Une fois debout, Marianne constata avec pitié que c'était une sorte de gnome aux jambes tordues, beaucoup trop courtes pour un torse normalement développé, à la bosse près. Il passa aussi loin que possible des joueurs en murmurant un humble salut, mais, à nouveau, la jeune fille intercepta le coup d'œil haineux qu'il lançait à Morvan.

Enfin, le vieux de la cheminée s'éloigna d'un pas de somnambule. Ensuite, il n'y eut plus d'autre bruit que l'éclatement des braises et la respiration un peu lourde de Morvan. Peu à peu, l'atmosphère, avec tout ce silence, devenait pesante. Le masque et la façon dont le fauteuil était placé tenaient dans l'ombre le visage du naufrageur et Marianne avait l'impression désagréable de jouer contre un fantôme. Seule, la main qui avançait les pièces sur les cases de bois de violette et de citronnier semblait vivante. Une admirable main, en vérité, d'une blancheur presque féminine, avec de longs doigts minces et nerveux, d'une forme parfaite. Marianne avait déjà vu, tout récemment, des mains presque semblables, à la couleur de la peau près. Jason Beaufort avait des mains comme celles-là, et ce souvenir ne fut pas agréable à la jeune fille. Pourtant, sur celles de Morvan, ses yeux perçants pouvaient distinguer, à la base de l'annulaire, la fleur à peine rosée d'une cicatrice en forme d'étoile. C'était étrange comme une main pouvait évoquer une foule de choses et, pour Marianne, c'était, depuis toujours, un sujet de fascination. De tout temps, elle avait aimé à observer les mains des gens ! Or, ces mains-là évoquaient tout autre chose que les embuscades, les nuits passées sous un rocher battu par la tempête, à guetter de malheureux navires attirés par l'infernal miroir aux alouettes... Elles évoquaient...

Brusquement, la main se retira tandis que la voix froide et courtoise de Morvan dispersait les pensées de son adversaire.

— Vous n'êtes pas au jeu, ma chère ! Voilà que vous prétendez jouer avec mon fou... Peut-être vous sentez-vous plus lasse que vous ne pensiez ? Préférez-vous que nous arrêtions pour ce soir ?

Marianne saisit la balle au bond. Elle avait, en effet, mieux à faire pour cette nuit et, avec un sourire confus, elle accepta, disant qu'en effet elle avait de nouveau sommeil. Morvan se leva, s'inclina et lui offrit son bras.

Le feu n'était plus que braises rouges et, dans la longue pièce nue, le froid s'insinuait, mais, dans les chandeliers d'argent, les bougies avaient été remplacées et, dans le placard de bois sculpté, le lit avait été refait. Sur la couverture, une longue chemise de toile fine avait été disposée soigneusement. Marianne, cependant, ne songeait nullement à se coucher. Elle commença par jeter quelques bûches sur les braises et les flammes s'élevèrent de nouveau, hautes et claires, chassant les ombres lugubres. Après quoi, elle alla droit à la fenêtre, écarta le rideau déchiré que l'on avait tiré devant, et constata avec colère qu'elle était solidement barricadée à l'aide d'un cadenas. Morvan, apparemment, ne laissait rien au hasard. Une vague de découragement envahit la jeune fille. Elle ne parviendrait jamais à joindre Jean et, demain, tous deux iraient à la catastrophe. Comment sortir d'ici ? Morvan, plus que probablement, avait fermé la porte à clef. D'ailleurs, l'infaillible enregistreur qu'est la mémoire lui rappelait déjà le claquement sec de la clef dans la serrure.

Sans conviction, elle alla malgré tout jusqu'à la porte, souleva le loquet... et le lâcha aussitôt. De l'autre côté du vantail, quelqu'un tournait, tout doucement, la clef dans la serrure. Marianne recula machinalement : la porte s'ouvrit, si doucement qu'aucun bruit ne se fit entendre. La figure blême du tailleur apparut surgie de l'ombre.

D'un doigt vivement posé sur sa bouche, il retint l'exclamation de stupeur de Marianne.

L'étrange bonhomme s'exprimait en un français impeccable. Pour toute réponse, la jeune fille lui fit signe d'avancer. Il claudiqua vers la muraille de bois où se cachaient les lits clos, ouvrit les panneaux des deux alcôves demeurées inoccupées, puis, rassuré sans doute par leur vide, revint vers Marianne qui le regardait faire avec étonnement.

— A droite de la porte de la grange, chuchota-t-il, en tendant le bras, on trouve un trou dans le mur. C'est là que l'on met la clef.

— Merci, fit Marianne, mais comment puis-je sortir de cette maison ? Même ma fenêtre est barricadée.

— La vôtre, oui, mais pas les autres et, en tout cas, pas celle de la pièce où je travaille. Elle est étroite et basse, mais vous êtes mince... et la grange est juste en face.

Il y eut un petit silence. Marianne considérait avec étonnement le bossu. Ses petits yeux brillaient comme des étoiles et il avait, tout à coup, l'air extrêmement heureux.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-elle. Vous savez bien que je vais m'enfuir... et que vous risquez quelque chose.

— Rien du tout. Le « maître des naufrages » pensera que la jalousie vous a ouvert la porte. Qui donc se soucie d'un tailleur... sauf votre respect ? Quant à la raison qui m'anime... prenez que j'aime jouer des tours aux gens trop sûrs d'eux... ou encore que je hais le seigneur Morvan ! Faites vite.

