En sortant de chez Leroy, Marianne s’arrêta un instant pour respirer l’air vif. On étouffait dans les salons du célèbre couturier où l’agitation ne cessait guère. Et puis, elle avait appris à aimer l’atmosphère vivante et colorée des rues de Paris, les passants, élégants ou miséreux, les cent petits métiers qui s’y exerçaient. Elle sourit au petit ramoneur qui passait en sifflant, avec sa marmotte, et qui siffla plus fort, et sur un ton nettement admiratif, en détaillant la jeune fille avec effronterie.
Tandis que Fanny, la femme de chambre qui accompagnait Marianne, remettait au cocher de leur voiture le grand carton rose qu’elle portait, Marianne tira de son réticule la liste de courses que Mme de Talleyrand lui avait confiées. Elle était passée successivement chez Mme Bonjour pour une garniture de fleurs en tulle, chez Jacques le bottier et chez Nitot le joaillier pour faire ressertir deux pierres d’une parure de camées et de turquoises énormes que la princesse aimait particulièrement, puis chez Leroy pour voir où en était la toilette de bal que la princesse devait porter le 18 chez le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel. Elle nota avec satisfaction qu’il ne lui restait plus qu’à passer « A la Reine d’Espagne » pour presser l’achèvement de la palatine d’hermine que sa maîtresse attendait avec une impatience croissante et enfin à la poste aux lettres.
Marianne sourit en se rappelant l’air de mystère avec lequel Mme de Talleyrand lui avait remis cette lettre au joli cachet anonyme, mais agréablement parfumée, qui allait, par les difficiles routes de France, partir vers les monts du Jura consoler un peu dans son exil le beau duc de San Carlos coupable d’une aventure un peu trop retentissante avec son hôtesse du château de Valençay, où il avait séjourné. Se retrouver messagère d’amour amusait Marianne et la touchait un peu. Après tout, c’était une preuve de la confiance que l’excellente femme mettait en elle.
Repliant sa liste, Marianne allait remonter en voiture où l’attendait déjà Fanny et dont le cocher lui tenait la portière ouverte, quand elle sentit qu’on lui touchait légèrement le bras, tandis qu’une voix joyeuse lançait :
— Bonjour, mam’zelle ! Est-ce que vous me remettez ?
— Bien sûr ! Vous êtes Gracchus-Hannibal Pioche ? C’est bien ça ?
— C’est bien ça ! fit le garçon d’un air enchanté. Heureux de vous revoir, mam’zelle !
En retrouvant la bonne figure ronde, la tignasse rousse bâchée d’une casquette bleue et le grand parapluie rouge du jeune commissionnaire Marianne ne put s’empêcher de rire. C’était lui qui, le premier, l’avait accueillie à Paris et elle était contente de le revoir. Voyant qu’elle riait, Gracchus-Hannibal en fit autant et tous deux se contemplèrent un instant d’un air ravi au grand scandale du cocher.
— Et que faites-vous par ici ? demanda Marianne.
— Ben ! Je travaille, comme vous voyez. J’ai hésité un moment avant d’vous aborder. Vous avez une si belle voiture et vous êtes si bien habillée !
Son regard s’attardait sur la douillette de velours vert foncé, garnie et doublée de petit-gris, et sur la toque à la polonaise, ornée d’un long gland d’or, que portait la jeune fille.
— Seulement, conclut-il en baissant le ton, fallait que j’vous parle.
Quelque chose dans les yeux de Gracchus-Hannibal avertit Marianne que c’était sérieux et, s’éloignant de la voiture, elle l’attira dans l’ombre de la porte cochère du couturier.
— De quoi s’agit-il ?
Le garçon inspecta les environs, s’attardant particulièrement au bout de la rue de la Loi, à l’endroit où elle rejoint le boulevard.
— Vous voyez le sapin qui est arrêté au coin, d’vant l’magasin de la Petite-Jeannette ?
— Le sapin ?
— La voiture, quoi ! Vous la voyez ?
— Bien sûr. Et alors ?
— Y a dedans un particulier qui vous suit depuis ce matin ! Mais j’peux pas vous dire quelle tête il a au juste, vu qu’il a un col remonté jusqu’aux oreilles et un chapeau enfoncé jusqu’aux mêmes oreilles.
— Quelqu’un qui me suit ? Vous êtes sûr ? demanda Marianne avec une désagréable impression de malaise. Comment le savez-vous ?
— Tiens, parce que moi aussi j’vous suis depuis ce matin. J’vous ai reconnue quand vous êtes entrée chez Mme Bonjour, la marchande de tulles et de dentelles. Je vous ai attendue... seulement j’n’ai pas osé vous parler. Alors, j’vous ai suivie. J’voulais savoir où vous habitiez, ajouta-t-il rougissant si fort que Marianne, malgré son inquiétude, ne put s’empêcher de sourire. J’ai emboîté l’pas à vos chevaux. Ah ! vous pouvez dire que vous m’avez fait courir ! Heureusement qu’à Paris y a les embarras de la rue, sans ça... On a été ensemble chez Jacques, puis chez Nitot et enfin ici. C’est comme ça que j’ai repéré le sapin noir qui vous collait aux... à l’arrière !
— Mais vous... il ne vous a pas... repéré ?
Gracchus-Hannibal haussa les épaules :
— Est-ce qu’on fait attention à un commissionnaire ? On est quelques-uns à Paris, vous savez ? On a tous un p’tit air de famille. Quant au type du sapin, si vous n’me croyez pas, c’est pas difficile d’vous en assurer.
