Tout à coup, Marianne se sentit glacée. Elle eut envie qu’il fût encore là, qu’il lui parlât encore de ce pays inconnu, plein de soleil et de chants nostalgiques, ce pays où elle pourrait être une autre sans cesser d’être elle-même. Elle courut à la porte, ouvrit la bouche pour le rappeler. Mais non, ce n’était pas possible ! Elle ne pouvait pas suivre l’homme qui l’avait achetée, pour une nuit, comme une simple fille de plaisir, l’homme qui l’avait froidement dépouillée pour refaire sa propre fortune. Elle ne pouvait pas s’embarquer sur le navire que Selton avait payé ! Un instant, elle avait été tentée, mais c’était fini ! Elle continuerait sur la route qu’elle avait choisie et tant pis pour les pierres du chemin !
Pourtant, une arrière-pensée lui restait. Pourquoi avait-il dit qu’elle était en danger ? Pourquoi l’avait-il pressée de fuir ? A cela, il était impossible de trouver une réponse ; mais, tandis qu’à son tour elle revenait lentement vers l’hôtel, sa mémoire répétait comme un refrain : « Hôtel de l’Empire, rue Cerutti... Hôtel de l’Empire, rue Cerutti... » C’est une drôle de chose que la mémoire.
Les cinq mots de l’adresse hantaient toujours la mémoire de Marianne quand elle regagna sa chambre, quelques minutes plus tard, mais, à force de se les répéter, elle les avait adaptés inconsciemment à une mélodie de Paesiello qui traînait au fond de son esprit, en faisant une sorte de rengaine.
A cette heure tardive, l’hôtel était silencieux. La plupart des invités étaient partis, sitôt le souper terminé, mais, dans les salons où les fleurs penchaient déjà leurs têtes alourdies sous l’influence de la chaleur des bougies, plusieurs tables de jeu avaient été installées. Le whist s’était emparé des élégantes pièces et y faisait régner cette curieuse qualité de silence née des respirations retenues, des émotions mal contenues et des esprits captifs des péripéties du jeu. Tous ces gens aux visages tendus semblaient sacrifier à quelque rite mystérieux qui leur faisait les yeux plus aigus, la bouche plus serrée. Indifférents aux valets qui circulaient sans bruit entre les tables portant des flûtes de Champagne sur des plateaux d’argent, ils ne voyaient que les cartons vivement coloriés qu’ils abattaient régulièrement sur les tapis verts des tables. Hormis les phrases obligatoires, on n’entendait que le froissement de l’or passant de main en main et Marianne se détourna de ce spectacle, aperçu dans l’entrebâillement d’une porte, avec une sorte d’horreur. Elle détestait le jeu d’instinct, mais, surtout, depuis la nuit de Selton, elle le considérait comme son ennemi personnel. Aussi fût-ce avec une sorte de satisfaction qu’elle nota l’absence de Jason. Il lui sembla qu’il ne lui eût plus été possible de songer à lui sans horreur si elle l’avait découvert assis avec ces hommes et ces femmes passionnés. Tout compte fait, la jeune fille s’avoua honnêtement qu’en lui résidait l’unique raison qui l’avait poussée à jeter un coup d’œil sur les salons. Mais l’Américain avait dû quitter l’hôtel immédiatement après leur séparation.
Au sortir de l’atmosphère étouffante et un peu équivoque du rez-de-chaussée, sa chambre parut à Marianne un havre de paix et de silence. Le feu flambait joyeusement dans la cheminée fleurie de roses de Noël et le lit, ouvert, offrait la fraîcheur de ses toiles de lin immaculé. Tournant le dos à sa table à écrire sur laquelle, cette nuit, la plume demeurerait sèche et le papier vierge – il n’était pas question de raconter à Fouché sa rencontre avec l’Américain et, pour une fois, il faudrait bien que le ministre se contentât des rapports de qui lui plairait en ce qui concernait la fête – Marianne se mit à se dévêtir.
Avec un soupir de soulagement, elle détacha la robe dont les mousselines glauques s’amollirent sur le tapis bleu et rose. Le linge mousseux suivit, puis, levant les bras, la jeune fille détacha les rubans de sa coiffure et se mit à fourrager avec ardeur dans le savant échafaudage de boucles et de tresses qui avait coûté à Fanny une bonne heure d’efforts. La lourde masse soyeuse retomba sur son dos nu comme une chaude et douce fourrure et Marianne soupira de nouveau mais cette fois avec une sorte de volupté.
Elle devait être bien fatiguée car il lui sembla qu’un soupir faisait écho au sien, un soupir parti d’on ne savait où et qui n’était sans doute qu’un souffle de vent dans la cheminée. Pressée de gagner enfin son lit, Marianne dédaigna l’image charmante que lui renvoyait son miroir et, enfilant sa chemise de nuit, elle se glissa dans les draps, souffla la chandelle de sa table de chevet et s’étendit enfin, avec un troisième soupir.
Elle eut à peine le temps de fermer les yeux. Il se passait quelque chose sous son lit, mais, avant qu’elle ait eu le temps de s’en étonner, une forme sombre se dressa tout à coup puis s’abattit sur le lit qui cria sous ce poids supplémentaire. Affolée de se retrouver prisonnière de deux bras, incontestablement masculins, et ne sachant trop ce qui lui arrivait, Marianne poussa un cri étouffé. Une main tremblante se posa précipitamment sur sa bouche.
