— C'est admirable, cria-t-elle, tout bonnement admirable ! Je vais écrire à Mme de Sainte-Croix pour la remercier de nous avoir envoyé un tel trésor. Cette chère enfant aura toutes les occasions de se faire entendre ici. Le prince adore la musique et nous aurons plaisir à offrir cette jolie voix à nos hôtes.

— Je comprends votre point de vue, madame, protesta Gossec. Mais une telle voix est trop grande pour l'espace réduit d'un salon et pour les romances à la mode. Elle est digne d'une cathédrale ! Elle peut, elle doit chanter l'opéra.

— Eh bien ! elle le chantera ! Vous viendrez chaque jour lui donner toutes les leçons que vous voudrez, mon cher ami. Ensuite, elle pourra chanter sur notre petit théâtre et dans la chapelle de Valençay ! Ce sera charmant, car elle est beaucoup plus jolie que la grosse Grassini dont l'Empereur cependant était coiffé.

L'incompréhension visible de la princesse exaspérait Gossec. Au grand amusement de Marianne, le musicien, pris d'une colère sacrée, devenait peu à peu rouge brique.

— Votre Altesse Sérénissime ! cria-t-il, ce serait un crime sans précédent !...

Mais l'Altesse Sérénissime était fermement accrochée à son idée.

— Mais non, mais non. Vous verrez, nous ferons des merveilles ! Nous pourrions monter un spectacle espagnol pour distraire ces pauvres infants qui s'ennuient tellement chez nous ! Nous en reparlerons. Venez maintenant, mon cher maître, je veux vous montrer la merveilleuse décoration florale que j'ai commandée pour ce soir. Elle vous enchantera.

— Madame ! fit Gossec offusqué, je suis musicien, non fleuriste.

Le sourire de la princesse se fit ensorcelant. Elle glissa affectueusement son bras sous celui du vieux maître et l'entraîna vers la porte avec une irrésistible autorité.

— Je sais, je sais !... Mais vous avez tant de goût ! Venez aussi, Charlotte, et vous aussi monsieur Fercoc. Petite, vous rangerez cette musique et vous pourrez remonter vous préparer pour ce soir. Je réglerai cette histoire de leçons avec M. Gossec.

La dernière partie de ce bref discours s'adressait évidemment à Marianne, retombée brusquement des sommets de la musique à son rôle de simple suivante. Cela lui fit mal, comme une égratignure. La petite Charlotte, en quittant l'ombre où elle s'était tenue si sage, eut un geste vers elle, comme si elle souhaitait lui parler, mais, obéissante et intimidée, elle suivit sa mère sans dire un mot. L'ombre un peu guindée du précepteur ferma le cortège. Marianne se retrouva seule dans la grande pièce, un peu étourdie de ce qui venait de se passer. Etait-ce la réponse du destin à ses questions angoissées ?

Les valets avaient clos les rideaux de damas or. Le salon, malgré ses dimensions, paraissait intime et secret. La grande harpe dorée qui sommeillait auprès d'une fenêtre, le grand lutrin enluminé, les ors du piano y jouaient les joyaux précieux d'un écrin. Tout, dans cette demeure, prenait un aspect magique, un peu irréel. Marianne, encore sous le coup de la révélation, se prenait à penser à l'homme qui en était l'âme, qui avait voulu, ordonné tout cela. La princesse n'était qu'une jolie sotte, bonne et généreuse, mais de courtes vues. Elle aimait la parure, l'éclat, mais elle était sans doute incapable d'apprécier la grâce de la statue d'albâtre translucide qui drapait pudiquement, sur un corps adolescent, les voiles que l'art du sculpteur avait rendus diaphanes, de la mettre ainsi en valeur sur le fond de velours sombre d'une niche. On sentait, dans l'ordonnance du décor, magnifique et pourtant sobre, une main souveraine que Marianne avait soudain envie de connaître. Peut-être que l'homme auquel elle appartenait aimerait, lui aussi, sa voix et l'aiderait à en faire un véritable usage ?...

Lentement, pour faire durer cette minute de silence et de solitude, Marianne, négligeant les partitions, s'approcha du piano, caressa son bois poli, plus doux qu'un satin. Elle aussi, à Selton Hall, avait eu un piano-forte, moins beau que celui-là, certes, mais qu'elle avait aimé. Elle lui avait dû de vraies joies. Une douleur soudaine, perfide, lui vrilla le cœur. Elle se revit, assise à ce piano et chantant pour Francis une ballade irlandaise qu'il aimait entre toutes. Elle l'avait même apprise exprès pour lui. Comment était-ce donc ?

Se glissant devant l'instrument, Marianne laissa errer ses doigts sur les touches, cherchant à retrouver les notes que sa mémoire, momentanément, lui refusait. La douleur, au fond de son cœur, se faisait tout à coup plus cruelle. En ce temps-là, elle aimait Francis, elle souhaitait de tout son être conquérir son amour. Reprise par la puissance du souvenir, elle ferma les yeux et, tout de suite sur l'écran refermé des paupières, le visage de Francis apparut, d'une si effarante netteté que Marianne en trembla. Elle avait tant voulu le chasser de sa mémoire comme elle l'avait chassé de son cœur ! Elle avait espéré que ses traits eux-mêmes seraient devenus étrangers. Mais non, elle s'en souvenait encore trop bien pour que la blessure ne fût pas sensible.

