Le couturier et la princesse se lançaient maintenant dans un assaut de potins, tandis que Mlle Minette dépliait un déshabillé garni de broderie anglaise et de minces rubans lavande qu'elle étalait sur un fauteuil. Mais, tout en papotant, Leroy ne perdait pas son temps. Il prenait soigneusement les mesures de Marianne et, entre deux cancans, énonçait des chiffres que l'une des demoiselles notait gravement sur un carnet. Quand ce fut fini, il permit à la jeune fille ahurie par son verbiage de se rhabiller, puis demanda :

— Que dois-je faire pour Mademoiselle ?

— Un trousseau complet... et vous aussi, mademoiselle Minette. Elle n'a rien ! J'aimerais d'ailleurs que vous lui livriez quelque chose pour ce soir. Il y a dîner et réception.

Leroy leva les bras au ciel :

— Ce soir ? Mais c'est impossible !

— Je croyais que vous ignoriez le mot impossible, Leroy !

— Certes, madame la Princesse, certes ! Mais que Votre Altesse daigne songer que je suis surchargé de commandes et que...

— Je veux une robe ce soir !

Marianne crut un instant que le couturier allait se mettre à pleurer, mais l'une de ses demoiselles se pencha et lui murmura quelque chose à l'oreille. Son visage s'éclaira.

— Ah ! Peut-être ! Mlle Palmyre me rappelle que nous avons une petite robe blanche, toute simple mais charmante, qu'avait commandée Mme la duchesse de Rovigo et qui peut-être...

— Faites porter la robe blanche, coupa la princesse péremptoire. J'espère qu'entre cette femme et moi vous n'hésitez pas ! Voyons maintenant vos idées nouvelles. Fanny, conduisez Mlle Marianne chez elle.

Ahurie, bousculée, Marianne se retrouva trottant derrière la camériste sans avoir même eu le temps de remercier l'excentrique princesse qui, cinq minutes après l'avoir engagée, lui commandait chez le plus grand faiseur de Paris une garde-robe complète, comme si c'était la chose la plus norrmale du monde. Elle n'était pas bien sûre de ne pas être en train de rêver et, pour un peu, elle se fût pincée.

Mais comme, à tout prendre, le rêve était agréable, elle décida de le prolonger aussi longtemps qu'il voudrait bien durer. Ce qui lui arrivait était tellement insensé ! Elle était arrivée ici pleine de honte et de méfiance, craignant presque une de ces aventures terribles comme savait si bien les conter Mrs Anne Radcliff. Et on ne lui parlait que dentelle et satin !

Elle pensa tout à coup au rapport qu'elle allait faire à Fouché le soir même : une débauche de franfreluches, de potins et d'inutilités. Elle aimerait voir la tête qu'il ferait en lisant l'histoire des corsets de cuisse de la marquise Visconti ou la description circonstanciée de M. Leroy ! Au fond, si elle arrivait à le persuader qu'elle n'était pas capable de retenir ou de n'entendre que des futilités, tout irait pour le mieux. Elle ne trahirait personne et, ainsi, Fouché se lasserait peut-être.

Quand Fanny eut refermé sur elle la porte d'une petite chambre claire, située dans un renfoncement du corps du bâtiment principal, et dans laquelle on avait déjà déposé son petit bagage, Marianne, tout en prenant possession des lieux, se surprit à fredonner un air qu'elle avait entendu siffler par un gamin, dans la rue, le matin même. Elle s'arrêta, étonnée de se sentir si gaie tout à coup. Depuis la mort de tante Ellis, elle n'avait pas chanté une note... Mais, après tout, cette subite euphorie n'était rien d'autre que la sainte réaction de sa jeunesse, la traduction fidèle du soulagement né des résolutions qu'elle venait de prendre et aussi de se retrouver confortablement installée dans cette maison raffinée après la catastrophe qu'elle avait vécue et les endroits impossibles où elle s'était trouvée. Combien étaient reposants, après les fureurs de la Manche, après le manoir délabré de Morvan, après les cahots de la diligence et les horreurs de Saint-Lazare, les petits meubles légers, laqués gris et bleu du défunt Directoire, et les murs tendus d'une toile à personnages, toute récente création de Mr Oberkampf et de sa fabrique de Jouy-en-Josas ! Aussi, sans aucun remords, Marianne reprit-elle sa chanson.

Au-dehors, c'étaient le froid, la pluie, la boue et aussi les ombres dangereuses de Morvan et de Jean Le Dru. Mais ni l'un ni l'autre ne viendraient la chercher sous le toit du vice-grand-électeur de l'Empire et, mentalement, Marianne envoya une pensée empreinte d'une certaine gratitude à Joseph Fouché. Entre eux deux, c'était à qui serait le plus malin. Puisqu'il entendait profiter d'elle, Marianne jugeait de bonne guerre de le payer comme il le méritait, de fausse monnaie. Il ne pourrait tout de même pas l'obliger à fracturer les serrures ou à décacheter les lettres. Et, quand il découvrirait enfin qu'elle ne lui était d'aucune aide, elle serait déjà loin.


Quanto é bella giovinezza


Che sen fugge tuttavia


Di doman non v'a certezza...