— Comment ?
— Vous avez encore des courses à faire ou bien vous rentrez ?
— Je vais « A la Reine d’Espagne » et ensuite à la poste. Je rentrerai après.
— Alors vous n’aurez pas de peine à vous rendre compte de visu. Avec des yeux comme les vôtres, on doit voir clair ! conclut Gracchus-Hannibal en rougissant encore plus fort que la première fois. D’ailleurs, moi aussi, j’vais continuer à vous escorter. Seulement, est-ce que ça vous ennuierait de me dire où c’est que vous habitez ? Parce que, si c’est à Auteuil ou à Vaugirard...
Sa mimique éloquente apprit à Marianne que, dans ce cas, ses jambes demanderaient grâce.
— J’habite rue de Varenne, chez le prince de Talleyrand.
— Chez le prince de... Oh ! alors, ça m’étonne plus que vous soyez suivie ! Y s’trafique toujours tellement d’choses chez l’Diable Boiteux ! C’est peut-être un argousin d’Fouché ! Dites, fit-il d’un air inquiet, vous n’êtes pas d’la famille au moins ?
— Parce que vous l’appelez comme ça ? Non, rassurez-vous. Je suis seulement la lectrice de la princesse.
— J’aime mieux ça, d’un côté, parce que, d’un autre, j’vois pas alors pourquoi qu’vous intéresseriez l’ministre de la Police ?
Marianne non plus ne voyait pas puisque, chaque matin, elle remettait au valet Floquet son rapport de la veille, de mauvaise grâce, mais régulièrement. Il fallait d’autant plus s’assurer de la véracité des observations du commissionnaire.
— Je vais suivre votre conseil, lui dit-elle, et voir si vraiment cette voiture me surveille. En tout cas, merci de m’avoir avertie. Est-ce que vous viendrez un jour me voir ?
— Chez le prince ? Vous n’y pensez pas ! Dans une maison pareille, tout ce que j’peux espérer voir de mieux c’est le majordome. Mais, marchez ! J’saurai bien vous retrouver s’il le faut. Dites-moi seulement votre nom au cas où j’aurais quelque chose à vous dire. Je sais écrire, vous savez ? ajouta-t-il avec orgueil.
— C’est parfait, Je suis Mlle Mallerousse !
Une naïve déception se peignit sur la figure du garçon.
— C’est tout ? Pour un nom qui vous va pas, c’est un nom qui vous va pas ! Vous avez une tête à vous appeler Condé ou Montmorency ! Enfin ! ces affaires-là, on choisit pas ! A bientôt, mam’zelle !
Et Gracchus-Hannibal remit sa casquette bleue sur sa tête rouge et, fourrant son parapluie sous son bras, s’en fut en sifflant, les mains dans les poches, laissant Marianne un peu étourdie de ce qu’elle venait d’entendre. En revenant lentement vers sa voiture, elle regarda celle qui stationnait devant la Petite-Jeannette. L’occupant n’avait pas dû la voir causer avec le commissionnaire dans le renfoncement de la porte. Il devait supposer qu’elle était rentrée chez Leroy y ayant oublié quelque chose et que le jeune garçon y avait été appelé. Comme si de rien n’était, elle remonta en voiture, laissa Fanny envelopper ses jambes d’une couverture de fourrure et jeta au cocher Lambert :
— Nous allons « A la Reine d’Espagne » maintenant.
— Bien, mademoiselle.
L’élégant coupé attelé de très beaux trotteurs irlandais s’ébranla en direction du boulevard, dépassa la voiture arrêtée au fond de laquelle Marianne aperçut une vague forme noire, tourna à l’angle du café Dangest et s’engagea sous les arbres du boulevard des Italiens. Marianne laissa rouler un instant, puis se retourna, juste à temps pour voir la voiture noire déboucher à son tour sur le boulevard.
Quand elle se fut arrêtée auprès du célèbre magasin de fourrures, elle se retourna de nouveau et vit la voiture se ranger derrière une grosse charrette de livraison. Elle retrouva encore son suiveur à la poste aux lettres et quand, enfin, son attelage s’engagea dans la rue de Varenne, la voiture noire était toujours en vue.
« Je n’aime pas ça, songea Marianne tandis que Joris, le portier de l’hôtel, ouvrait le portail devant les chevaux. Qui sont ces gens et pourquoi me suivent-ils ? »
Elle n’avait aucun moyen de le savoir, si ce n’est, malgré tout, celui de consigner le fait dans son rapport quotidien. Si Fouché était responsable de cette filature, il ne relèverait pas le fait, mais si l’homme à la voiture noire n’était pas de ses gens, il donnerait certainement à 1’« Etoile » quelques directives.
Un peu rassérénée par cette décision, Marianne descendit de voiture et, laissant Fanny se charger des paquets, elle pénétra dans le grand vestibule et se dirigea vers l’escalier de marbre pour aller rendre compte de ses courses du matin.
Elle était pressée, car M. Gossec devait venir lui donner sa leçon quotidienne dans quelques minutes. Ces leçons étaient devenues le meilleur de sa vie. Elle réchauffait son propre enthousiasme à celui du vieux maître et travaillait dur pour gagner bientôt sa liberté.
"Marianne, une étoile pour Napoléon" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon" друзьям в соцсетях.