Morvan paraissait parfaitement calme. Debout en face de Fouché, gardant ses mains enchaînées croisées devant lui, il considérait son interlocuteur d'un air de complet ennui, comme s'il eût été contraint d'assister à un événement qui ne le concernait pas.

— Pourtant, continua Fouché, ce n'est pas pour fait de chouannerie que vous avez été arrêté et conduit à Vincennes où vous êtes, je crois, depuis quatre jours ?

Morvan s'inclina sans répondre.

— Vous avez été dénoncé comme chef d'une bande de naufrageurs opérant sur les côtes de Paganie. Avez-vous quelque chose à dire là-dessus ?

Toujours pas de réponse. Morvan se contenta de hausser les épaules. Le silence qui suivit parut lourd à Marianne. Une voiture, roulant sur le quai, le rompit à peine. Elle n'y prêta d'ailleurs pas attention. Elle regardait le visage du naufrageur, s'étonnant de lui trouver tant de fierté. Morvan lui semblait plus noble entre ces deux gendarmes et les menottes aux mains que sous son masque noir au milieu de la plage battue par la tempête.

A nouveau, il y eut la voix froide du ministre :

— Vous préférez vous taire ? A votre aise ! Ramenez-le à son cachot. Les juges en tireront peut-être quelque chose.

Marianne ne vit pas partir Morvan. Elle n'eut que le temps de regagner son siège. Fouché rentrait. La porte fut refermée. Le policier s'octroya une prise de tabac qu'il fit durer un moment. Marianne, mal à l'aise, mal remise de son émotion aussi, sentait sur elle le poids de son regard sans parvenir à trouver le courage de l'affronter. Depuis que Surcouf avait quitté la pièce, elle se sentait seule et désarmée. La vue de Morvan avait achevé de la désorienter. Elle entendit Fouché qui disait :

— Bien ! Maintenant, à nous deux. Tout d'abord, reprenez ceci.

Fouillant dans un tiroir de son bureau, Fouché en tira un paquet de choses brillantes qu'il posa sur la table. Avec stupeur, Marianne reconnut son collier de perles et le médaillon contenant les cheveux de la Reine.

Comme elle les contemplait sans rien trouver à dire, sans même songer à les prendre, Fouché se mit à rire.

— Remettez-vous, voyons ! C'est bien à vous, n'est-ce pas ?

— Mais... oui ! Comment les avez-vous eus ?

— Sur le gentilhomme que vous venez de voir entre deux gendarmes. Car vous l'avez bien vu, n'est-ce pas ? En fait, je ne l'ai fait tirer de son cachot de Vincennes que pour vous le montrer. Je savais déjà qu'il est à peu près impossible d'en tirer deux paroles. J'ajoute qu'il ne rentrera pas à Vincennes !

— Pourquoi ?

— Parce qu'il va s'évader durant le voyage de retour... avec notre aide bienveillante.

Cette fois, Marianne sentit qu'elle perdait pied. La nuit qui tombait lui dérobait peu à peu les traits de l'ancien oratorien, mais elle sentait toujours son regard sur elle et elle devinait qu'il souriait. Ce sourire accrut la peur qui montait et ce fut d'une voix décolorée qu'elle demanda :

— Vous allez le laisser fuir ? Ce naufrageur ? Mais pourquoi ?

— Parce qu'il m'est plus utile libre que prisonnier. Au fait, il vaudra mieux, pour vous, éviter de le rencontrer : il croit avoir été dénoncé par une jeune femme envoyée de Londres par le Comité royaliste.

Marianne se sentit pâlir. Fouché ajouta :

— Ne vous tourmentez cependant pas outre mesure ! Tant que je serai là pour vous protéger, vous n'aurez rien à craindre. Je sais toujours tout... et je peux tout ! Pour être en sûreté, il vous suffira d'agir avec circonspection et uniquement sur mes directives !

Les derniers mots avaient été détachés avec une impitoyable netteté. Et, cette fois, Marianne avait compris : son sort, son avenir, sa vie même étaient entre les mains de cet homme blême et froid qui, sous des dehors bienveillants, jouait avec elle comme le chat avec une souris. Elle jeta vers la porte un regard affolé. Elle était close et Surcouf était parti. Elle était seule, plus seule encore que dans sa prison de Saint-Lazarre. Un valet vint allumer les bougies placées sur le bureau. Une lumière dorée se répandit dans la vaste pièce, ajoutant une douceur aux lourds rideaux verts. Pour Marianne, la situation était sans issue. Il lui fallait en passer par où cet homme en déciderait puisqu'elle ne pouvait redevenir elle-même sans tomber sous le coup de la loi, ni s'échapper sans risquer de se retrouver en face de Jean Le Dru ou de Morvan, deux hommes qui la haïssaient à mort. Oh ! le piège avait été bien monté ! Elle comprenait maintenant ce que c'était qu'un « grand policier » : un être à peu près dépourvu de scrupules !

Elle se sentit, tout à coup, lasse et presque vieille. Passant une main tremblante sur ses yeux, elle eut un geste puéril, enfantin, comme pour chasser le voile de brume qui brouillait tout, autour d'elle. La voix de Fouché lui parvint comme du fond d'un puits.

