— Nelson était un grand bonhomme ! affirmait-il, un admirable marin. Mais, si j'avais commandé la flotte française au lieu et place de cet imbécile de Villeneuve, nous n'aurions pas été battus à Trafalgar et ce génial borgne serait peut-être encore vivant. D'ailleurs, rien que pour sa mort, je ne considère pas cette bataille perdue comme une défaite totale ! Cet Anglais, à lui tout seul, valait une flotte.

La tasse de café qui clôtura le repas acheva de réconcilier Marianne avec l'existence. Elle adorait le café bien que, jusqu'à présent, elle n'en eût pas bu très souvent. Tante Ellis n'aimait que le thé, mais le seul voisin avec qui elle entretint quelques relations, un vieil original nommé sir

David Trent, faisait une énorme consommation de café. Chez lui, Marianne avait fait connaissance avec l'odorant breuvage et en raffolait. Elle dégusta sa tasse avec un si visible plaisir que son compagnon lui en offrit une autre aussitôt. Tandis qu'elle la buvait, aussi lentement que la première, il l'observait attentivement :

— Qu'allez-vous faire, maintenant ?

— Je n'en sais rien. M. Fouché m'a dit qu'il allait prendre une décision pour moi.

— Le mieux serait, bien sûr, que vous alliez rejoindre l'ex-Impératrice à Malmaison.

— L'ex-Impératrice ? Est-ce que le divorce est déjà prononcé ?

— Voici cinq jours, Joséphine a quitté les Tuileries pour n'y plus jamais revenir. Elle s'est installée dans son domaine de Malmaison avec les personnes de sa cour qui lui sont demeurées fidèles. Sa fille, la reine de Hollande, ne la quitte guère, mais je crains que vous ne tombiez là dans une atmosphère fort triste. On pleure beaucoup à ce que j'ai entendu dire.

Et, avec une affreuse grimace, le corsaire donna à sa compagne une juste mesure de son horreur des larmes.

— Cela ne me fait pas peur, dit doucement Marianne. Je n'ai guère sujet d'être joyeuse, jusqu'ici, vous savez ?

— Fouché jugera. Je pense qu'il agira au mieux de vos intérêts. Je vous offrirais bien l'hospitalité de ma maison, près de Saint-Malo. Vous y seriez traitée comme vous le méritez, mais vous êtes si belle que je craindrais...

Devenu subitement très rouge, il n'acheva pas sa phrase et fit toute une affaire de se resservir de café. Marianne avait compris : la baronne n'apprécierait peut-être pas la présence d'une fille de son âge autour de son mari et dans sa demeure, mais elle ne s'en offusqua pas. L'embarras de son compagnon l'amusait plutôt. C'était drôle de voir cet homme énergique pris entre son désir de l'aider et la crainte d'être grondé par sa femme ! Mais elle le rassura tout de suite.

— Merci. Vous êtes bon de vouloir m'offrir un toit, mais, de toute façon, je préfère rester à Paris où j'ai encore un peu de famille.

Le soupir qu'il poussa donna la juste mesure du regret qu'il éprouvait à ne pas l'emmener avec lui. Il ne put, d'ailleurs, s'empêcher de murmurer :

— C'est dommage ! J'aurais été si heureux.

Puis, comme honteux de ce qu'il avait dit, il se mit à crier que le café était froid et Bobois fit les frais de l'émotion du corsaire.

L'heure était venue de se rendre au ministère de la Police et Surcouf fit appeler un fiacre. A sa grande surprise, en y montant, Marianne vit que son sac de voyage y avait été disposé. Elle en conclut que Fouché, en partant, avait donné des instructions à l'aubergiste et s'abstint de poser des questions.

Le fiacre démarra, lentement à cause de l'encombrement quasi permanent de la rue Montorgueil. Les maraîchers venus vendre aux Halles s'en retournaient vers Saint-Denis ou vers Argenteuil avec leurs charrettes vides ou leurs paniers empilés les uns sur les autres. La rue était pleine de cris, d'appels ou d'invitations à vider un pot avant de reprendre la route. Devant le Rocher de Cancale, quelques voitures seulement stationnaient. C'était le soir surtout qu'il y avait du monde, mais, au milieu de tout ce va-et-vient, Marianne, qui regardait avidement par la portière, aperçut une silhouette, un visage, vite perdu parmi les autres, et, instinctivement, se rejeta au fond de la voiture. Pourquoi donc Jean Le Dru se cachait-il dans la foule ? Pourquoi restait-il dans cette rue ? Cherchait-il une occasion de se rapprocher de Surcouf pour essayer de rentrer en grâce, ou bien était-ce à Marianne elle-même qu'il en avait ? Le regard qui croisa le sien, lourd de rancune, renseigna amplement la jeune fille sur ce point : elle avait en Jean Le Dru un ennemi irréconciliable. Mais, s'efforçant de chasser de son esprit l'impression pénible qu'elle en ressentait, elle tourna la tête de l'autre côté. Quant à Surcouf, très occupé à la regarder, il n'avait rien vu.


