— Je suis la nouvelle lectrice de Mme la Princesse. Mme de Sainte-Croix m'envoie.

Talleyrand, du coup, se mit à rire.

— C'est le monde à l'envers ! Depuis quand les vieilles corneilles fréquentent-elles les oiseaux de paradis ? Cela veut-il dire que vous êtes bretonne, hé ?

— En effet. Je suis arrivée, hier, par la malle de Brest.

— Incroyable ! Les Bretons ont, décidément, beaucoup changé s'ils se mettent à produire de telles fleurs. Je les croyais voués à la bruyère et aux genêts, mais leurs roses sont plus belles que les nôtres. Vous me conterez, un jour, votre histoire, mon enfant. Je crois que j'y prendrai plaisir ! Quels yeux !

D'un geste négligent, le prince avait saisi, entre deux doigts, le menton de Marianne et, le tenant levé vers lui, examinait les prunelles vertes dans lesquelles jouait la lumière.

— Ils ont vraiment la couleur de la mer, murmura-t-il avec une envoûtante douceur, son éclat lorsque le soleil y joue. Quant à ces lèvres...

Marianne vit se pencher vers elle le visage insolent et d'instinct se recula, rouge de honte, blessée de ce geste qui lui donnait la mesure de son abaissement.

— Monseigneur, fit-elle d'une voix nette, je suis sans doute bretonne... mais pas à ce point-là.

Il eut un petit rire sarcastique.

— Sage aussi ? Et spirituelle ? N'avez-vous pas trop de talents pour une simple lectrice, mademoiselle Mallerousse ?

Marianne se mordit les lèvres. Elle lui avait répondu comme une égale et s'en repentait. Fouché l'avait cependant bien prévenue : cet homme était peut-être le plus fin de tout l'Empire. Il était dangereux d'éveiller sa méfiance. Elle devait s'en tenir, autant que possible, à son rôle de simple lectrice. Mais, d'autre part, pouvait-elle se laisser prendre ce baiser qui eût autorisé le prince à d'autres privautés ? Le ministre de la Police ne lui avait pas caché que Talleyrand adorait les femmes et que sa carrière amoureuse était des plus remplies.

— Je vous baise les mains, pour le moment, mademoiselle Mallerousse, fit-il en appuyant intentionnellement sur le nom. Nous nous reverrons plus tard.

Il tourna les talons et Marianne le regarda s'éloigner à travers les ombres du salon, de son pas inégal. Curieusement, la boiterie conférait à sa démarche un caractère lent, légèrement incertain, qui n'était pas dépourvu de grâce. Jusque dans son infirmité, cet homme avait un charme certain.

Et soudain, une idée traversa l'esprit de Marianne. Fouché le Renard l'avait-il vraiment envoyée ici pour ne remplir que son rôle obscur de lectrice ou bien, connaissant le goût du prince pour les jolies femmes et l'effet de la beauté de son envoyée, avait-il songé à lui faire jouer un rôle plus intime... et infiniment plus intéressant pour lui-même ? Si cela était, le ministre était encore plus vil qu'elle ne le pensait. Une vague de dégoût la fit frissonner.

Un laquais, entrant dans le salon avec deux candélabres chargés de bougies allumées, chassa les ombres et coupa court aux réflexions de la jeune fille. Rangeant vivement les feuillets de musique, elle quitta la pièce et remonta chez elle, laissant derrière elle ces pensées écœurantes, emportant seulement, comme un trésor, l'espoir tout neuf que le vieux musicien avait fait lever dans son âme : chanter !


Les heures avaient coulé et il était bien plus de minuit quand Marianne, vêtue d'une ample robe de chambre de laine blanche à larges manches brodées de plusieurs tons de vert que Mlle Minette lui avait fait livrer dans la journée, s'installa devant la petite table à écrire disposée entre la fenêtre et la cheminée. Dans un tiroir, elle avait trouvé une bonne provision de papier, un gros paquet de plumes, de l'encre, une boîte de sable et de la cire à cacheter. Il s'agissait pour elle de s'atteler au premier de ces rapports quotidiens que l'homme chargé des feux viendrait chercher chaque matin.

Une assez désagréable corvée, à tout prendre, en dehors du fait que Marianne répugnait toujours autant à ce rôle d'espionne involontaire. Elle avait sommeil et le lit bien blanc avec ses draps de toile fine sur lequel une main attentive avait disposé une douce robe de nuit de batiste était terriblement attirant. Et puis elle avait tellement envie de rêver !

Pour se donner du courage, Marianne but un verre d'eau, contempla un instant la rose qui s'épanouissait sur un coin de sa table dans un cornet de cristal, puis, avec un soupir, se mit à l'ouvrage. Il fallait refermer la petite fenêtre ouverte sur l'avenir et s'en tenir à la peu séduisante réalité.

Elle commença par une rapide relation de son entrée dans la maison puis, comme elle l'avait décidé, noya résolument Fouché sous les dentelles et les froufrous. Pourtant, il fallait bien en venir à la soirée à laquelle elle avait assisté. Elle n'était pas terminée. Les échocs affaiblis d'une valse de Haydn parvenaient, par bouffées légères, jusqu'à la jeune fille, la ramenant irrésistiblement à ce qu'elle avait vu et qui l'avait si fort émerveillée. Tout était si beau ! Comment faire entrer tant de splendeurs dans la sécheresse d'un rapport de police lorsqu'on écrit au son d'une musique divine ?

