A son tour, il se leva et s’approcha d’elle.

— Une question d’abord, si vous le permettez : pourquoi avez-vous fui l’Angleterre ?

— Est-ce que vous ignorez ce qui s’est passé à Selton Hall, la nuit de mes noces ?

— Non. Mais...

— Alors, comment osez-vous me demander pourquoi j’ai fui, s’écria Marianne avec passion, alors que vous savez parfaitement que j’ai tué, cette nuit-là, mon époux et sa cousine avant de mettre le feu au château ? Vous le savez même si bien que vous vous êtes lancé à ma poursuite avec la ferme intention de me livrer au bourreau.

— Moi ? Je me suis lancé à votre poursuite ? Et j’avais l’intention de vous livrer au bourreau ? répéta Beaufort avec un tel accent de stupeur que Marianne se sentit un peu décontenancée.

Elle n’en continua pas moins sur sa lancée :

— Naturellement, vous ! Je vous ai entendu, un soir, sur les quais de Plymouth ! Vous passiez avec un petit bonhomme vêtu de noir et vous disiez que, de toute façon, je n’irais pas loin et que le quai des Exécutions m’attendait déjà !

— Comment ? Vous étiez là ? Ah çà ! Marianne, posséderiez-vous la poudre magique qui rend invisible ?

— Peu importe. L’avez-vous dit oui ou non ?

Jason se mit à rire de bon cœur.

— Bien sûr je l’ai dit ! Mais décidément cela ne vous réussit pas d’écouter aux portes, même quand il n’y en a pas. Je ne parlais pas de vous, petite sotte ! J’ignorais encore tout de vos exploits ce soir-là !

— De qui alors ?

— D’une misérable ! Une certaine Nell Woodbury, une fille des bas quartiers de Londres, qui a tué pour le voler mon meilleur gabier, l’un des deux hommes que j’avais pu sauver lors du naufrage de la Belle de Savannah. Elle avait gagné Plymouth d’où elle voulait s’embarquer pour les îles d’Amérique. C’était elle que je cherchais. Et je l’ai trouvée !

— De sorte qu’elle a été...

— Pendue ! lança Beaufort durement. Elle ne méritait pas autre chose. Je l’aurais tuée de ma main si la justice s’était montrée clémente envers elle. Mais laissons cela ! Vous m’avez fait évoquer un souvenir désagréable. Et c’est de vous qu’il s’agit ici. Que comptez-vous faire maintenant ?

— Maintenant ?

— Mais oui, fit-il avec impatience. Comptez-vous demeurer dans cette maison ? Simple lectrice d’une charmante idiote, en attendant peut-être que mon sérénissime ami s’aperçoive que vous êtes ravissante ?

Encore cette supposition ! Marianne récupéra d’un seul coup toute sa colère. Est-ce que vraiment on ne pouvait imaginer pour elle une autre destination que le lit de Talleyrand ?

— Pour qui me prenez-vous, à la fin ? commença-t-elle.

— Pour une fille exquise mais qui n’a pas plus de cervelle que mon petit doigt ! Vous avez le génie de vous fourrer dans des situations impossibles, ma belle enfant ! Tenez, vous me faites l’effet d’une petite mouette bien blanche et bien étourdie qui s’est lancée eh aveugle sur le grand océan en le prenant pour un simple bras de mer et qui ne sait plus comment s’en sortir. Je vous dis, moi, que si vous restez ici, tôt ou tard, vous serez la proie de ce vieux libertin de Talleyrand !

— Et moi je vous dis que non ! Vous parliez de ma voix tout à l’heure. C’est sur elle que je compte pour m’en sortir. Je prends chaque jour des leçons et mon professeur assure qu’il me fera débuter, et triompher, sur les plus grandes scènes européennes. Il dit que je peux devenir la cantatrice du siècle ! lança Marianne avec un naïf orgueil.

Beaufort haussa les épaules :

— Au théâtre ? C’est au théâtre que vous espérez trouver une situation et un destin dignes de vous ? Eussiez-vous la voix même de l’archange Gabriel que je vous prierais de vous rappeler qui vous êtes, fit Jason rudement. La fille du marquis d’Asselnat sur les planches ! Etes-vous folle à la fin ou inconsciente ?

La colère peu à peu s’emparait de lui. Marianne vit se crisper ses poings sous les manchettes de dentelle et son visage d’oiseau de chasse avait pris une incroyable dureté.

— Ni folle ni inconsciente, cria Marianne hors d’elle. Je veux être libre, vous entendez : libre. Est-ce que vous ne comprenez pas qu’il n’y a plus de Marianne d’Asselnat, qu’elle est morte, morte un soir d’automne... et c’est vous qui l’avez tuée ! Que venez-vous maintenant me parler de mon nom, de mes parents ? Est-ce que vous y avez pensé la nuit où vous m’avez jouée, sur un tapis de cartes, comme une vile marchandise, comme une esclave dont on dispose à son gré ? Vous vous en moquiez bien, cette nuit-là, du marquis d’Asselnat, mort pour sa foi et pour son roi. Sa fille vous paraissait tout juste aussi respectable qu’une fille à matelots !

Des larmes de rage et de désespoir avaient jailli de ses yeux. Devant la violence de l’attaque, Jason reculait. Il avait blêmi sous son hâle, et, maintenant, il regardait ce visage de douleur avec une sorte de déchirement impuissant.

