La scène avec Jason Beaufort était vieille de huit jours maintenant et Marianne, malgré sa volonté affirmée de l’oublier, n’avait pas encore réussi à s’en libérer. Quand elle évoquait l’Américain, elle était en proie à une foule de sentiments si complexes qu’elle ne parvenait pas à s’y retrouver. La colère dominait, et la rancune aussi, d’autant plus amères qu’elle avait été plus tentée d’accepter ce qu’il lui offrait. Elle était trop jeune encore pour n’être pas sensible à la magie de certains mots. Jason avait éveillé en elle le désir de cette vie inconnue qu’il avait esquissée pour elle, de cette vie libre dans un monde tout nouveau, plein de soleil et de chaleur. Peut-être était-il sincère lorsqu’il disait vouloir lui rendre un peu de ce qu’il lui avait pris ? Et, lorsque cette pensée lui venait, Marianne était bien près de courir vers lui. Un matin, alors qu’elle faisait les courses de la princesse, elle avait même demandé au cocher de passer par la rue Cerutti. Elle avait vu, au numéro 27, l’hôtel de l’Empire, une élégante maison devant laquelle stationnaient plusieurs voitures et, un instant, elle avait été tentée de faire arrêter, de descendre et de demander cet homme étrange qu’elle détestait et qui, cependant, la fascinait.
Mais d’autres idées lui venaient. Pourquoi croirait-elle en la parole de Beaufort ? Il l’avait dépouillée, il avait osé trafiquer de son amour, de sa pudeur. Qui pouvait dire si, une fois en mer, il respecterait sa parole et ne réclamerait pas les droits honteux qu’il croyait avoir sur elle ? A plus forte raison lorsqu’ils seraient ensemble au bout du monde ! Car enfin, quelle raison pouvait-il avoir de la sauver, et de quoi ? Quel était ce danger imaginaire qu’il avait agité à ses yeux sinon un quelconque épouvantail propre uniquement à la faire tomber plus sûrement dans son piège ? Le matin même, Marianne avait reçu un court billet sans signature
« Je suis encore là pour une semaine. Ensuite, il vous faudra, pour me rejoindre, vous adresser à mon ami Paterson, consul d’Amérique à Nantes ! Réfléchissez, je vous en conjure, et venez avec moi. Le temps presse. »
Marianne s’était contentée de hausser les épaules et de jeter le billet dans la cheminée. Ce jour-là, elle n’avait pas envie de croire Jason Beaufort.
La berline traversait la Seine et Marianne se pencha vers la portière, essuyant un peu de buée du bout de son gant.
— Nous allons donc à la campagne ? demanda-t-elle. Est-ce encore loin ?
Elle voyait à peine son compagnon, dans l’ombre de la voiture, mais elle sentait son parfum de verveine. Depuis que l’on avait quitté la rue de Varenne, il avait paru dormir.
— Pas très loin, non. Le village où nous nous rendons s’appelle La Celle-Saint-Cloud. L’ami chez qui nous allons y possède un petit château ravissant. C’est une maison pleine de charme, l’un des plus jolis décors que je connaisse. Jadis, le Roi en avait fait un rendez-vous de chasse.
Il était rare que Talleyrand fût aussi lyrique. La curiosité de Marianne s’éveillait. Cet ancien rendez-vous de chasse, perdu dans un village voisin peut-être, mais de toute façon campagnard, c’était étrange. Jusqu’ici, Talleyrand ne l’avait guère emmenée que dans des salons parisiens, chez Mme de Laval, chez Dorothée de Périgord, bien sûr, et chez les dames de Bellegarde. Ceci était une véritable expédition.
— Y aura-t-il beaucoup de monde ? demanda-t-elle d’un ton faussement détaché. Qui sera là ?
Le prince toussota comme s’il cherchait sa réponse, mais sa voix lente était unie comme un miroir quand il répondit :
— Ma foi, non, il n’y aura pas beaucoup de monde. Ma chère enfant, avant que nous arrivions, il me faut vous donner quelques explications. Il ne s’agit pas d’une grande soirée. L’ami chez qui je vous emmène se nomme simplement M. Denis.
Marianne leva un sourcil étonné.
— M. Denis ? Denis de quoi ?
— De rien. C’est un... bourgeois, fort riche et de grande valeur et aussi un très ancien ami d’un temps... difficile ! En outre, c’est un homme malheureux qu’un deuil cruel vient de frapper. En quelque sorte, c’est une œuvre charitable que je vous mène accomplir !
— Habillée comme une princesse, d’une toilette de bal par surcroît et chez un homme en deuil ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu m’habiller de sombre ?
— Le deuil se porte au fond du cœur, ma chère enfant, non en vêtements. M. Denis, dans la nuit qui l’accable, a besoin de voir l’aurore. J’ai voulu que vous fussiez cette aurore.
Un rien de trop onctueux dans le ton du prince accrut la curiosité, déjà éveillée, de Marianne. Il redevenait lyrique et n’avait pas l’air tout à fait sincère. Qu’est-ce que c’était que ce bourgeois possédant un ancien rendez-vous de chasse du Roi et chez qui on allait en grande toilette ?
Elle eut soudain envie d’en savoir davantage.
