Assise auprès d'elle, en face des trois hommes, Marianne ne put s'empêcher de demander où était Jean Le Dru et pourquoi il n'était pas là.
— Parce que, dans ma maison pas plus que dans les autres maisons nobles, les domestiques ne mangent avec les maîtres. Ces... messieurs, ajouta-t-il d'un ton railleur en désignant Vinoc et son compère, sont mes lieutenants. Ils ne sont pas nobles, mais cela fait une différence. Votre serviteur a la chance d'être servi à domicile... dans la grange où il est enfermé.
Force fut à Marianne de se contenter de ces explications. D'ailleurs, sans transition, Morvan avait entamé le bénédicité. Les trois naufrageurs et leur compagne piquèrent pieusement du nez dans leur écuelle, avec autant de piété que s'ils eussent été les plus honnêtes gens du monde. Décidée à ne plus s'étonner de rien, la jeune fille fit comme eux, après quoi, en silence, comme il convient pour aborder une chose aussi noble que la nourriture, on entama le repas.
Il était, lui aussi, d'un genre tout à fait nouveau pour l'exilée. Après une épaisse bouillie d'avoine grillée et quelques tranches d'un lard trop gras pour que Marianne eût envie d'y goûter, on servit des pommes de terre cuites sous la cendre. Voyant que les autres les écrasaient sur le bord de l'écuelle puis trempaient chaque cuillerée dans du lait froid dont il y avait abondance, elle fit comme eux et constata que c'était délicieux. Elle aima aussi les crêpes de blé noir, bien sucrées, qu'on lui servit ensuite et but plusieurs bols de lait. Morvan, seul, buvait du vin.
D'où elle était placée, Marianne pouvait voir l'intérieur d'une petite pièce, sorte de resserre, ouvrant sur le côté de la cheminée. Il y avait là, près de la fenêtre obscurcie par la nuit, une très grande table recouverte d'un drap blanc sur laquelle un petit homme chafouin était assis, les jambes croisées. Un monceau de tissus de toutes couleurs était poussé sur un côté de la table et, pour le moment, le bizarre personnage, teint jaune, cheveux noirs et plats, souples mains blanches, était occupé à enfourner une incroyable quantité de crêpes arrosées de crème épaisse que la vieille lui servait avec un empressement et une amabilité tout à fait inattendus. Marianne pouvait voir que tous deux bavardaient avec animation, mais n'entendait rien. Cependant, trop jeune pour savoir contenir sa curiosité, elle demanda :
— Qui est cet homme, celui qui mange auprès de ces étoffes ?
— Le tailleur, sauf votre respect ! répondit Morvan sans même se retourner. C'est la coutume chez nous de faire venir ces sortes de gens pour couper et coudre les vêtements. Ils sont très habiles et font de vraies merveilles. Si vous souhaitez qu'il vous fasse quelque robe, je serai heureux de vous conduire auprès de lui.
— Pourquoi mange-t-il seul dans cette petite pièce ?
— Parce que c'est le tailleur, sauf votre respect !
Cette fois, Marianne ouvrit des yeux immenses. Est-ce que le naufrageur, par hasard, se moquerait d'elle ?
— Pourquoi dites-vous tout le temps « sauf votre respect » ? fit-elle avec un brin d'insolence. Cela sent son paysan d'une lieue !
— Mais parce qu'un tailleur, sauf votre respect, n'est pas un homme et qu'il faut toujours s'excuser lorsque l'on prononce son nom. Cela n'enlève d'ailleurs rien à son habileté. Celui-là, qui se nomme Perinnaïc, est, à sa manière, un artiste.
Non, Morvan ne se moquait pas de Marianne. Il avait donné l'explication paisiblement, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde. D'ailleurs, la jeune fille interceptait déjà le regard haineux que lui lançait l'occupant de la petite pièce. Perinnaïc avait dû entendre ce que l'on disait de lui. Morvan n'avait même pas pris la peine de baisser la voix. Mais ce fut celle de Gwen qui s'éleva, acerbe :
— C'est un véritable artiste ! affirma-t-elle sèchement. On le demande dans toute la Bretagne et vous devriez être fier qu'il accepte de travailler dans votre castel boueux, quand les grands châteaux se l'arrachent.
Morvan eut un rire bref.
— J'oubliais ! Si les hommes méprisent cordialement le tailleur, sauf votre respect, les femmes, elles, en raffolent. Je pense que vous ferez comme elles !
Marianne ne répondit pas, mais son regard pensif s'attarda sur le petit homme qui, son repas terminé, avait repris auprès de lui un vêtement de velours noir qu'il brodait avec application de minces fils d'or. Ce qui l'intéressait, ce n'était pas tant l'habileté de l'homme que la haine surprise dans ses yeux, un fugitif instant. Ce genre de sentiment, s'adressant à Morvan, ne pouvait la laisser indifférente. Elle se promit de demander une robe, rien que pour approcher Perinnaïc. Avec les perles de sa mère dans sa poche, Morvan pouvait bien lui offrir cela !
Le souper s'achevait sur de nouvelles grâces. Marianne se leva et, sans juger bon d'en demander la permission, se dirigea vers le réduit du tailleur. L'homme ne leva pas les yeux à son approche, mais la jeune fille fut tout de suite fascinée. Avec une extraordinaire habileté, les doigts maigres de Perinnaïc traçaient, sur le velours noir, des entrelacs délicats, des spirales, d'étranges dessins qui semblaient naître seulement au gré d'une capricieuse imagination. Et Marianne était trop femme déjà pour ne pas admirer sans réserve, trop spontanée encore pour taire cette admiration.
— Vous êtes un très grand artiste ! murmura-t-elle sincère sans même songer que l'homme ne devait pas la comprendre.
