans rien dire. Confuse bientôt du regard admiratif dont il la couvrait, elle ne vit pas le coup d’œil qu’il échangea avec Talleyrand. Celui-ci, d’ailleurs, refusait de se laisser dépouiller de sa houppelande fourrée.
— Merci, mon ami, Mlle Mallerousse sera heureuse de se réchauffer, mais moi, je repars.
Marianne, qui avait tendu ses mains vers le feu, sursauta :
— Quoi ! Votre Altesse me laisse ?
Il s’approcha d’elle, prit l’une de ses mains dans les siennes et y posa un rapide baiser.
— Je ne vous laisse pas, ma chère enfant, je vous confie ! Il me faut rentrer. Ma vieille amie, la baronne de Staël, qui a obtenu la permission de se rendre aux Etats-Unis avec son fils, touche à Paris cette nuit. Je veux lui dire adieu et la mettre en voiture pour Morlaix où l’attend déjà son bateau. Mais n’ayez aucune crainte. Mon ami
Duroc aura pour vous des soins de père et, quand vous aurez fini de charmer notre pauvre ami, il vous fera reconduire à la maison dans sa propre voiture.
— J’espère que vous n’en doutez pas, fit Duroc avec un bon sourire, et que je ne vous fais pas peur, mademoiselle ?
— Non... non, pas du tout ! répondit Marianne en s’efforçant de lui rendre son sourire.
Elle le trouvait sympathique, mais elle était désorientée. Pourquoi donc Talleyrand ne lui avait-il pas dit qu’il ne resterait pas avec elle ? Jamais encore il n’avait agi de la sorte ! Avec sa finesse coutumière, il dut comprendre ce qui se passait dans la tête de la jeune fille, car il se pencha un peu vers elle, appuyé sur sa canne :
— Je craignais de vous inquiéter et de froisser votre timidité avant que vous ayez vu l’homme rassurant que voici ! Quant à l’entière vérité, elle est celle-ci : Je désire faire à mon ami Denis la surprise de votre voix. Quand vous entendrez le roulement de sa voiture au-dehors, vous commencerez à chanter, mais vous ne lui direz pas que je suis l’auteur de cette jolie surprise !
— Mais... pourquoi ? fit Marianne complètement abasourdie. Si vous pensez que la surprise est bonne, il ne pourrait que vous en être reconnaissant.
— Justement ! Je ne veux pas de sa reconnaissance, pas tout de suite ! Il saura la vérité mais un peu plus tard. Pour le moment, je veux qu’aucun autre sentiment ne trouble, si peu que ce soit, la joie très pure qu’il aura à vous découvrir.
Marianne comprenait de moins en moins, mais était intriguée au plus haut point. Quel homme étrange, compliqué et mystérieux était donc le prince ? Et pourquoi donc croyait-il nécessaire de prendre, avec elle, ce ton un rien trop emphatique si peu dans sa manière ? Mais Duroc traduisit à sa façon les sentiments de la jeune fille et elle lui en fut reconnaissante.
— Vous avez parfois de drôles d’idées, prince. Mais vous ne seriez pas tout à fait vous-même s’il en était autrement ! Bon retour.
En regardant son hôte d’un moment accompagner Talleyrand jusqu’au vestibule, Marianne se demandait ce que pouvait bien être ce Duroc dans la maison de M. Denis. Un parent ? Un simple ami ? Le frère peut-être de celle que pleurait le mystérieux bourgeois ? Non, l’habit vert s’opposait également à ce qu’il fût le frère de la défunte. Un cousin peut-être, ou un camarade d’enfance chargé de s’occuper de la maison ? Non, ce devait être un militaire, cela se voyait à certains gestes, à certaine façon de porter la tête, à sa manière de marcher même, celle d’un homme qui a plus l’habitude des bottes que des escarpins.
Le retour de Duroc interrompit le cours des pensées de Marianne. Il revenait, accompagné d’une sorte de majordome vêtu de noir qui poussait une petite table toute servie. Sous sa perruque poudrée, la figure ronde et rose de cet homme reflétait toute la solennelle gravité qui sied à un serviteur de grande maison. Il salua la jeune fille avec un rien de condescendance qui la stupéfia. Décidément, ce Denis devait être quelque insupportable parvenu, immensément fier de son luxe et de son train de vie, si ses domestiques eux-mêmes se croyaient autorisés à s’en montrer vaniteux. Tel maître, tels valets ! M. Denis était certainement insupportable ! Cependant Duroc disait :
— Laissez, laissez, coupa précipitamment Duroc. Nous nous servirons, vous dis-je.
Le majordome se retira dignement, mais Marianne avait remarqué le mot inachevé. Quel nom avait-il-été sur le point de donner à Duroc ? Elle pensa que, puisque le mystérieux Denis n’était pas encore là, elle pourrait en profiter pour essayer de se renseigner sur lui. Elle accepta avec reconnaissance une tasse de bouillon, mais refusa toute autre chose.
