D’un élan, Marianne s’arracha à la main qui la caressait et fit face au prince, pourpre de colère. Elle avait compris ce qu’il désirait obtenir d’elle, quel genre de service il attendait en échange sans doute de ce silence et de cette impunité qu’il lui promettait. Un chantage pire encore que celui de Fouché !

— Pour ce genre de services, ne comptez pas sur moi, s’écria-t-elle avec rage. Je vous ai espionné, soit ; encore que, dans mes rapports, il n’y ait pas de quoi fouetter un chat ! Mais ce n’est pas dans votre lit que j’achèterai ma liberté !

Talleyrand fit la grimace et se mit à rire.

— Est-ce que, comme dit la princesse, vous ne perdez pas un peu le respect ? Fi donc, mademoiselle... Mallerousse ! Voilà une pensée et un langage qui ressemblent beaucoup trop à votre nom d’emprunt ! Je voulais seulement vous demander de chanter, quand je le désirerai et où je le désirerai, pour un ou plusieurs de mes amis !

— Oh ! C’est seulement...

— Cela ? Mais oui. Rien de plus ! Vous êtes très belle, chère Marianne – vous  permettez que je vous donne ce nom ravissant et qui vous va si bien ? – mais je n’ai jamais apprécié l’amour avec une femme vaincue par autre chose que son propre désir. L’amour est musique, accord ineffable, et le corps n’est qu’un instrument, le plus merveilleux de tous très certainement ! Que l’un des deux ne soit pas à l’unisson et la romance grince. J’ai horreur des fausses notes... tout comme vous !

— Que... Votre Altesse me pardonne, murmura Marianne affreusement gênée. Je me suis conduite comme une sotte et je la prie de m’en excuser. Naturellement, je serai trop heureuse de lui être agréable !

— A la bonne heure ! Et puisque nous sommes d’accord, tendez-moi votre main. Je la serrerai à la mode de nos amis américains, comme cela se fait entre gens qui se comprennent et s’entendent en scellant un pacte. J’aime assez les coutumes américaines, bien qu’elles soient souvent un peu trop directes pour mon goût, mais elles ont du bon.

Son sourire était désarmant. Marianne le lui rendit franchement, tout en plaçant avec timidité ses doigts un peu tremblants dans la main du prince qui les serra rapidement.

— Je vous ferai demander demain, dans la matinée, si la princesse n’a pas besoin de vous.

— Aux ordres de Votre Altesse Sérénissime.

Une brève révérence et Marianne se retrouva dans la galerie, un peu éberluée, un peu troublée, mais extraordinairement soulagée. Elle avait trop rongé son frein, elle avait trop de rancune envers Fouché pour ne pas se réjouir intérieurement de ce renversement de la situation. D’autant plus qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un peu plus de sympathie pour l’aristocratique Talleyrand que pour le cauteleux Fouché. Son cauchemar était fini. Elle n’était plus une espionne. Elle ne trahissait plus le toit qui l’abritait. Elle pouvait jouir paisiblement de la vie confortable et luxueuse qu’elle avait trouvée ici, se consacrer tout entière à la musique en attendant que Gossec la fît enfin débuter comme cantatrice.

Il était trop tard pour sa leçon. Un regard au salon de musique lui apprit que Gossec était parti. Mais Marianne était si heureuse qu’elle n’en fut qu’à peine contrariée. Tout en remontant dans sa chambre, elle fredonnait une ariette quand un détour de sa pensée la ramena soudain à la voiture que l’avait suivie toute la matinée. L’envie lui prit de voir si elle était encore là. Redégringolant les escaliers qu’elle venait de monter, elle traversa le vestibule, sortit dans la cour et atteignit la petite porte qui, près du grand portail, solennel entre ses doubles colonnes ioniques, s’ouvrait dans le majestueux hémicycle de pierre formant l’entrée de l’hôtel. La petite porte n’était jamais fermée durant le jour. Marianne l’ouvrit, se glissa dehors, alla jusqu’à l’angle du mur, et la joie légère qui l’avait envahie s’obscurcit quelque peu. La voiture noire était toujours là.

Elle y était encore lorsque, dans l’après-midi, Marianne quitta l’hôtel avec la princesse et la petite Charlotte pour une promenade en voiture le long des nouveaux quais construits au bord de la Seine par l’administration impériale.


Il y avait quelque chose de changé. Marianne s’en aperçut le soir même, quand, en rentrant de promenade, Mme de Talleyrand se fit raccompagner par elle jusqu’à sa chambre et là, se jetant sur une chaise longue avec un soupir de lassitude, lui déclara :

— Nous recevons, ce soir, comme vous le savez, petite, mais je suis trop lasse pour descendre. Je resterai chez moi.

— Mais que dira Son Altesse Sérénissime si Mme la Princesse n’est pas là pour recevoir ?

L’ex-Mme Grand eut un sourire plein de mélancolie.

— Rien du tout ! Son Altesse saura parfaitement se passer de moi. Je peux même affirmer qu’elle en sera... très satisfaite.