— Je ne savais pas ! murmura-t-il. Sur la mémoire de ma mère, je vous jure que je ne savais pas ! Comment l’aurais-je pu ?

— Savoir quoi ?

— Ce que vous étiez au juste ! Je ne vous connaissais pas ! Que m’avait-on appris de vous ? Votre nom, votre origine...

— Ma fortune ! lança Marianne haineuse.

— Votre fortune, en effet ! Par contre, je connaissais Francis Cranmere, sa clique et surtout la belle Ivy. Je les savais pourris jusqu’à la moelle, trafiquant de tout, sans morale et sans honneur, uniquement préoccupés de luxe, de jeu, de sport et de paris stupides. Comment aurais-je pu deviner que vous n’étiez pas la copie fidèle d’Ivy St Albans, une fille noble, au regard pur, et cependant capable de se donner à deux inconnus en une seule nuit pour procurer quelque argent à son précieux Francis ! Pourquoi donc auriez-vous été différente puisque Francis vous épousait ! Qui se ressemble s’assemble, Marianne ! Et, selon moi, vous ne pouviez pas être différente de Cranmere puisque vous l’épousiez, puisque les vôtres vous donnaient à lui, sachant parfaitement ce qu’il valait.

— Les miens ? fit Marianne douloureusement. Jamais l’idée que le fils du seul homme qu’elle ait jamais aimé pût être un misérable n’a effleuré tante Ellis. Et, au jour de mon mariage, elle était morte depuis huit jours ! J’étais seule, livrée à un homme qui n’en voulait qu’à mon argent et vous n’avez pas eu pitié de moi, vous m’avez dépouillée plus vite encore qu’il ne l’aurait fait !

— Ce n’est pas moi qui vous ai dépouillée. C’est lui. Je ne l’ai nullement poussé à jouer votre fortune.

— Mais vous ne l’en avez pas empêché non plus ! Mieux encore, quand il n’a plus rien eu à jeter sur le tapis, vous avez pensé à moi.

— Non ! Je vous jure que non ! L’idée est de

Francis ! C’est lui qui vous a proposée pour tenter, en une seule fois, de tout reprendre !

— Et vous avez accepté avec empressement.

— Pourquoi non ? Puisqu’il osait offrir, avec cette impudence, votre corps, vos baisers, c’est qu’il devait savoir que vous seriez d’accord ! Comprenez-moi, Marianne : je vous croyais aussi pervertie que lui ! Ne l’avais-je pas entendu, quelques jours avant votre mariage, promettre en riant à lord Moira de vous prêter à lui quand il aurait un peu dégrossi l’agréable fruit vert que vous étiez, en ajoutant qu’il aurait toutes les chances de vous plaire ? Mais si je vous avais connue, Marianne, je n’aurais même pas accepté de jouer avec lui. Je vous jure que...

— Vous jurez trop ! fit Marianne avec lassitude. Je ne vous en demande pas tant, et je ne vous crois pas ! Vous m’aviez vue, pendant la cérémonie. Est-ce que vraiment je vous ai donné l’impression d’une fille qui se donne à n’importe qui ?

— Non, en effet ! Mais un visage de femme peut être si trompeur ! Et puis, vous étiez si belle ! Si belle...

Marianne eut un rire dur, méprisant :

— Je vois ! Vous avez pensé que l’occasion, elle aussi, était belle ! C’était facile ! Je vous plaisais et vous pouviez m’avoir avec la bénédiction de mon propre mari !

Lentement, Jason se dirigea vers la cheminée. Marianne ne vit plus son visage, mais nota que ses mains, nouées derrière son dos, se serraient nerveusement.

Durant les quelques minutes de silence qui coulèrent entre eux, Marianne put apprécier à sa juste valeur ce qu’il venait de lui apprendre : l’ignominie de Francis l’offrant à un ami avant même le mariage, peut-être contre argent comptant. Ivy trafiquant de ses charmes pour procurer plus de luxe à son amant. Dans quelle boue était-elle tombée et comme elle avait eu raison de les supprimer, ces deux-là ! Ils ne méritaient pas de vivre. Sans la regarder, Jason jeta soudain, avec violence :

— Je l’avoue : je vous ai désirée, avec une ardeur que je ne me connaissais plus ! Désirée au point d’être prêt à donner, en échange d’une seule nuit d’amour, une fortune inespérée dont j’avais pourtant le plus urgent besoin ! Si j’avais perdu, je perdais tout, et vous auriez vécu paisiblement votre nuit de noces, avec un peu de retard toutefois, en attendant d’être offerte gracieusement à lord Moira ! Mais pour moi, durant quelques minutes, vous avez représenté plus que l’univers, plus que mon avenir, plus que la chance ! Vous avez été « ma » chance, et j’aurais été assez fou pour vous rendre tout en échange de la joie de vous tenir quelques heures entre mes bras !

Malgré sa colère, Marianne se sentit troublée par la passion qui vibrait dans cette voix. Le silence envahit la jolie pièce. Dans la cheminée, une bûche éclata et s’effondra en un ruissellement de braises rouges. L’Américain ne bougeait pas, mais Marianne eut l’impression que ses larges épaules se voûtaient, fléchissaient. Sous quelle émotion ? Un instant elle fut tentée de s’approcher, d’essayer de démêler la part de sincérité de ses paroles, mais elle avait trop de défiance, trop de préventions envers les artifices masculins. Et cet homme était l’artisan de son malheur. Elle ne pouvait pas l’oublier. Il fallait en finir !