L'hôtel de la police générale, quai Malaquais, était d'une fort belle architecture du xvnc siècle, mais, depuis que la Révolution l'avait arraché à ses légitimes propriétaires, la famille de Juigné, il avait subi bien des vicissitudes. Le passage, dans ses murs, de la Commission des Armes et Poudres, puis de celle de l'Instruction publique, n'avait rien arrangé. Certes, depuis 1796, le citoyen Joseph Fouché, puis Mgr le duc d'Otrante, y abritait famille et bureaux, mais le ministre était de goûts simples, du moins pour sa résidence parisienne. Il n'aimait point étaler, réservant plus volontiers le faste à son magnifique château de Ferrières. Aussi l'hôtel de Juigné n'avait-il même pas reçu de lui un lessivage et la patine des temps s'étalait-elle largement sur les murs vénérables.

Si les pièces d'habitation où régnait Bonne-Jeanne, la sévère et laide Mme Fouché, comme les pièces d'apparat gardaient de la splendeur, c'était tout à l'honneur de la qualité de leurs tentures et des vertus ménagères de la maîtresse de céans, car Fouché ne voyait aucune raison de faire des frais pour son ministère.

C'était, d'ailleurs, un monde que ce ministère. L'entassement des bureaux, bourrés de classeurs, de fichiers sur lesquels veillait un peuple de gratte-papier besogneux, s'étendaient, par-derrière, de la rue des Augustins[7] à la rue des Saints-Pères. Des couloirs de planches les reliaient à l'hôtel du ministre. Une foule étrange et disparate s'y pressait, mêlant ses effluves qui allaient du parfum rare de la femme du monde aux relents infiniment moins distingués des mouchards et des indicateurs de tout poil.

En se retrouvant plongée dans cette atmosphère bizarre, Marianne, encore émerveillée de sa courte promenade à travers Paris, se rapprocha de son compagnon. La carrure et le bras solide de Surcouf lui semblaient un appui efficace, grâce auquel on pouvait, sans trop trembler, affronter certains regards fuyants, certaines silhouettes bizarres qui apparaissaient puis s'évanouissaient dans les détours de l'hôtel de Juigné. On avait dû, en effet, entrer par la petite porte de la rue des Saints-Pères, le quai Malaquais étant encombré par une foule de voitures et d'équipages qui s'efforçaient d'entrer, puis de ressortir de l'avant-cour d'un grand hôtel situé tout contre le ministère. Cela formait un énorme embouteillage qui obligea le fiacre de Marianne à un détour.

— Y a réception chez la princesse d'Aremberg ! grogna le cocher. Faut faire le tour.

Pour cette raison, Marianne avait pu avoir une impression générale de ce qu'était l'antre du ministre, une impression assez peu agréable d'ailleurs. Cela sentait la poussière, les potins, l'espionnage. Aussi atteignit-elle avec plaisir l'antichambre ministérielle où veillait un huissier en livrée sévère. Cet important personnage laissa tomber sur Marianne un regard lourd.

— Monseigneur attend Mlle Mallerousse, articula-t-il, mais personne d'autre !

— Ce qui veut dire ? s'écria le corsaire tout de suite nerveux.

— Que j'ai ordre d'introduire Mademoiselle, et Mademoiselle seule !

— Ah, vraiment ? C'est ce que nous allons voir.

Et, empoignant Marianne par le bras, Surcouf fonça sur la double porte qui défendait le bureau de Fouché.

Celui-ci était là, assis auprès d'un buste en marbre représentant quelque empereur romain couronné de lauriers, du moins Marianne en jugea-t-elle ainsi. La pièce était petite, d'une simplicité contrastant fort avec l'importance des fonctions de son occupant. Le mobilier se composait d'une vaste table encombrée de dossiers, de classeurs, de trois ou quatre chaises très raides et d'une armoire. Quant à Fouché lui-même, il dégustait à petits coups une infusion qu'un laquais venait de lui servir. L'entrée en trombe de Surcouf le fit sursauter.

— Apparemment, vous n'avez pas envie de me recevoir, citoyen ministre ! vociféra le corsaire en traînant Marianne jusqu'à l'une des affreuses chaises. Expliquez-moi donc pourquoi ?

Fouché qui s'était étranglé, puis brûlé les doigts en renversant une partie de sa tisane, mit quelques instants à reprendre son souffle. Tandis que le valet épongeait avec empressement sa cravate et ses manchettes, il repoussa la tasse avec humeur.

— Pour l'amour du ciel, mon cher baron, quand donc perdrez-vous cette détestable habitude de faire irruption chez les gens à la manière d'un raz de marée ?

— Quand les gens en question seront polis avec moi ! Pourquoi m'avez-vous fait interdire votre porte ?

— Mais je ne vous ai pas fait interdire ma porte ! J'attendais Mlle Mallerousse, j'avais donné des ordres en conséquence et je n'imaginais pas que vous l'accompagneriez jusqu'ici. Auriez-vous pris goût au métier de nourrice ?

— Nullement. Mais quand je m'occupe de quelqu'un ou de quelque chose, je m'en occupe jusqu'au bout ! Je veux savoir ce que vous allez faire d'elle. Je ne partirai pas avant !

Et, pour bien marquer son intention arrêtée de ne rien perdre de ce qui allait se dire, Surcouf s'installa à son tour sur l'une des chaises raides, croisa les mains sur sa canne et attendit. Marianne retint un sourire. Ce diable d'homme était irrésistible !... et terriblement réconfortant. Avec lui on devait pouvoir aller au bout du monde dans la plus parfaite tranquillité d'esprit ! Cependant, Fouché poussait un soupir à renverser les murs.