En se redressant, Marianne fit craquer le bois du lit. La vieille tourna vers elle des yeux sans couleur sous des paupières fripées de tortue :

— Voilà de quoi vous habiller et il y a de l'eau chaude pour vous laver. Vous pouvez vous préparer.

Le ton autoritaire de la vieille hérissa Marianne, encore habituée à la déférence paisible de ses domestiques.

— J'ai faim ! fit-elle sèchement. Allez me chercher à manger.

— Plus tard ! riposta la vieille sans se démonter. Habillez-vous et allez rejoindre le maître. S'il lui plaît que vous mangiez, vous mangerez.

Et, appuyant sa boiterie sur un gros bâton noueux, la vieille quitta la pièce sans plus s'occuper de la jeune fille. Celle-ci se hâta d'enjamber la porte ajourée de son étrange lit, se retrouva sur un banc et, de là, sauta sur le sol qui, de terre battue, montrait de loin en loin quelques vestiges d'un dallage colorié. La pièce elle-même, de dimensions seigneuriales sous son plafond où quelques dorures brillaient encore sous les abondantes toiles d'araignées, n'avait d'autres meubles que trois de ces curieux lits-placards, aux parois sculptées avec un art naïf mais charmant, les bancs par lesquels on y montait et le banc disposé devant la cheminée qui, lui, supportait, outre les vêtements, une cuvette, du savon et des linges de toilette. La vieille avait fait dans la cheminée un vrai feu d'enfer et Marianne put se laver sans souffrir du froid. Elle le fit avec un certain plaisir, terminant par ses cheveux poissés de sable et d'eau de mer, jetant au fur et à mesure, par la petite fenêtre, les cuvettes d'eau sale sans se préoccuper de l'endroit où elles pouvaient tomber.

Enfin, elle se sentit propre, tordit ses cheveux en épaisses torsades qu'elle roula autour de sa tête, puis se tourna vers les vêtements préparés pour elle. A sa grande surprise, ils étaient d'une étonnante somptuosité pour des habits paysans. La robe, garnie au bas d'une broderie d'or, était de damas vert feuille, du même vert que le petit tablier de satin garni de dentelles. Un grand châle de dentelles et une coiffe de mousseline en forme de petit hennin complétaient la toilette, avec une paire de fins souliers à boucles d'argent. Marianne revêtit le tout avec un plaisir bien féminin, et, dénichant un vieux miroir pendu dans un coin, s'y contempla avec quelque complaisance. La robe semblait faite pour elle. Le corselet de velours sanglait bien sa taille mince et lé vert de la soie était le même que celui de ses yeux. Drapant avec grâce sur ses épaules le grand châle de dentelle d'Irlande, elle pirouetta sur elle-même et se dirigea vers la porte.

Les deux salles qui faisaient suite à la grande chambre offraient le même état d'abandon et de délabrement : murs nus où apparaissaient, de place en place, des vestiges de fresques où des figures chlorotiques erraient sur des fragments de prairies effritées, cheminées aux ciselures croulantes, absence totale de meubles et abondance de toiles d'araignées, si épaisses qu'elles formaient, tombant du plafond, de fumeuses draperies grises. Un instant, Marianne se demanda si Morvan ne l'avait pas installée dans une maison totalement abandonnée mais, par une porte entrouverte, des éclats de voix lui parvenaient. Elle se dirigea de ce côté, poussa la porte.

La pièce qui s'ouvrait au-delà aurait pu être aussi bien une salle à manger de château, grâce à son immense table, une salle de chapitre de monastère par la vertu des voûtes d'arêtes du plafond et du grand Christ de bois noir, étalé sur le mur du fond, ou un simple entrepôt tant les colis, caisses et ballots de toutes sortes s'y entassaient autour d'antiques fauteuils couverts de cuir clouté et de nombreux tabourets. Beaucoup de ces ballots étaient éventrés, laissant échapper des pièces de toile ou de soie, des balles de coton, des paquets de thé ou de café, des peaux tannées et une foule d'autres choses, produits récents ou plus anciens du pillage des épaves apportées par la mer. Mais Marianne ne s'attarda pas à détailler le décor, car, au beau milieu de ce désordre, une violente dispute opposait le chef des naufrageurs à une fort jolie fille portant un costume assez semblable à celui de Marianne, à cela près que sa robe était de satin vermeil et son châle de soie de Chine brodée de fleurs de pommiers.

Seul le ton furieux indiquait la querelle, car les deux adversaires s'affrontaient en breton et il n'était vraiment pas possible à la nouvelle venue d'y comprendre un seul mot. Elle se contenta de constater que la fille était brune comme elle, quoique moins foncée, qu'elle avait un joli teint rose et que ses yeux couleur de noisette pouvaient être d'une incroyable dureté. Elle constata, en outre, à sa grande surprise, que, si Morvan avait ôté son grand chapeau rond, il avait conservé son masque de velours noir. Mais déjà la fille avait fait volte-face en entendant entrer quelqu'un et, découvrant Marianne, tournait contre elle sa colère.