— Allons ! Cessez de vous tourmenter ! Quoi que vous en pensiez, je ne vous veux aucun mal. J'ai seulement besoin d'une jeune fille comme vous.

— Pour quoi faire ?

— La politique est une chose difficile, pleine d'embûches. En vous confiant un message aussi important, Nicolas vous y a fait entrer, peut-être sans bien s'en rendre compte. Vous êtes celle qu'il me faut et vous avez, en vous, tout ce qui est nécessaire pour gagner votre bataille contre la vie. Ecoutez-moi ! Faites ce que je vous dis et je vous promets non seulement que vous n'aurez plus à redouter la justice anglaise, mais encore que vous atteindrez à une existence des plus enviables. Ici, les fortunes se font et se défont avec une grande rapidité. Voulez-vous me servir et tenter votre chance ?

Tandis que Fouché parlait, le ronronnement de sa voix avait, à la fois, atténué la peur physique de Marianne et glacé quelque chose en elle. Il n'y avait pas à se tromper au sens réel de ses paroles engageantes : c'était un chantage pur et simple. Ou bien elle en passait par où voulait Fouché, et elle comprenait parfaitement qu'il ne l'avait aidée et réconfortée que pour mieux l'amener où il voulait, ou bien elle rejetait ses propositions et voyait, peut-être, s'ouvrir devant elle ces rues inconnues avec leur pleine charge d'embûches et de dangers. A moins qu'on ne la ramenât purement et simplement à Saint-Lazarre pour y attendre Dieu sait quoi ! De toute façon, son choix était fort limité. D'autre part, il lui était difficile de continuer à se jeter en aveugle, droit devant elle, à la recherche d'un destin qu'elle était désormais incapable d'imaginer. Peut-être, alors, valait-il mieux s'en remettre à cet homme qu'elle devinait dangereux mais qui était, malgré tout, celui auquel Black Fish l'avait envoyée. Restait à savoir ce qu'il voulait, au juste, obtenir d'elle.

Marianne releva les paupières, planta dans les yeux sans couleur du ministre ses prunelles vertes qu'un voile de larmes faisait briller.

— Que devrais-je faire ?

Se renversant dans son fauteuil, Fouché joignit les bouts de ses doigts écartés et croisa ses jambes maigres.

— J'ai dit à mon ami Surcouf que j'allais vous confier à ma femme dans le seul but de m'en débarrasser. En fait, j'ai déjà trouvé une situation pour vous.

— Une situation ? Où donc ?

— Chez le prince de Bénévent, autrement dit le vice-grand-électeur de l'Empire, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Sa femme a besoin d'une lectrice et sa maison est l'une des plus importantes de Paris, peut-être même la plus importante, en tout cas, pour moi. Vous n'imaginez pas à quel point j'aime savoir ce qui se passe dans les maisons que je juge importantes !

Une bouffée d'indignation empourpra les joues de Marianne et la mit debout, tremblante de colère :

— Moi une espionne ? N'y comptez pas ! Jamais je ne m'abaisserai à cela !

Son émotion ne parut aucunement se communiquer à Fouché. Sans la regarder, il nota quelque chose sur un papier puis, prenant une cuiller qui reposait sur un petit plateau de vermeil auprès d'une carafe et d'un verre, il versa dedans une poudre blanche contenue dans un petit sachet et avala avec une gorgée d'eau. Cela fait, il toussota :

— Hum ! Hum !... Libre à vous, mon enfant ! Je ne prétends nullement vous contraindre, mais songez que, si Saint-Lazare n'est pas un séjour très agréable pour une jeune fille, les prisons anglaises sont plutôt pires, surtout quand elles aboutissent au quai des Exécutions.

La phrase avait eu la netteté implacable d'une sentence.

Les jambes fauchées, Marianne se rassit machinalement. Sa gorge était si serrée qu'elle put tout juste murmurer :

— Vous ne feriez pas ça ?

— Quoi ? Vous remettre à la police anglaise ? Non pas. Mais il me faudrait, au cas où Mlle Malle-rousse s'aviserait d'avoir les réactions de Mlle d'As-selnat, appliquer la loi. Or, la loi me donne le choix : vous mettre en prison ou vous faire raccompagner au bateau.

Pour toute réponse, Marianne tendit la main vers la carafe :

— S'il vous plaît, donnez-moi un verre d'eau.

Tout en buvant, à petits coups, le verre qu'il lui avait servi, Marianne s'efforçait de réfléchir. Fouché avait abattu ses cartes et elle comprenait qu'il était inutile d'espérer le faire changer d'avis. Le mieux était d'accepter, ou de feindre accepter. Puis d'essayer de fuir. Où ? elle ne savait pas encore, mais il serait temps d'y songer plus tard, à tête reposée. Il fallait parer au plus pressé. Mais, de toute façon, elle n'avait pas l'intention de se rendre sans discuter. Replaçant le verre sur le plateau, elle déclara, avec dédain :

— Vous m'offrez une place de lectrice ? C'est peu. J'ai plus d'ambition.

— La dernière lectrice de la princesse de Talleyrand était une comtesse ruinée. Vous n'imaginez tout de même pas que je puisse faire mieux que vous offrir la meilleure maison de Paris ? Mais si vous préférez travailler aux cuisines. Ailleurs ?