Comme Morvan restait étalé dans son fauteuil, tiraillant ses bizarres petites nattes, et ne lui offrait pas de s'asseoir, elle tira un siège, s'installa et déclara en croisant sagement ses mains sur son tablier de soie.

— Puisque nous devons parler sérieusement, parlons sérieusement. Mais de quoi ?

— De vous, de moi, de nos affaires enfin... Je pense que vous devez avoir une communication pour moi ?

— Une communication pour vous ? Et de qui ? Est-ce que vous oubliez que c'est la mer qui m'a jetée ici, ici où je ne venais pas ? N'imaginant pas que je pourrais avoir l'honneur de vous rencontrer, je ne vois pas bien qui aurait pu me donner pour vous la moindre commission.

Pour toute réponse, Morvan sortit de sa poche le médaillon d'émail bleu et le fit danser au bout de ses doigts.

— La personne qui vous a donné ceci ne peut vous avoir envoyée ici dans le seul but de visiter la Bretagne en hiver.

— Qui vous dit qu'elle m'a envoyée et que j'allais en Bretagne ? On débarque où l'on peut par les nuits de tempête ! Ceci est un souvenir que je dois au sacrifice de mes parents. Vous seriez d'ailleurs bien aimable de me le rendre... ainsi que les perles de ma mère. Elles n'ont rien à faire dans vos poches !

— Nous en parlerons plus tard ! coupa Morvan avec un sourire qui rendit son masque encore plus sinistre. Ce que je veux, pour le moment, c'est que vous me répondiez. Pour quelle raison avez-vous entrepris, au pire moment de l'année, cette dangereuse traversée ? Une fille de votre nom et de votre allure ne s'engage dans semblable route que si elle est au moins l'une des amazones du Roi... et si elle a une mission !

Marianne réfléchissait rapidement à mesure que Morvan parlait. Elle comprenait bien que le mystère pressenti en elle était sa meilleure sauvegarde. Raconter à Morvan les événements qui avaient détruit-son univers et ses illusions serait la dernière des sottises. Tant qu'il la croirait du même bord que lui, Morvan la ménagerait. Cette idée de mission était bonne à saisir. Malheureusement, Marianne n'avait jamais approché la famille royale exilée et, parmi les émigrés, elle n'avait guère rencontré que Mgr de Talleyrand-Périgord et, à son grand regret, le duc d'Avaray. Bien sûr, il y avait aussi son parrain, mais il n'avait jamais été prouvé que l'abbé de Chazay voyageât pour le service du Roi légitime. Celui de Dieu devait lui suffire amplement.

Par les trous du masque, les yeux froids de Morvan dévisageaient la jeune fille. Elle ne s'était pas rendu compte que le silence s'était installé entre eux pendant qu'elle réfléchissait. Le naufrageur insista :

— Alors, cette mission ?

— En admettant que j'en aie une... et il se peut, en effet, que ce soit le cas, elle ne vous concerne pas. Je ne vois donc aucune raison de vous en faire part. De plus, ajouta-t-elle avec une note d'insolence dans la voix, si l'on m'avait chargée d'un quelconque message pour vous, je ne pourrais même pas vous le donner : je ne sais pas qui vous êtes.

— Je vous l'ai dit : on m'appelle Morvan ! fit l'autre d'une voix rogue.

— Ce n'est pas un nom cela ! Et je vous ferais remarquer que vous n'avez pas encore eu la courtoisie de me montrer votre visage. Aussi, conclut Marianne, vous n'êtes pour moi qu'un inconnu.

Une bourrasque de vent ouvrit l'une des fenêtres, qui alla battre contre le mur, s'engouffra dans la salle et fit envoler quelques papiers posés sur la table. Morvan se leva avec un soupir excédé et alla refermer la fenêtre. En revenant, il moucha entre ses doigts une chandelle qui fumait et, finalement, vint se planter devant la jeune fille.

— Je vous montrerais mon visage si je le jugeais bon. Quant à mon nom, sachez que, depuis longtemps, je n'en ai plus d'autre que Morvan. C'est sous ce nom-là que l'on me connaît, là-bas, ajouta-t-il en désignant de la tête la direction où murmurait la mer.

— Je n'ai rien à vous dire, répliqua Marianne, le visage fermé, sinon vous prier de me rendre ce qui m'appartient, j'entends par là mes biens et mon serviteur, et de me laisser poursuivre mon chemin... du moins quand vous m'aurez fait donner à manger car, à ne vous rien cacher, je meurs de faim.

— Aussi passerons-nous à table dans quelques instants. Je vous attendais pour souper. Mais... auparavant, nous réglerons nos affaires. Je n'ai pas d'appétit quand quelque chose me tourmente.

— Moi, j'en ai en toutes circonstances. Alors, une bonne fois pour toutes, finissons-en et posez les questions que vous désirez.

— Où allez-vous ?

— A Paris, fit Marianne avec l'agréable impression de dire la pure vérité.

— Qui deviez-vous voir ? Le Hareng Rouge ? Ou bien le chevalier de Bruslart ? Encore que ce dernier ne soit sûrement pas à Paris.

— Je ne sais pas. On devait venir me chercher. J'ignore à qui j'ai affaire.