— Ne dois-je pas être en train de chanter quand M. Denis entrera ? Il ne peut donc me trouver attablée.
— Vous avez raison. Mais il suffira de commencer quand nous entendrons la voiture.
Marianne glissa un regard vers le clavecin.
— Devrai-je m’accompagner moi-même ?
— Non... non bien sûr. Où avais-je la tête ? Attendez un instant.
Il devenait nerveux, visiblement. Tout en dégustant son bouillon, Marianne sourit intérieurement. L’aventure, à tout prendre, était amusante et elle avait de plus en plus envie de voir ce curieux bourgeois qui semait si bien la panique chez lui. Duroc revint au bout de quelques instants escorté d’un jeune homme aux longs cheveux, au teint nocturne, mince et sévère d’aspect qui, sans regarder Marianne, prit sur le clavecin le rouleau de musique qu’elle avait apporté et s’installa devant l’instrument. Duroc, l’air soulagé, revint vers son invitée.
— Voilà, nous sommes prêts maintenant. Vous pourrez donner à M. Hassani toutes les indications que vous voudrez, mais n’en attendez pas de réponse : il est muet ! chuchota-t-il en jetant un coup d’œil vers le pianiste.
Un muet, maintenant ? Du coup, Marianne en vint à se demander si ce M. Denis ne portait pas un faux nom, cachant autre chose ! Quelque personnage à la fortune mal acquise, vivant somptueusement mais discrètement au fond des bois, à l’abri des trop curieux argousins de Fouché, ou encore quelque noble étranger conspirant contre le régime ? Fouché ne lui avait-il pas laissé entendre qu’en haut lieu on avait des doutes sur la fidélité de Talleyrand ? On murmurait que s’il n’avait pas encore trahi l’Empereur, cela courrait bien ne pas trop tarder. Ce nom trop simple de M. Denis recouvrait certainement un dangereux personnage, un envoyé du Tzar peut-être, ou même de l’Angleterre ?
— Par quel morceau commencerez-vous ? demanda Duroc.
— Un air de Paer. Je l’aime bien.
— M. Denis sera ravi. Il aime beaucoup Paer qui est, vous le savez sans doute, le chef d’orchestre de la Cour.
— M. Denis est en France depuis longtemps ? demanda Marianne à brûle-pourpoint, mais sans avoir l’air d’y toucher.
Duroc ouvrit de grands yeux.
— Mais, depuis quelque temps, oui ! Pourquoi cette question ?
Le roulement d’une voiture sur le gravier de la cour dispensa Marianne de répondre, ce qui peut-être lui eût été difficile. Aussitôt, Duroc fut sur pied tandis qu’elle se précipitait vers le clavecin près duquel elle se tint debout, tournant le dos à la porte. Imperturbable, Hassani préludait déjà, tandis que Duroc courait vers le vestibule. Un trac terrible s’empara brutalement de Marianne qui se sentit perdre pied. Ses mains se glacèrent et elle dut les serrer l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler, en même temps qu’un désagréable frisson glissait le long de son dos. Elle jeta sur l’impassible visage du pianiste un regard si éperdu qu’il la gratifia d’un coup d’œil sévère. Au-dehors, on entendait des voix, des pas. Il fallait se jeter à l’eau pour ne pas troubler la grande surprise de Talleyrand.
Le regard sévère d’Hassani se fit impératif. Marianne ouvrit la bouche et fut tout étonnée d’entendre Sa propre voix en sortir, chaude, aisée, aussi souple que si l’affreux trac ne l’eût pas serrée à la gorge.
Que le bonheur arrive lentement !
Que le bonheur s’éloigne avec vitesse
Durant le cours de ma triste jeunesse
Si j’ai vécu, ce ne fut qu’un moment...
Tout en chantant, Marianne avait perçu un pas rapide sur les dalles du vestibule, un pas qui s’était arrêté net au seuil de la porte. Puis elle n’entendit plus rien, mais elle eut la conscience aiguë d’une présence, d’un regard. Or, chose étrange, loin d’en être gênée, il lui parut, au contraire, que cette présence la libérait de quelque angoisse inconnue, qu’elle était amicale, rassurante. Le trac s’était envolé comme par enchantement. La voix de Marianne jaillissait avec une chaleur, une aisance qu’elle n’avait jamais connues. Une fois de plus, la musique était venue à son secours. Elle avait, sur Marianne, un pouvoir toujours nouveau, sans cesse renouvelé et toujours aussi puissant. Elle se laissait emporter par elle sans résistance et sans crainte, parce que entre la musique et elle c’était une histoire d’amour sincère. Ni l’une ni l’autre ne pouvaient trahir. Les derniers mots du poème s’écoulèrent, soupirés par les lèvres fraîches de la jeune fille :
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