— Merci encore, mais je vous devrai la liberté et...

— Pas encore ! Je ne suis pas sûr que vous puissiez fuir... ou alors seule !

— Que voulez-vous dire ?

— Rien. Vous verrez bien. Mais, de toute façon, je viendrai, avant le lever du jour, refermer cette porte, que vous soyez rentrée ou non. Ainsi, tout sera en ordre. Un conseil encore : ôtez ce châle clair. Malgré la nuit, on pourrait vous voir.

Vivement, Marianne laissa glisser l'épaisse dentelle de ses épaules, alla à l'un des lits, y prit une couverture brune et s'en enveloppa étroitement. Elle tremblait à la fois de froid et d'excitation. Puis, revenant vers Perinnaïc :

— Comment puis-je vous remercier de ce que vous faites pour moi ?

— C'est simple ! (Et, brusquement, le sourire avec lequel il contemplait la jeune fille se changea en une grimace hostile :) Faites tomber la tête de Morvan le naufrageur et je serai payé au centuple !

Il y avait tant de férocité dans la figure convulsée du bossu que Marianne réprima un frisson de dégoût.

— Je ne vois pas bien comment je pourrais faire. Je ne connais même pas son visage.

— Moi non plus. Mais il s'absente souvent et je sais qu'il se rend à Paris. Cela m'étonnerait qu'il y garde son fameux masque ! Cherchez à savoir qui il est... et si vous parvenez à l'envoyer sur l'échaufaud qui, si longtemps, l'a oublié, sachez que vous aurez vengé une foule de malheureux ! Allez vite, maintenant, vous me faites trop parler et la parole est dangereuse.

Rapide et souple, Marianne se glissa au-dehors.

Pour qu'elle pût retrouver son chemin, Perinnaïc lui avait remis une chandelle dans un grossier bougeoir, mais elle se souvenait parfaitement du chemin de la cuisine et retrouva sans peine la grande pièce, encore chaude. Le feu y brûlait encore et, jugeant qu'elle y voyait assez clair, Marianne éteignit sa bougie et la plaça sur le manteau de la cheminée. Puis elle gagna la petite pièce, grimpa sur la table et se mit en devoir d'ouvrir la fenêtre en priant le ciel qu'elle ne grinçât pas trop. A son grand soulagement, elle s'ouvrit sans difficultés. Marianne se pencha au-dehors.

La nuit était sombre et le vent soufflait fort, mais les yeux de la jeune fille s'accoutumèrent vite. Elle distingua, en face d'elle, une construction trapue, la grange sans aucun doute ! Vivement, elle jeta au-dehors la couverture qui l'aurait gênée et glissa son corps mince dans l'ouverture. Il y avait tout juste la place, encore se froissa-t-elle douloureusement les hanches en passant, mais elle était poussée par une volonté plus forte que la douleur. Aussitôt, elle se retrouva debout au-dehors. Le froid avait durci la terre et séché l'herbe, ce qui lui évita de se mouiller les pieds, mais il ne faisait vraiment pas chaud et Marianne se hâta de récupérer sa couverture. Puis elle prit sa course vers la grange. Ses pieds, légèrement chaussés, ne faisaient pas le moindre bruit. Il n'y avait personne en vue. La jeune fille, d'ailleurs, ne craignait guère de rencontrer quelqu'un. Elle savait déjà, pour avoir entendu grommeler la vieille Soizic, mécontente d'être obligée de porter le souper au prisonnier, que les Bretons n'aimaient guère sortir à la nuit close de peur de rencontrer les âmes errantes des trépassés.

Elle atteignit la grange, tâtonna pour trouver la clef, mais dut se hausser sur la pointe des pieds pour atteindre l'étroite faille entre deux pierres. Enfin ses doigts se refermèrent sur le métal froid. En revanche, elle eut quelque peine à trouver la serrure. Sa main tremblait d'énervement, son cœur battait à rompre sa poitrine, mais, quand la clef eut enfin gagné son logement, elle tourna sans peine et sans bruit parce qu'une main soigneuse avait dû mettre récemment l'huile nécessaire. Poussée par le vent qui s'engouffra en même temps qu'elle dans la grange, Marianne se retrouva sans trop savoir comment à l'intérieur. Elle se hâta de refermer le battant en pesant dessus de toutes ses forces. Puis, vaincue par l'émotion, ferma les yeux. L'impression d'irréel et d'absurdité revenait... c'était comme si elle jouait un rôle !

— Tiens ! fit une voix tranquille venue des profondeurs de la grange, c'est vous ? Il était temps, j'allais souffler ma chandelle.

Confortablement niché dans un tas de paille, Jean Le Dru, les bras croisés sur sa poitrine, regardait Marianne. Elle vit que la chandelle, presque consumée, brûlait encore, posée à même sur le plateau auprès des restes du repas. Mais elle comprit pourquoi Perinnaïc lui avait dit que, si elle voulait fuir, il lui faudrait fuir seule. Jean ne paraissait avoir souffert d'aucun mauvais traitement. Au contraire, on avait dû lui permettre de se laver, car ses cheveux blonds brillaient comme de l'or et son menton était débarrassé de sa barbe. On lui avait aussi donné des vêtements secs, mais un large bracelet de fer encerclait sa cheville et la reliait, par une chaîne épaisse, à un énorme anneau scellé dans la maçonnerie du mur. Le bracelet devait s'ouvrir avec une clef, mais, cette clef-là, Marianne ne la possédait pas.