Pourtant, il leva les yeux, sensible peut-être à la franchise du ton. Un sourire, un peu confus, à peine esquissé, éclaira son visage ingrat. Mais ce ne fut qu'un instant. Perinnaïc laissa aussitôt retomber ses paupières sans cils. D'ailleurs, la voix dédaigneuse de Morvan sonnait derrière Marianne.
— Décidément, aucune femme ne sait résister à l'attrait des chiffons. Demain, vous choisirez une étoffe et l'on vous prendra vos mesures. Oh ! rassurez-vous, il se contentera de mesurer votre bras. Cela lui suffit.
Marianne ne se donna même pas la peine de remercier. Sans transition, elle exprima le désir de voir Jean Le Dru. Elle voulait s'assurer, dit-elle, qu'il était convenablement traité. Malheureusement, ce genre de préoccupation n'avait pas de prise sur Morvan. Sans s'émouvoir, il lui déclara qu'elle n'avait à prendre aucun souci de son serviteur. Il était bien traité, ainsi qu'elle pouvait s'en assurer en voyant l'importance du repas que la vieille Soizic disposait sur un immense plateau. Mais il n'entrait pas dans les vues du naufrageur que son invitée allât s'entretenir avec un « serviteur » aussi suspect.
— Nous le verrons ensemble, demain, au jour, conclut-il, lorsque nous le mettrons au courant de ce que nous attendons de lui. Que pourriez-vous avoir de plus urgent à lui dire ? Il fait nuit, la journée est close, l'heure du repos est venue.
— Je n'ai pas sommeil ! lança sèchement Marianne qui, en effet, avait dormi toute la journée et que l'impatience rongeait au moins autant que l'inquiétude.
Il fallait qu'elle pût voir Jean sans témoins, qu'elle pût lui expliquer ce qu'elle attendait de lui et ce qu'il pouvait faire pour assurer leur salut commun. Resserrant autour de ses épaules le précieux châle d'Irlande, elle ajouta avec une nuance de défi :
— Que suis-je censée faire, maintenant ? Regagner, j'imagine, l'espèce de placard qui me sert de lit ?
Morvan se mit à rire.
— Je vois que vous n'appréciez pas nos lits clos, cependant si confortables lorsque le froid pince. Mais puisque vous n'avez pas sommeil, que souhaitez-vous faire ? Une promenade ? La nuit est bien noire et bien froide.
— Merci ! Je n'ai aucune envie de revoir les cadavres de ces malheureux que vous avez misérablement égorgés sur la plage.
— Vous me prenez pour un enfant, ma chère. Que faites-vous des garde-côtes et des douaniers ? Je sais bien qu'on ne les voit pas souvent dans nos parages, dont ils craignent un peu la sauvagerie et les rudes coutumes, mais on ne sait jamais. Les noyés ont été rejetés à la mer, les autres enterrés soigneusement. Nous n'en avons pas tué tellement, vous savez ! ajouta-t-il avec une ironie qui donna à Marianne envie de le gifler.
Pour ne pas éveiller sa méfiance, elle accepta la partie d'échecs qu'il proposa. Dans cette cuisine rustique, le naufrageur fit apporter une précieuse petite table de marqueterie sur laquelle étincelait un échiquier d'argent et de cristal ancien, puis deux fragiles fauteuils tendus de soie claire que l'on disposa devant le feu.
— C'est l'endroit le plus chaud de la maison, expliqua-t-il en s'installant dans l'un des sièges et en offrant l'autre à Marianne. Il y a bien ma chambre, mais la cheminée tire mal et l'on y gèle. Et puis, ajouta-t-il avec un lent sourire qui fit briller sous le masque ses dents de loup, nous ne nous connaissons pas encore assez pour que je vous propose d'y jouer avec moi à un jeu infiniment plus ardent. Jusqu'à preuve du contraire, vous êtes l'hôte envoyée de Dieu, et des Princes !
— Je crois savoir, riposta Marianne sans sourciller, que, pour jouer à ce jeu-là, il faut être deux... et vous auriez quelque peine à m'y décider aussi facilement qu'à celui-ci ! En revanche, il me serait agréable que vous ôtiez enfin ce masque. Votre visage de velours m'est pénible.
— Celui qu'il dissimule vous le serait cent fois plus ! fit-il sèchement. Si vous tenez à le savoir, je suis défiguré, belle enfant ! Un coup de sabre malheureux à Quiberon où j'ai tout de même pu sauver mes os du carnage et m'estimer heureux de m'en tirer à si bon compte. Aussi, laissons là mon masque, ma chère, et jouons.
Marianne était, de longue date, habituée au jeu savant des échecs. L'abbé de Chazay, dont c'était la passion, avait, au cours d'innombrables parties, développé avec patience son sens de la stratégie. Elle jouait bien, avec une audace et une rapidité capables de désarçonner un joueur solide. Mais, ce soir-là, elle n'était pas à la partie. Ses yeux voyaient à peine les pièces brillantes sur lesquelles les flammes allumaient des chatoyances dorées, parce que ses oreilles épiaient passionnément autour d'elle les bruits de cette maison étrangère. Gwen avait disparu comme par enchantement. La vieille Soizic s'était éloignée avec son plateau. Le bruit de ses sabots s'était fait entendre presque aussitôt sous la fenêtre de la cuisine. Il devait y avoir, tout près, une porte par laquelle on sortait et qui menait à la grange où Jean était enfermé. Les deux « lieutenants » s'étaient retirés, en traînant les pieds, après un gauche « bonsoir, la compagnie ». Peu après, ce fut le petit tailleur qui, sa chandelle à la main, traversa à son tour la cuisine pour gagner le trou où le châtelain lui permettait de dormir.
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