Marianne éprouva soudain une grande compassion. C’était la première fois que la princesse manifestait quelque amertume mais, depuis qu’elle était entrée dans la maison, la jeune fille avait pu constater chaque jour le rôle futile et tout décoratif qu’elle remplissait dans la demeure de son époux. Avec sa femme, Talleyrand était courtois, sans plus. Il ne lui adressait guère la parole que pour s’informer de sa santé ou pour certaines choses usuelles de la vie quotidienne. En dehors de cela, il réservait le meilleur de son esprit aux nombreuses femmes qui l’entouraient constamment de leur escadron froufroutant et parfumé. Mme de Talleyrand paraissait s’accommoder assez bien de cet état de choses. Aussi la mélancolie qu’elle montrait ce soir étonnait Marianne. Cette indifférence n’était-elle qu’une aimable façade cachant une blessure réelle ? Elle s’étonna plus encore quand la princesse ajouta qu’elle n’aurait pas besoin d’elle ce soir et qu’elle devrait se préparer à paraître au salon après le dîner.

— Sans Mme la Princesse ?

— Sans moi, oui. Le prince souhaite que vous chantiez. Ce soir, le grand pianiste tchèque Dussek se fera entendre avec le harpiste Niedermann et le violoniste Libon. Vous compléterez le concert.

La perspective de s’intégrer à un aussi brillant trio n’enchantait qu’à moitié Marianne. Elle n’était pas encore assez sûre de sa voix ni de son talent, malgré les leçons quotidiennes de Gossec et les encouragements chaleureux qu’il ne lui ménageait pas. D’autre part, le fait de chanter dans une si brillante soirée pouvait être important pour elle. Seulement, il lui fallait prévenir Gossec pour décider avec lui ce qu’elle chanterait. De toute façon, elle comprenait bien que l’ordre était venu de plus haut et qu’il ne pouvait être question de se dérober. Cela faisait partie des nouvelles conventions passées entre elle et Talleyrand. Il n’y avait qu’à obéir, même si, en son for intérieur, elle trouvait que le prince n’avait vraiment pas perdu beaucoup de temps avant de la mettre à contribution.

Il était à peu près 11 heures du soir quand Marianne sortit de sa chambre pour gagner le grand salon. C’était l’heure où arrivaient les invités qui n’avaient pas assisté au dîner et où commençait la réception. Depuis quelques minutes, le roulement des voitures et le cliquetis des gourmettes emplissaient la cour et la rue avec les appels des cochers et des valets. Cela étouffait un peu la chanson des violons qui se faisaient entendre en bas.

En passant devant une haute glace, Marianne se sourit et s’arrêta. Malgré le peu d’enthousiasme que lui inspirait cette soirée, elle se sentait à son avantage. Sa robe de tulle vert amande lui allait à merveille, encore que le très profond décolleté, au creux duquel s’épanouissait une touffe de lilas, fût un peu gênant. Aux limites de la décence, il cachait bien peu de sa gorge dont il faisait valoir le galbe et la peau dorée. Entre ses mains, gantées de longues mitaines lilas, Marianne tenait la musique de la romance qu’elle chanterait tout à l’heure et, dans l’énorme chignon de boucles noires et luisantes qui la casquait, quelques brins de lilas se mêlaient à des rubans de tulle vert. Ainsi vêtue, Marianne se jugea belle. C’était une découverte qu’elle devait à Paris, à Leroy et à cette maison raffinée qui lui avaient révélé sa propre beauté. Jusque-là, elle n’en avait eu aucune conscience réelle, bien qu’elle eût déjà découvert qu’elle pouvait éveiller le désir des hommes. Mais, maintenant, elle en était sûre. Peut-être parce qu’un homme comme Talleyrand le lui avait dit ! En quelque sorte, il lui avait appris à se regarder. Et elle n’était pas encore lasse de ce plaisir tout neuf.

Elle s’attarda un peu devant la glace, heureuse de l’image rayonnante qu’elle lui renvoyait et que la lumière tendre des bougies exaltait encore. Ses yeux verts étincelaient, ses lèvres humides brillaient et, tout à coup, Marianne soupira. Comme elle aurait été heureuse, l’an passé, d’être aussi belle ! Peut-être qu’alors Francis l’eût aimée pour elle-même, non pour sa fortune. Peut-être qu’ils eussent pu connaître un véritable bonheur ! Mais Francis était mort et cette brillante image n’était plus que le fantôme de Marianne d’Asselnat glissé dans le corps d’une étrangère, d’une déracinée dont la chair en plein épanouissement avait déjà des souvenirs de femme, mais dont le cœur n’enfermait plus que le vide. Pourtant, il eût été doux d’aimer et d’être aimée, d’offrir à un regard d’homme épris cette beauté inutile !

Dans la glace, Marianne se vit entrouvrir les lèvres, esquisser le geste d’un baiser et ferma les yeux, envahie d’une inexplicable langueur ! Ce fut pour les rouvrir tout aussitôt sur un cri. Des bras l’avaient saisie, une bouche s’était collée à sa nuque, avide et chaude. Dans la glace, elle se vit prisonnière de deux mains anonymes et tremblantes, d’une tête dont elle ne distingua d’abord qu’une chevelure sombre et frisée enfouie dans son dos. Elle se débattit de son mieux, les dents serrées pour ne pas appeler, finit par dénouer l’étreinte et repoussa l’agresseur d’une bourrade assez vigoureuse pour faire honneur à une marchande des Halles. L’audacieux recula jusqu’à la balustrade en fer forgé de l’escalier et faillit bien passer par-dessus. Alors seulement Marianne reconnut M. Fercoc, le précepteur de Charlotte.