Elle retrouvait les yeux gris et leur éternel ennui, la belle bouche dédaigneuse, dont le sourire avait tant de charme, les épais cheveux blonds, les traits sans défauts. L'image se fit si nette que Marianne voulut la repousser. Elle ouvrit les yeux, mais les larmes les brouillaient et elle crut le revoir encore dans la flamme diffuse des chandelles, elle crut même l'entendre rire comme si, par-delà la mort où elle l'avait jeté, il la défiait de jamais parvenir à le chasser. Pourtant, Marianne n'éprouvait aucun remords de l'avoir tué. Elle recommencerait s'il le fallait, parce qu'elle ne pourrait jamais supporter la honte qu'il lui avait infligée ; mais elle l'avait aimé comme aime une enfant et son cœur, lui, se souvenait...

— Il ne faut pas pleurer, fit soudain une voix lente et froide. Personne ne vous fera de mal ici.

Marianne comprit alors que le visage, entrevu dans la lumière et qu'elle avait pris pour le fantôme de Francis, était bien réel. D'un geste vif, elle essuya ses yeux et le vit mieux.

C'était un homme blond, dont les cheveux mi-longs encadraient bien le visage. Très grand, il avait un menton fort et une lippe méprisante qui lui donnaient un air de hauteur et d'impertinence. Des pommettes saillantes, un nez retroussé insolent et une bouche sensuelle ajoutaient encore à son caractère énigmatique. La peau était pâle, comme les yeux de saphir dur qui semblaient sommeiller sous de lourdes paupières. Vêtu d'un costume noir qui faisait paraître plus blanche sa haute cravate, le nouveau venu donnait une extraordinaire impression de calme et de puissance, tout à la fois.

Saisie, Marianne se leva si brusquement qu'elle faillit renverser le chandelier. L'homme fit trois pas, en s'appuyant sur une canne à pommeau d'or qu'il tenait à la main. Marianne vit qu'il boitait et comprit qui était devant elle.

— Monseigneur ! balbutia-t-elle sans trop savoir qu'ajouter à cette cérémonieuse appellation.

— Vous me connaissez ? C'est plus que je n'en pourrais dire de vous, hé, mademoiselle ?

La voix était lente, profonde, peu faite pour les grands éclats. On sentait qu'elle ne devait jamais sortir d'un certain registre et, plus que tout autre détail, donnait la juste mesure de l'extrême maîtrise de soi que possédait son propriétaire.

— Marianne, Monseigneur, Marianne Malle-rousse !

— Marianne ? c'est charmant, cela vous sied ! Mais on ne s'appelle pas Mallerousse quand on a votre visage et votre voix, hé ?

Talleyrand avait l'habitude de ponctuer ses phrases de cette interjection qui était moins une interrogation qu'une habitude acquise au cours de sa longue carrière de diplomate. Elle avait l'avantage de provoquer, sans même qu'ils s'en doutassent, l'assentiment de ses interlocuteurs.

— Ma voix ? murmura Marianne avec un battement de cœur.

La canne à pommeau d'or désigna une colonne dans les profondeurs du salon.

— J'étais là, depuis un moment, j'écoutais... En passant, tout à l'heure, je vous ai entendue chanter et je suis entré, mais en prenant garde à ne pas me montrer. J'aime à être seul quand j'admire.

Il s'était approché d'elle et la dominait de toute la tête, laissant peser sur la jeune fille ce regard charmeur dont tant de femmes connaissaient le pouvoir. Marianne, plongeant avec respect dans une profonde révérence, accentua encore la distance entre elle et le prince.

— Votre Altesse Sérénissime est trop bonne !

Elle retrouvait peu à peu son assurance. Loin d'être impressionnée par la personnalité de Talleyrand, par le danger de chaque instant qu'il représentait pour elle, Marianne éprouvait, au contraire, une sorte de détente et de libération à se trouver en face de lui. C'était un très grand seigneur, un véritable noble. Toute proportion gardée, il était de son rang et un peu de sa race à elle, en qui coulait l'un des meilleurs sangs de France et d'Angleterre. Tous les autres, y compris sa femme, n'étaient que des mannequins habillés de noblesse, pas lui. Des siècles d'histoire se devinaient derrière cette hauteur bienveillante, derrière cette simple élégance. Qu'était Fouché auprès de lui ? Un espion de bas étage qui prétendait la ravaler au même niveau que lui. Et puis, sans manifester autant d'enthousiasme que Gossec, il avait été, lui aussi, frappé par sa voix !

Sans même s'incliner, il lui prit la main pour l'aider à se relever puis demanda, avec douceur :

— Vous êtes bien certaine de vous appeler Mallerousse, hé ?

— Certaine, Monseigneur, et désolée que mon nom déplaise à Votre Altesse !

— Bah ! Un nom, cela se change. C'est une simple erreur de la naissance. On s'attendrait plutôt à vous voir duchesse, ma chère. Mais, au fait, que faites-vous donc chez moi, beau rossignol inconnu ?