Morvan prit, à son tour, le temps de la réflexion. Mais ses réflexions, Marianne les devinait. Il devait se dire qu'une fille aussi jeune, aussi inexpérimentée, par conséquent, ne pouvait être chargée que d'un message sans grand danger et dont, surtout, elle ne pouvait deviner la valeur. Parvenu au bout de son raisonnement, il lui sourit, de ce sourire de loup qu'elle détestait d'instinct.

— Soit ! Je veux bien l'admettre et ne pas vous obliger à trahir votre secret... ce qui pourrait avoir, pour vous comme pour moi, des conséquences regrettables. Mais vous représentez pour moi une aubaine. Il serait stupide de ne pas en profiter.

— En profiter ? Mais comment ?

— Voici : j'ai déjà envoyé deux émissaires, l'un à Hartwell House, auprès du Roi, l'autre à Londres, chez le comte d'Antraigues. Aucun d'eux n'est revenu vers moi et, depuis des mois, je n'ai plus ni ordres ni directives. Je commençais à désespérer quand, miraculeusement, la mer vous a déposée sur mon rivage, vous qui êtes une envoyée de Dieu ! Vous ne voudriez tout de même pas, chère amie, que je vous laisse filer sans avoir obtenu de vous un peu d'aide ?

Le ton était doux, presque caressant, mais Marianne retint un frisson. Il y avait du chat dans cet homme et elle l'aimait mieux crachant la fureur que faisant patte de velours. Pourtant, elle ne montra rien de ses sentiments intérieurs.

— Comment puis-je vous aider ?

— C'est très facile. Vous resterez auprès de moi, mon... invitée d'honneur, la reine de ce triste manoir. Pendant ce temps, votre serviteur, cet homme auquel vous tenez tant et qui m'a tout l'air d'être autre chose qu'un simple domestique sera, par mes soins, reconduit en Angleterre. Bien accompagné, il se rendra auprès du Roi... ou de Madame Royale. Son Altesse doit vous aimer fort pour vous avoir remis ce précieux médaillon ! Elle ne sera pas insensible au fait que vous êtes retenue chez moi, empêchée de poursuivre votre mission jusqu'à ce que j'aie enfin obtenu satisfaction des princes, ou tout au moins réponse aux questions que j'ai posées.

Parce que Morvan épiait sa réaction, Marianne fit appel à tout son sang-froid pour ne pas broncher. Pourtant les projets du naufrageur n'avaient rien de réjouissant pour elle. Jean Le Dru n'accepterait jamais de jouer plus longtemps le rôle qu'elle lui avait imposé s'il s'agissait de retourner en Angleterre où l'attendaient les pontons de Plymouth ou de Portsmouth. Il dirait la vérité et serait alors en grand danger d'être égorgé sur place par les hommes de Morvan. Quant à elle-même, si jamais Morvan venait à se douter de ce qu'elle était au juste, c'est-à-dire une meurtrière fuyant la corde, s'il découvrait qu'elle n'était aucunement un agent des princes, sa vie ne vaudrait pas beaucoup plus cher. Morvan était homme à la livrer, proprement ficelée, à la police anglaise s'il espérait pouvoir en tirer le moindre profit. Ce qu'il fallait, c'était fausser compagnie au dangereux personnage et, pour cela, le plus tôt serait le mieux. Mais en attendant, il importait de gagner du temps. Et, comme Morvan demandait :

— Alors ? Que pensez-vous de ma proposition ?

Elle répondit avec beaucoup de calme, trouvant même la force d'un sourire :

— Je pense qu'elle est intéressante et que nous pourrons l'examiner plus en détail un peu plus tard... par exemple, lorsque nous aurons soupé !

Surpris peut-être de cette facile acceptation, Morvan éclata de rire et, se courbant, offrit son bras à la jeune fille :

— Vous avez vraiment très faim ! Et vous avez mille fois raison. Prenez mon bras, ma chère, et allons réparer nos forces.


L'endroit où l'on prenait les repas, chez Morvan, n'avait rien de la salle de festin. C'était une grande cuisine au sol de terre battue. Une cheminée de granit, aux proportions monumentales, en occupait tout un côté et montrait à l'intérieur, contre les parois noires de suie, un petit banc de pierre sur lequel un vieux aux longs cheveux gris, sous un chapeau rond délavé, méditait, le menton appuyé à un bâton noueux. A l'autre bout, sous l'étroite fenêtre, une longue table-huche était disposée perpendiculairement au mur et flanquée de deux bancs à dossiers. Des bols et des écuelles de faïence rouge étaient disposas dessus auprès d'une grande cloche de vannerie qu'une longue cordelette reliait à une poulie accrochée au plafond.

Les flammes du foyer et une torche de résine, plantée dans un landier de fer, comme au Moyen Age, éclairaient seules la longue pièce basse où régnait une forte odeur de bois brûlé.

Hormis le vieux paysan endormi dans la cheminée, il n'y avait que quatre personnes dans la cuisine lorsque Morvan y entra donnant la main à Marianne : la vieille que la jeune fille avait vue à son réveil et qui, pour le moment, veillait sur une grosse marmite, la belle Gwen et les deux hommes dont Marianne avait fait connaissance sur la plage, de façon si désagréable. Personne ne parlait. Gwen se contenta de jeter, vers la nouvelle venue, un coup d'œil dédaigneux avant de prendre place à table avec les autres.