Le conseil que lui avait donné le ministre lui revint :

« Ne pensez pas que vous faites un rapport. Ecrivez comme vous écririez votre journal, ni plus ni moins. »

Dès lors, tout fut facile.

« Je n'ai pas assisté au dîner, donné en l'honneur du vice-roi et de la vice-reine d'Italie », commença Marianne. « La place d'une lectrice ne se trouve pas au milieu de si hauts personnages. Je n'en ai eu que le menu où figuraient des choses que je ne peux même pas imaginer, telles que « Duchesse de volaille à la crème, Epigrammes « d'Agneau à la Tourville, Chauds-froids de mauviettes, délices de homard à la Richelieu ». Les Français ont-ils donc l'habitude de mettre en cuisine leurs grands hommes ? Cela me semble une manie peu respectueuse... Quant à ce que l'on m'a servi dans ma chambre, j'ignore totalement ce que c'était, à l'exception d'un poulet rôti, mais le tout était délicieux. Fanny, la femme de chambre, m'a dit que le prince était extrêmement difficile sur le chapitre de la cuisine. Son chef est, paraît-il, un personnage de toute première importance. On l'appelle Monsieur Carême et j'ai eu l'honneur de le rencontrer tout à l'heure quand la princesse m'a priée de l'accompagner jusqu'à la salle à manger pour vérifier l'arrangement des fleurs. Je regrette de dire qu'il m'a à peine regardée. C'est un petit bonhomme rageur vêtu de toile blanche empesée, qui promène partout, avec importance, un ventre barré d'un grand couteau et un visage de chérubin mécontent. Mais j'ai constaté avec stupeur l'espèce de respect avec lequel Mme de Talleyrand lui parlait. On dit que le prince, lui-même, ménage ses paroles pour s'adresser à lui...

« Je ne parlerai pas de la splendeur de la table, servie en vermeil et toute fleurie d'iris noirs et de roses jaunes, mais je peux dire que, tout le temps du repas, les musiciens ont joué du Mozart.

« La soirée proprement dite était commencée quand la princesse m'a fait demander, sous prétexte de lui apporter une écharpe. Par pure bonté d'âme sans doute, car elle n'en avait nul besoin. »

La plume de Marianne demeura en suspens tandis qu'elle fermait les yeux un instant. Comment parvenir à rendre I'éblouissement qu'elle avait éprouvé en pénétrant dans le grand salon blanc et or, brillamment illuminé ? Comment traduire l'éclat du bouquet de femmes, dont beaucoup étaient jeunes et belles, étincelant dans leurs satins, leurs diamants, leurs fleurs et leurs plumes sur un fond d'uniformes chamarrés ! Beaucoup d'officiers étaient là, portant de magnifiques costumes de gala qui rappelèrent à Marianne le lancier rencontré rue Montorgueil. Elle crut entendre encore la voix gouailleuse et pleine de naïf orgueil de Gracchus-Hannibal Pioche : « Attendez d'avoir vu les autres ! » Est-ce que vraiment des soldats pouvaient être aussi éclatants, aussi magnifiquement parés ! L'or brillait sur tous les uniformes bleus, rouges, verts ! Et la pelisse que ce hussard azuré portait avec, désinvolture, sur l'épaule droite ! Dieu tout-puissant ! Elle était doublée de zibeline !

« Debout derrière le fauteuil de la princesse majestueuse et belle dans un velours pervenche semé d'étoiles », continua Marianne, « je me suis efforcée de ne pas paraître trop éblouie, trop provinciale et de garder les yeux baissés. Mais la tentation était trop forte ! Au bout de quelque temps, je me suis aperçue que les invités s'approchaient fort peu de la maîtresse de maison. On la saluait courtoisement, puis on s'éloignait pour former des groupes ici et là. Seule, une femme forte, qui drapait de satin citron une poitrine généreuse et de courtes jambes dodues, s'était établie auprès de Mme de Talleyrand. Cette dame, à ma grande surprise, m'a simplement sauté au cou lorsque je suis entrée dans le salon avec l'écharpe et m'a embrassée avec enthousiasme. J'ai compris, d'après la description qui m'en avait été faite, qu'il s'agissait de Mme de Sainte-Croix et j'ai montré toute la reconnaissance respectueuse qui s'imposait. Je crois que cette dame a été contente de mon attitude. D'ailleurs, elle a assez vite détourné de moi l'attention de la princesse et j'ai pu continuer à observer les personnes présentes.

« Assises non loin de là, sur un petit canapé, deux femmes étaient très entourées. L'une petite, brune et fine avec d'épaisses boucles brunes et un type presque arabe, mince et fort élégante dans une robe de dentelle noire sur fond rose, portait une parure d'énormes rubis qui brillaient sur sa gorge, dans ses cheveux et autour de ses bras minces, gantés de rose. L'autre, brune aussi, mais avec des cheveux vaporeux, avait les hautes pommettes, les yeux noirs et le visage presque plat des Mongoles. Mais ses yeux avaient un éclat insoutenable tant ils brillaient d'esprit et de malice, et un charme extraordinaire se dégageait de son long corps mince, presque maigre, mais racé. Avec ses lourds bijoux d'or, d'un luxe barbare, sa robe de soie pourpre et le turban qui la cas-quait, cette femme avait un peu l'air d'une idole païenne. En tout cas, son allure était royale.