— La plaisanterie n'est pas drôle ! Et je vous rappelle que je n'ai aucune disposition pour le... métier que vous me proposez, que je n'ai pas la moindre idée de la façon dont on le pratique. J'ignore même ce que je devrais faire.
— Ecouter. Ouvrir vos oreilles et noter, scrupuleusement, tout ce que vous entendrez, absolument tout !
— Je ne peux pas me promener avec un carnet à la main.
— Ne jouez pas les naïves avec moi ! trancha Fouché rudement. Vous avez une parfaite mémoire : j'ai pu en juger quand vous m'avez rapporté le message de Nicolas. De plus, vous parlez plusieurs langues. C'est une arme précieuse chez un diplomate... même en disgrâce !
— Que voulez-vous dire ?
— Que l'Empereur a repris au prince de Bénévent, en qui il n'a plus confiance, le portefeuille des Relations extérieures et que le titre de vice-grand-électeur qu'il lui a octroyé n'est qu'une pompeuse sinécure. Mais que Talleyrand n'en est que plus dangereux. Ses relations sont immenses, son astuce redoutable et...
— Et vous le détestez !
— Moi ? Quelle erreur ! Nous nous sommes détestés, jadis. C'est de l'histoire ancienne et, en politique, on oublie vite. Depuis quelque temps, nous sommes les meilleurs amis du monde, ne l'oubliez pas. Ce qui n'empêche que je souhaite connaître tous les petits détails de la vie quotidienne rue de Varenne. Lectrice de la princesse, vous assisterez aux réceptions, vous vivrez au cœur de l'hôtel. Il vous suffira, je le répète, de tenir une sorte de journal. Chaque soir, avant de vous coucher, vous ferez, par écrit, un petit rapport de la journée.
— Et comment vous le ferai-je parvenir ?
— Ne vous préoccupez pas de cela. Chaque matin, un laquais entrera chez vous pour allumer le feu. Il vous dira : « J'espère que ce bois brûlera bien. » Vous lui remettrez votre rapport. Il me le fera parvenir.
— Comment pourrez-vous être certain qu'il est de moi ? Devrai-je signer ?
— Mais non. Vous le signerez d'un signe, tenez : une étoile comme celle-ci.
Et, rapidement, sur une feuille de papier, Fouché dessina une étoile à six branches.
— Voilà ! Ce sera à la fois votre emblème... et votre nom. Ici, vous serez l'Etoile, ce qui mettra votre personnalité réelle à couvert. Car il vous faudra prendre garde à ne pas éveiller la méfiance du maître de la maison. C'est peut-être l'homme le plus intelligent d'Europe. En tout cas, le plus roué ! Je ne donnerais pas cher de vous s'il vous démasquait. Vous avez donc tout intérêt à vous bien garder. J'ajoute que vous ne vous repentirez pas de travailler pour moi. Je sais reconnaître le bon travail... impérialement !
L'atmosphère du cabinet agissait péniblement sur Marianne. Elle était lasse et ses tempes commençaient à lui faire mal. La fatigue, aussi, se faisait sentir. Elle n'avait guère dormi sur le grabat de Saint-Lazare. Elle se leva, alla jusqu'à la fenêtre et, soulevant le rideau, regarda au-dehors. La nuit était totale, mais dans la cour deux lanternes allumées laissaient deviner la silhouette des factionnaires. Tout était étrangement tranquille. La Seine, au-delà du rideau d'arbres, brillait faiblement. Le son étouffé d'une harpe se fit entendre, maladroit, un peu discordant. La main qui jouait devait être celle d'une écolière, mais ce son grêle ajouta encore à l'impression d'irréalité de cette soirée.
« Il faudra que je m'en tire ! pensa-t-elle désespérément. Il faudra que je m'en tire... je m'en irai... en Auvergne, chercher ma cousine. Pour l'instant je ne peux rien... qu'obéir ! »
Tout haut, cependant, elle soupira :
— J'ai peur que vous ne soyez déçu. Je ne connais personne ici. Comment pourrai-je savoir ce qui peut être intéressant pour vous ?
A son tour, Fouché se leva et vint derrière la jeune fille. Elle vit son reflet dans la vitre, sentit la légère odeur de tabac qu'il dégageait. Puis il dit, très doucement, d'un ton amical, rassurant :
— C'est à moi à en juger. J'ai besoin d'un œil neuf, d'oreilles non prévenues. Justement parce que vous ignorez tout, vous ne saurez pas ce qui est important ou non... et vous n'aurez pas la tentation de rien dissimuler. Venez, maintenant, nous allons monter chez ma femme. Vous avez besoin d'un bon souper, d'un bon lit. Demain, je vous dirai ce que vous devrez savoir pour évoluer sans danger dans votre nouveau cadre.
Pour toute réponse, Marianne hocha la tête, vaincue mais non résignée. Et, tout en suivant son persécuteur dans l'étroit escalier intérieur qui, partant de la pièce voisine, reliait le cabinet au salon de la duchesse, elle songeait déjà qu'à la première occasion elle fuirait la maison où on l'envoyait. Ensuite, elle aurait le choix : ou bien courir se jeter aux pieds de l'Impératrice répudiée et la supplier de la défendre, ou bien prendre la première diligence pour l'Auvergne et se mettre à la recherche de sa cousine, même si c'était une folle ! Mieux valait une folle amicale qu'un homme trop intelligent... D'ailleurs, le monde des hommes, Marianne peu à peu le prenait en horreur. Il était impitoyable, égoïste et cruel. Malheur à celle qui refusait de subir le joug !