La dernière note mourut sur les lèvres de Marianne tandis que le grave personnage qui l'accompagnait au piano plaquait avec énergie les derniers accords. Le silence qui suivit effraya la jeune fille. La salle de musique était vaste. La nuit qui venait en cachait les profondeurs et toute la lumière se concentrait sur le piano, doré et enluminé comme un missel, sous les flammes du grand chandelier d'argent posé dessus. Marianne ne voyait aucun de ceux qui l'avaient écoutée. Elle savait qu'il y avait là Mme de Talleyrand et aussi Charlotte, sa fille adoptive, une gamine de onze ans aux traits encore incertains, mais au sourire sans mystère, et aussi le précepteur de celle-ci, M. Fercoc. Cependant, elle ne pouvait situer où ils étaient assis. Tout ce qu'elle voyait nettement c'était ce vieux monsieur grave en perruque blanche auquel on l'avait présentée avec beaucoup de formes. C'était le professeur de Charlotte, mais c'était aussi un musicien célèbre qui dirigeait le Conservatoire et qui s'appelait M. Gossec. Ce n'en était pas plus rassurant, puisque c'était de lui surtout que la princesse attendait le verdict.

Elle n'avait pas voulu attendre plus longtemps pour expérimenter la voix de sa nouvelle lectrice et sa façon de chanter. Justement, M. Gossec venait donner sa leçon à Charlotte. On en avait profité pour lui faire écouter Marianne. Et maintenant, celle-ci, les mains moites, attendait, avec une crainte qu'elle ne pouvait s'empêcher de juger stupide, ce qui allait tomber de cette bouche lourdement ourlée.

C'était tout à fait ridicule, d'ailleurs ! Elle avait chanté comme elle avait l'habitude de le faire à Selton et tout aussi naturellement. Or, elle était là à attendre un verdict comme si sa vie en dépendait !

A vrai dire, Gossec ne semblait guère disposé à donner son sentiment. Il avait reposé ses mains sur ses genoux et restait là, le dos rond, assis à son piano dans la lumière jaune. Les autres devaient retenir leur souffle, car on ne les entendait pas plus qu'on ne les voyait. Ils craignaient peut-être d'exprimer un avis avec lequel le maître pût être en désaccord.

Marianne, énervée, était sur le point d'oublier le respect et de rompre le sacro-saint silence, quand Gossec, se retournant tout d'une pièce, leva sur elle son large visage au profil romain :

— Je ne sais que vous dire, mademoiselle ! Les mots me manquent ! Je suis un vieil homme et, dans ma vie déjà longue, j'ai entendu bien des voix... mais jamais une de la qualité de la vôtre ! Vous possédez le plus bel organe que j'aie jamais entendu ! Quelle rare splendeur ! Surtout dans les notes graves ! Vous allez jusqu'au contralto et vous avez... quel âge ?

— Dix-sept ans ! murmura Marianne éberluée.

— Dix-sept ans ! soupira le musicien avec l'accent de l'extase, et déjà une telle profondeur ! Savez-vous mademoiselle, que vous avez line fortune dans la gorge ?

— Une fortune ? Vous voulez dire que...

— Que si vous décidiez de chanter au théâtre, je peux vous faire engager sur n'importe quelle grande scène européenne ! Dites un mot et vous devenez « la » cantatrice du siècle... bien sûr en travaillant encore un peu car votre voix n'a pas encore donné tout ce qu'elle doit.

L'amour de l'art transportait visiblement ce Nordique à l'ordinaire froid et mesuré dans ses paroles. Et Marianne abasourdie n'en croyait pas ses oreilles. Certes, bien souvent, elle avait entendu vanter le charme de sa voix, mais elle pensait que c'était pure politesse. Or, cet homme disait qu'elle pouvait devenir la plus grande chanteuse de son temps ! Une joie profonde, presque trop forte pour elle, envahissait la jeune fille. Si le musicien disait vrai, s'il pouvait la faire chanter au théâtre, ce serait pour elle la possibilité de fuir l'état dépendant et quelque peu avilissant où l'avait réduite Fouché. Elle pourrait vivre pour elle-même, libre, indépendante... Evidemment, il était peu commun qu'une fille de sang noble montât sur les planches, mais elle n'était plus une aristocrate, simplement une fugitive. Et ce qui était interdit à Marianne d'Asselnat ne l'était pas à Marianne Mallerousse. Devant ses yeux, Gossec venait de déchirer d'un seul coup le voile si brumeux jusque-là de l'avenir. Elle lui dédia un regard plein de reconnaissance.

— J'aimerais travailler, si cela était possible. Et chanter aussi, puisque vous dites que j'en suis capable.

— Si vous en êtes capable ? Mon enfant, vous voulez dire que ce serait un crime de ne pas le faire ! Vous devez au monde les joies immenses que renferme votre voix et je serai trop heureux d'être celui qui vous révélera. Je suis tout prêt à vous faire travailler chaque jour.

Tous deux avaient oublié le monde et nageaient déjà en plein rêve de gloire mais, soudain, la voix enthousiaste de Mme de Talleyrand fit éclater le rêve. Sa robe de cachemire pourpre apparut auprès du piano dans la lumière des bougies. Ses mains chargées de bagues qui jetaient des éclairs applaudissaient avec d'autant plus d'ardeur qu'elle avait plus longtemps hésité.