C'était assez touchant, au fond, à ceci près toutefois qu'entendant Morvan inviter solennellement tous ceux qui venaient à la « veillée funèbre » Marianne sentit l'inquiétude lui revenir. S'il fallait rester au milieu de tous ces gens, comment donc ferait-elle pour fuir ? D'ailleurs, la laisserait-on seulement disposer seule de sa chambre ? Morvan avait dit qu'il se chargeait désormais de la garder, ce qui n'avait rien de rassurant. De plus, si c'était Gwen qui avait poussé Le Dru à fuir, elle ne s'arrêterait pas en si bon chemin : dans le regard méchant de la Bretonne, Marianne avait pu lire qu'elle n'aurait ni trêve ni repos tant que l'intruse n'aurait pas disparu. Certes, il y avait toujours son ami le tailleur, sauf votre respect ! — mais parviendrait-il cette fois à l'aider ? Tout compte fait, Marianne se mit à prier pour de bon, mais pour elle-même, non pour ce trépassé sans intérêt. Elle avait terriblement besoin de l'aide divine.

Une main énorme, noire et velue s'empara du brin de buis en même temps qu'une voix de basse taille se mettait à psalmodier :


De Profundis clamavi ad te Domine,


Domine, exaudi vocem meam...


Sursautant comme si un bourdon de cathédrale s'était mis soudain à sonner contre ses oreilles, Marianne remonta de la main au visage et retint un cri de stupeur. C'était un paysan gigantesque. Il portait le traditionnel costume breton : bragoubraz plissé et serré au genou, gilet brodé sous une courte veste de drap, veste en poil de chèvre par-dessus. Mais, au milieu des longs cheveux noirs tombant sur les épaules, sous le grand bonnet bleu des hommes de Goulven, elle reconnut Black Fish !

Appuyé sur un énorme gourdin, le yeux au ciel, il chantait avec application, comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Les paysans levait sur lui des yeux fascinés, ce qui permit à Marianne de contrôler son émotion, bien naturelle, en voyant surgir devant elle celui qu'elle croyait noyé. Comment était-il là ? Par quel miracle avait-il échappé à la fois à la tempête, aux récifs et aux naufrageurs ? Autant de questions sans réponses pour la jeune fille. Mais, au fond, puisque Jean Le Dru et elle-même s'en étaient tirés sains et saufs, il était naturel que Black Fish, une force de la nature, s'en soit tiré lui aussi.

Les paysans répondaient en chœur, maintenant, à la prière des morts et Marianne fit effort pour retrouver dans sa mémoire les paroles rituelles, mais elle était bien trop troublée. Sa mémoire n'était qu'un grand trou vide. Cela n'avait d'ailleurs pas beaucoup d'importance. La présence de Black Fish, elle en était sûre, c'était la réponse du Seigneur à sa prière.

Le chant fini, Morvan quitta la haute chaise seigneuriale devant laquelle il s'était tenu et s'approcha du nouveau venu :

— Je ne te connais pas, brave homme. Qui es-tu ?

— Son cousin, répondit Black Fish en tendant vers le mort son gros doigt velu. Je suis, comme lui, de Goulven. Je venais le voir quand on m'a appris la nouvelle ! Pauvre Vinoc ! Un si bon gars !

Et, sous l'œil stupéfait de Marianne, le marin essuya vivement une larme qui aurait peut-être eu quelque peine à couler. Mais il faisait si « vrai » que Morvan n'eut aucun soupçon. Il se fit même accueillant, appliquant d'instinct les strictes lois de l'hospitalité seigneuriale.

— Demeure, en ce cas. Tu veilleras avec nous et prendras ta part du repas de cette nuit.

Black Fish s'inclina sans répondre et alla rejoindre le groupe des paysans. La tête dans les épaules, appuyé lourdement des deux mains sur sonpen bas[6], il se confondait presque avec les autres hommes et Marianne, ramenée à sa prière, ne put rencontrer son regard. Dès lors, il fut impossible à la jeune fille de penser à autre chose qu'à cet homme silencieux de qui pouvaient dépendre tant de choses. Elle ne s'expliquait pas comment il était là, ni pourquoi, mais elle était persuadée qu'il était là pour elle. Une excitation fébrile montait en elle, si impérieuse qu'il lui fut bientôt impossible de garder plus longtemps sa position agenouillée. Elle se leva en faisant une grimace, comme si ses genoux lui faisaient mal. Une paysanne vint aussitôt prendre sa place.

Morvan fronça les sourcils, mais lui intima à voix basse l'ordre d'aller rejoindre Soizic à la cuisine. C'était tout ce qu'elle désirait. Pourtant, si grand que fût son désir de s'approcher de Black Fish, elle n'osa pas passer auprès de lui pour sortir.

C'est seulement quand toute la maisonnée s'assembla, la nuit venue, autour d'une vieille qui devait psalmodier une sorte de chant funèbre à la gloire du défunt qu'ils purent se rapprocher. Tandis que chacun s'installait autour de la table funèbre, causant fatalement un certain remous,

Marianne sentit qu'on lui touchait le coude. Une voix chuchota, en anglais :

— Demain... pendant l'enterrement... Tâche de t'évanouir à l'église !