9
LES DAMES DE L'HOTEL MATIGNON
En suivant, le long du grand escalier de marbre blanc, l'imposant valet en perruque blanche et livrée grise et amarante, Marianne jetait autour d'elle des regards émerveillés et se demandait si, par hasard, on ne l'avait pas conduite dans quelque palais royal. Jamais, en effet, elle n'avait vu de maison comparable à celle-là. Selton Hall, avec sa lourde splendeur, était dépassé de cent coudées. Son luxe avait quelque chose de sévère, de presque campagnard auprès de l'élégance pleine de grâce, raffinée, du XVIIIe siècle français.
Ici, ce n'étaient que hautes glaces, légers rinceaux dorés, soieries épaisses et claires, précieuses poteries chinoises, tapis épais, plus doux que l'herbe sous le pied. Au-dehors, la pluie grise et lugubre de décembre continuait, obstinément, à noyer Paris, mais, en pénétrant ici, on oubliait ce temps affreux, tant la maison semblait sécréter sa propre lumière. Et qu'il y faisait donc agréablement chaud !
On montait l'escalier lentement, avec la dignité qui convient à une noble demeure. Marianne suivait d'un œil hypnotisé le jeu solennel des gros mollets blancs du valet tout en repassant dans sa tête les dernières recommandations de Fouché. Au fond de son réticule, elle tâtait de temps en temps la lettre qu'il lui avait donnée, une lettre écrite par une dame qu'elle n'avait jamais vue et qui, cependant, avait trouvé des accents émouvants pour vanter à sa chère amie, la princesse de Bénévent, les talents de lectrice de sa jeune amie Marianne Mallerousse. C'était, paraît-il, une manifestation fort ordinaire de la magie dont était capable un ministre de la Police !
« Vous serez parfaitement reçue ! lui avait affirmé Fouché. La comtesse de Sainte-Croix est une ancienne amie de Mme de Talleyrand. Elles se sont connues au temps où celle-ci était encore Mme Grand... et jouissait d'une position... euh !... moins respectable. En fait, vous êtes d'une naissance bien plus élevée que cette princesse qui, cependant, porte maintenant l'un des plus grands noms de France. »
Ceci, sans doute pour la réconforter. N'empêche qu'en voyant s'ouvrir devant elle l'énorme portail au-dessus duquel on pouvait lire « hôtel de Matignon », en découvrant la vaste cour cernée d'élégants bâtiments, Marianne s'était senti couler le long du dos une petite sueur glacée. L'armée de valets en perruques poudrées, les servantes en bonnets amidonnés qu'elle avait pu apercevoir n'avaient rien arrangé. Marianne avait l'impression d'être lancée, toute seule et affublée d'un faux nez qui tenait mal, au milieu d'une mer humaine pleine d'embûches et de traquenards. Il lui semblait que tout ce monde pouvait lire sur son visage ce qu'elle venait faire ici.
Une bouffée de parfums humides lui sauta au visage. Tirée de sa songerie, Marianne s'aperçut que le gros valet violet avait été relayé par une camériste en robe rayée rose et gris et bonnet de dentelle et qu'elle venait de pénétrer dans une élégante salle de bains, dont les fenêtres donnaient sur un parc immense.
D'une grande baignoire-sarcophage, en marbre rose, aux robinets d'or massif en col-de-cygne, montait une buée épaisse et odorante. Une tête de femme, coiffée d'un épais turban en émergeait, s'appuyant à un petit coussin. Deux femmes de chambre glissaient comme des ombres sur le dallage de précieuse mosaïque représentant l'enlèvement d'Europe, portant des linges ou des flacons. Les murs couverts de miroirs multipliaient à l'infini les minces colonnettes de marbre rose qui soutenaient le plafond peint d'amours et de personnages mythologiques. Dans un coin, un petit lit de repos, tendu du même taffetas doré que les rideaux, attendait la baigneuse auprès d'un énorme vase de fleurs posé à même le sol. Marianne eut l'impression de se trouver au creux d'un grand coquillage couleur d'aurore, mais, dans ses vêtements de sortie, elle eut soudain trop chaud.
Ce décor, d'un luxe inhabituel, l'impressionnait. Cela ne ressemblait guère aux étroits et rudimentaires cabinets de toilette de Mme Fouché.
La femme au turban, dont le visage disparaissait sous une épaisse gelée verdâtre, dit quelque chose que Marianne ne comprit pas et désigna, d'un geste languissant, un petit tabouret en X sur lequel la jeune fille s'assit timidement.
— Mme la Princesse vous prie d'attendre un instant, chuchota une carriériste. Elle va être à vous.
Pudiquement, Marianne détourna les yeux tandis que les femmes de chambre s'activaient autour de la baignoire avec un grand drap de fin lin blanc et d'innombrables serviettes. Quelques instants plus tard, débarrassée de son masque aux herbes et enveloppée d'un peignoir de satin blanc garni de larges volants de dentelle, Mme de Talleyrand faisait approcher Marianne.
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