— J’admire que Votre Altesse se donne tant de mal pour un homme si éloigné d’elle. Un ancien ami, vraiment ?
— Des plus anciens ! fit Talleyrand gravement. Vous seriez étonnée de nombre de bourgeois que je compte dans mes relations et même dans mes amis ! La Cour impériale, elle-même, en compte un assez grand nombre, habillés de titres ronflants, je veux bien l’admettre.
— Alors, pourquoi ce M. Denis n’en a-t-il pas ?
— Parce que cela ne l’intéresse pas ! Il n’a que faire d’être comte ou marquis. Il est... lui et c’est assez ! Dites-moi, mademoiselle Malle-rousse, j’espère que vous n’êtes pas choquée par l’idée de chanter devant un bourgeois ?
Elle devina un sourire moqueur dans l’ombre de la voiture.
— Bien sûr que non, murmura-t-elle, j’espère seulement qu’il ne s’agit pas d’un de ces anciens Conventionnels, d’un régicide, d’un...
— Il ne serait pas mon ami ! coupa Talleyrand avec quelque sévérité. Soyez donc en repos là-dessus.
Sur la couverture de fourrure qui emprisonnait leurs jambes, la main du prince vint chercher celle de Marianne et s’y posa. Plus doucement, sur le ton de la confidence intime, il ajouta :
— Vous apprendrez à l’usage que les gens de ce pays font parfois des choses bizarres, mais jamais sans raison. Ce que je vous demande ce soir, c’est un service personnel, une faveur si vous préférez. Cet homme n’est pas noble de nom, mais il l’est de cœur et son chagrin doit vous le rendre sympathique... au point d’oublier d’en parler à notre ami Fouché, hé ? Il n’a pas besoin de connaître cette visite.
La brève inquiétude de Marianne s’apaisait, mais la curiosité demeurait, plus vive encore.
Outre qu’il lui était indifférent de chanter pour n’importe qui, puisqu’elle avait promis au prince de le faire quand il le désirerait, elle avait hâte maintenant d’arriver pour voir à quoi ressemblait ce M. Denis pour lequel le vice-grand-électeur de l’Empire avait de tels égards.
— Je vous demande pardon, dit-elle gentiment. Je chanterai avec plaisir pour votre ami si malheureux.
— Je vous en remercie.
La berline grimpait une côte assez raide. Les chevaux avaient considérablement ralenti leur allure, mais Lambert, le cocher, les retenait d’une main sûre pour les empêcher de glisser. La buée se reformait sur les vitres des portières et le silence retomba dans l’intérieur douillet de la voiture, chacun retournant à ses pensées. Marianne songea tout à coup qu’en quittant l’hôtel elle n’avait pas remarqué si l’insupportable voiture noire était toujours là, puis l’oublia pour ne plus songer qu’au mystérieux M. Denis. Elle était heureuse de n’avoir pas à parler de lui dans ces maudits rapports quotidiens que, bon gré mal gré, il lui fallait rédiger, encore que, grâce à Talleyrand, ce fût devenu une simple formalité. Mais pourquoi Fouché n’avait-il pas répondu au sujet de la voiture noire ? A moins qu’elle ne lui appartînt ! Après tout : pourquoi pas ?
Blanc sur le fond noir de la forêt, le pavillon du Butard avait l’air de rêver au bord d’un étang gelé qui dominait sa terrasse. Par les hautes fenêtres, une douce lumière dorée glissait sur les plaques brillantes de neige glacée. Sous son léger fronton orné d’une scène de chasse, il surgissait de la nuit et des bois, comme une demeure enchantée. Peut-être parce que sa curiosité aiguisée lui faisait espérer des choses extraordinaires, Marianne, tout de suite, en fut captive.
Elle vit à peine le valet de pied en livrée sombre qui abaissait devant elle le marchepied, quand la voiture eut franchi la grille fermant la cour circulaire, se dirigea vers la porte ouverte comme dans un songe. Un petit vestibule orné de fleurs l’accueillit. Un beau feu, allumé dans une grande cheminée, y répandait une douce chaleur. Un escalier se perdait dans les ombres de l’étage. Mais Marianne n’eut pas le temps d’étudier attentivement les lieux. Le valet ouvrait devant elle la porte d’un salon bleu et blanc dont le plafond s’arrondissait en coupole azurée, entourée d’une frise d’amours jouant au milieu de feuillage.
Les meubles laqués, légers, charmants, appartenaient au siècle précédent. Ils étaient tendus de soie bleue rayée de blanc et semblaient disposés là uniquement pour mettre en valeur les énormes bouquets d’iris et de tulipes roses disposés avec art un peu partout. Sur la cheminée, une grande glace Régence reflétait le décor de la pièce, éclairé de longues bougies roses parfumées. Par les fenêtres de l’avancée, on apercevait, au-delà du balcon, l’étang gelé traversé d’une chaussée. Mais le regard de la jeune fille alla tout de suite chercher le clavecin, ravissant sous son verni ancien, disposé près de l’une des fenêtres aux ferrures bleues. Le parquet, recouvert d’un grand tapis de Beauvais, gémit doucement sous la canne et le pas inégal de Talleyrand. La pièce était rigoureusement vide. Mais une porte venait de s’ouvrir. Un homme parut.
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