Elle se retourna, surprise, mais ne vit, derrière elle, que la figure, confite en religieux respect, d'une petite vieille qui marmottait des prières entre son nez et son menton, les lèvres, faute de dents, ayant totalement disparu. Un peu plus loin seulement, elle aperçut le large dos du marin qui allait prendre sa place parmi les hommes.

La veillée fut pour Marianne parfaitement insupportable. Elle n'écouta rien du chant funèbre de la vieille, mangea du bout des dents au repas de minuit que la coutume obligeait à servir et, surtout, n'accorda pas la moindre pensée à un défunt qui, d'ailleurs, n'en méritait guère. Les paroles de Black Fish tournaient sans arrêt dans sa tête ; elles y mettaient une fièvre et une vague inquiétude. Il lui avait demandé de s'évanouir à l'église ? Mais c'était infiniment moins facile qu'il n'y paraissait ! Dans toute sa vie, Marianne s'était évanouie une seule fois, au moment où, arrachée de la Mouette et à demi noyée, elle avait été happée par la gaffe du naufrageur. La douleur et la suffocation lui avaient fait perdre conscience. Mais comment pouvait-on faire pour s'évanouir de façon convaincante lorsque l'on est de sang-froid ? Elle avait bien vu, dans quelques salons anglais, une ou deux frêles créatures s'évanouir avec grâce, au bon moment et sans perdre rien de leurs fraîches couleurs, et elle avait deviné que c'était là simple comédie. Or, il fallait un bon évanouissement, quelque chose de probant, capable de créer un vigoureux remous et non un simple accident. Il faudrait donc faire de son mieux... et laisser le ciel s'occuper du reste !

Elle était si bien absorbée par ses pensées qu'elle s'aperçut seulement en arrivant à la porte de sa chambre que Gwen l'avait suivie. Seuls, les hommes continuaient la veillée. Les femmes avaient reçu permission de prendre un peu de repos. Mais, quand la Bretonne voulut entrer avec elle, Marianne se rebiffa :

— C'est ma chambre ! fit-elle sèchement.

— C'est aussi la mienne pour cette nuit. Et ne crois pas que cela m'amuse. J'exécute les ordres de Morvan, un point c'est tout. Je ne suis d'ailleurs pas mécontente qu'il se soit enfin décidé à se méfier de toi !

Le ton insolent de la fille, le tutoiement égali-taire qu'elle avait employé et qui disait assez qu'elle ne pensait plus avoir à se gêner avec Marianne, tout cela fit monter la moutarde au nez de l'aristocrate. Si la Bretonne cherchait la bagarre, elle allait la trouver ! D'un geste vif, Marianne l'empoigna par le bras et la fit pénétrer dans la pièce plus vite qu'elle ne l'eût souhaité. Après quoi, refermant soigneusement la porte :

— Quelque chose me dit qu'il ne ferait pas mal de se méfier aussi de toi, ma fille ! Et puisqu'il faut finir la nuit ensemble, autant bien l'employer. Et s'expliquer une bonne fois !

Cette entrée en matière eut, au moins, l'avantage de décontenancer Gwen. La ruse et la méfiance se répandirent comme une ombre sur son joli visage.

— S'expliquer ? Sur quoi ?

— Sur ta conduite. Il me semble qu'il y a beaucoup à en dire. Ainsi, tu viens de m'apprendre que Morvan se méfiait désormais de moi. Et pour quelle raison ? Parce que Jean Le Dru a pris la fuite ? En ce cas, il soupçonne à tort : je n'y suis pour rien. Je n'en dirais pas autant de toi !

— Et pourquoi, s'il te plaît ?

— Parce que c'est toi qui l'as fait fuir !

L'instant précédent, Marianne n'en était nullement certaine. Mais maintenant qu'elle avait articulé les mots, maintenant que leur son avait retenti, elle découvrait avec surprise qu'elle n'en avait jamais douté. De fait, la stupeur qui se peignit sur la figure de Gwen était un aveu. Aussi, sans lui laisser le temps de protester, ajouta-t-elle :

— Inutile de nier : je le sais.

— Comment le sais-tu ? fit l'autre renonçant à se défendre.

— C'est mon affaire. Je le sais et cela doit te suffire. Mais, ce que j'ignore, c'est pourquoi tu l'as fait. Et ça, j'aimerais bien le savoir.

Un sourire méchant pinça les lèvres de la Bretonne.

— Va le demander à Morvan ! Moi je ne te dirai rien.

— Le demander à Morvan ? Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée. Mais n'essaie pas de m'en faire accroire. Il n'est pour rien là-dedans. Après tout, pourquoi ne pas le prendre comme arbitre entre nous. Je lui dirai...

Marianne ne broncha pas sous l'attaque. Elle se permit même le luxe d'un sourire.

— Pourquoi pas ? Je n'ai rien à perdre, ayant déjà tout perdu. De mon côté, je lui apprendrai que tu as fait fuir son prisonnier... son prisonnier qui est l'un des marins de ce Surcouf qu'il paraît haïr de si bon cœur, et il se pourrait que les poissons de la baie aient deux plats à leur souper. J'aurais voulu que tu le voies sur le rocher, tandis que son prisonnier filait sur l'eau en le narguant !