— Ne criez pas ! chuchota une voix haletante tout contre sa joue. Je ne vous veux aucun mal... au contraire ! Je... Je veux seulement vous aimer pour de bon comme je vous aime en rêve depuis des nuits et des nuits.
De crainte de lui faire mal, sans doute, la main n’appuyait pas bien fort et Marianne n’eut guère de peine à s’en débarrasser. Elle savait maintenant à qui elle avait affaire et, en elle, l’indignation avait immédiatement chassé la peur. Son agresseur n’était autre que le doux, le timide M. Fercoc.
— Encore vous ! souffla-t-elle furieuse. Mais vous êtes enragé ? Voulez-vous... s’il vous plaît, vous ôter de là et me laisser en paix !
— Non !... Oh, non ! Je ne vous laisserai pas ! Je vous tiens, je vous veux et je vous aurai ! Ce serait trop injuste tout de même !
— Injuste ? Et pourquoi s’il vous plaît ? Oh ! Cessez donc de me tirer les cheveux.
En effet, en saisissant la jeune fille à pleins bras, Fercoc avait, du même coup, emprisonné les longs cheveux qui tiraient douloureusement la tête de sa prisonnière. Toute galanterie abolie, le professeur en profita pour couvrir de baisers gloutons la gorge de Marianne tout en expliquant à mots entrecoupés qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne lui accordât pas les mêmes faveurs qu’à « ce grand diable d’Américain » avec lequel elle s’était enfermée si longtemps dans le pavillon du jardin.
— Vous êtes ridicule, gronda Marianne tout en se défendant de son mieux contre ses caresses.
Elle avait le sentiment d’être elle aussi ridicule, lancée qu’elle était dans une bataille grotesque contre un mouton déchaîné.
— Je l’ai été... mais je ne le serai plus ! J’ai trop envie de vous ! Marianne... Marianne ! Je vous ai regardée tout à l’heure... quand vous vous déshabilliez !... J’étais sous le lit !... Et j’ai cru devenir fou !
Un souple coup de reins ayant à demi dégagé Marianne, une gifle bien appliquée vint conclure les ardentes confidences du précepteur.
— Quel répugnant personnage vous faites ! Quand je pense que je vous trouvais gentil, que j’avais pitié de vous.
— Je ne veux pas de votre pitié, je vous veux, vous...
— Vous l’avez déjà dit ! Mais... comme moi je ne veux pas de vous... à aucun prix, fit Marianne en reprenant vaillamment le combat pour son léger vêtement de nuit que le forcené s’efforçait de déchirer..., je vous ordonne une dernière fois de me laisser, sinon je crie ! Oh !...
La fine batiste venait de céder. Privée de ce frêle rempart, Marianne comprit qu’elle allait être livrée sans défense ou presque aux entreprises de son tenace amoureux. Elle découvrait en même temps que, sous son apparence délicate, il était beaucoup plus vigoureux qu’il n’y paraissait. C’était peut-être le désir déchaîné qui lui donnait cette force nerveuse, mais la jeune fille sentait bien qu’il ne lui serait plus possible de résister longtemps. La fatigue de la journée, jointe à la tension nerveuse de la soirée, se faisait cruellement sentir. Néanmoins, la rage qui la possédait la soutenait encore. Il ne serait pas dit qu’elle serait toujours la proie passive d’hommes sans intérêt pour elle et qui ne devaient leur victoire qu’à leur force supérieure !
Comme il lui saisissait les poignets pour lui écarter les bras, elle banda toute son énergie afin de l’éloigner d’elle aussi longtemps que possible.
— Je vais crier ! menaça-t-elle.
Dans l’éclairage rouge du feu mourant, le doux et aimable visage de M. Fercoc prit, en ricanant, une expression diabolique que Marianne jugea assez effrayante. A la lettre, elle ne reconnaissait plus son paisible commensal des jours passés.
— Criez tant que vous voudrez, lui déclara-t-il en redoublant d’efforts pour vaincre enfin sa dernière résistance. Personne ne vous entendra. Quand Son Altesse Sérénissime et ses amis jouent au whist, l’hôtel pourrait crouler sur eux qu’ils continueraient à jouer dans les décombres. Quant aux valets, ils sont presque tous couchés à cette heure...
Marianne poussa un sourd gémissement de désespoir. Au même instant, sa porte s’ouvrit. Comme s’ils n’avaient attendu que les derniers mots de Fercoc pour leur apporter aussitôt un démentir, deux gigantesques valets de pied apparurent. Sans plus marquer d’émotion qu’une machine bien réglée, l’un d’eux s’approcha, empoigna le précepteur par ses vêtements et, l’arrachant du lit aussi aisément que s’il n’eût rien pesé, il l’emporta à bout de bras, gigotant et crachant comme un chat en colère. La porte se referma sur eux. Mais l’autre valet était demeuré dans la chambre.
Trop stupéfaite et, il faut bien le dire, trop soulagée pour s’en fâcher, Marianne n’eut que le réflexe de s’enrouler précipitamment dans ses draps. Puis, toute dignité reconquise, elle adressa un sourire un peu figé à l’homme qui la regardait sans rien dire.
"Marianne, une étoile pour Napoléon" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon" друзьям в соцсетях.