— Ma robe ! cria-t-elle furieusement, en excellent français cette fois. Tu as osé lui donner ma robe... et mes souliers, et mon beau châle d'Irlande !

— J'ai osé, en effet, répliqua la voix froide de Morvan sans même se donner la peine de hausser le ton. Et j'oserai bien davantage, Gwen, si tu continues à crier de la sorte. J'ai horreur que l'on crie...

A demi couché dans l'un des fauteuils, une jambe accrochée à un accoudoir, il jouait avec une cravache à pommeau d'or qui avait l'air toute neuve.

— Je crierai si cela me plaît ! riposta la fille. Cette robe est -à moi et je te défends de la donner.

— Elle était à moi avant d'être à toi puisque je t'ai nippée des pieds à la tête. Tu étais à peu près nue quand je t'ai ramassée près de la prison de Brest où tu attendais que l'on pende ton amant, un voleur comme toi... Tout ce que tu as sur le dos, c'est moi qui l'y ai mis, ma belle. Ceci, et ceci... et encore ceci !

Du bout de sa cravache, Morvan soulevait tour à tour la chaîne d'or qui entourait, le cou de la Bretonne, les dentelles de ses manches avec un dédain sous lequel Gwen frémissait de colère. D'un geste brutal, elle rabattit sa jupe que la cravache commençait à soulever, et cria :

— Tu ne m'as rien donné, Morvan ! Ce que j'ai, je l'ai bien gagné. Ce sont mes parts de prise... et le prix des nuits que je t'ai données. Quant à celle-là...

De nouveau, elle se tournait vers Marianne, peut-être pour lui reprendre ses vêtements, mais la jeune fille l'arrêta dans son élan en déclarant calmement :

— Croyez que je regrette, mademoiselle, de vous avoir emprunté, sans le savoir d'ailleurs, vos habits, mais considérez qu'il eût été regrettable pour moi de me présenter devant Monsieur (et d'un impertinent mouvement du menton elle désignait le naufrageur) uniquement vêtue d'une couverture. J'ajoute que, si vous voulez m'en trouver d'autres, je vous les rendrai volontiers.

Ce petit discours paisible fit sur Gwen l'effet d'une douche. La colère quitta son regard pour faire place à la surprise. Elle examina Marianne avec des yeux nouveaux, garda le silence un instant, puis finit par déclarer de mauvaise grâce :

— C'est bon ! Gardez-les un moment puisque vous n'en avez point d'autres ! (Mais, aussitôt, elle ajouta, pratique :) Tâchez de ne point me les abîmer.

— Je ferai de mon mieux, sourit Marianne que le langage de Gwen avait renseignée.

Cette fille devait être une paysanne sans doute dévoyée par la misère, puisqu'elle avait eu un voleur pour amant et, chose étrange, elle se sentait pour elle une vague sympathie. Depuis quelque temps, elle avait appris, elle aussi, ce qu'étaient la peur, la souffrance et la misère physique. Sur les quais de Plymouth, elle aurait été capable de n'importe quoi pour sauver sa vie et pour échapper à Jason Beaufort. Et puis, Morvan, décidément, lui déplaisait par trop. Cette Gwen avait une manière de lui parler qui, par simple solidarité féminine, mettait Marianne dans son camp. Peut-être, d'ailleurs, le naufrageur en eut-il conscience car, se redressant dans son siège, il désigna la porte à sa compagne.

— Va-t'en, maintenant ! J'ai à parler sérieusement avec cette jeune fille. Je te verrai plus tard.

Gwen obéit sans se presser. Roulant des hanches sous son châle chinois, elle se dirigea vers la porte, mais, en passant près de Marianne, elle eut un clin d'œil lourd de sous-entendus.

— Sérieusement ? Elle est trop bien roulée pour ça ? Je te connais, Morvan. Quand une belle fille passe à ta portée, tu ne sais pas garder tes mains dans tes poches. Seulement, fais attention : si tu lui donnes ma place après lui avoir prêté mes vêtements ;- il vaudra mieux que tu prennes garde à ta santé... et à la sienne ! Amusez-vous bien !

Elle fit une grimace à l'adresse de Marianne qui sentait fondre rapidement la « vague sympathie » que lui avait inspirée la Bretonne, et sortit d'un air de reine offensée. Mais du moins cet intermède avait-il permis à Marianne de retrouver son aplomb et c'est sans la moindre crainte qu'elle considéra le chef des naufrageurs. Après tout, ce n'était qu'un homme et, justement, Marianne avait décidé que les hommes ne lui en imposeraient plus. Le baiser que lui avait donné Jason Beaufort, comme l'indécente proposition qu'il lui avait faite, par la suite, les dernières paroles de Francis Cranmere avant de mourir, comme les regards et les gestes de Jean Le Dru lui avaient fait prendre brusquement conscience de son charme de femme et des pouvoirs qu'il lui conférait. Jusqu'à la fille qui venait de sortir, jusqu'à cette Gwen qui, à sa manière vulgaire, lui avait décerné, un brevet de beauté. Elle avait dit que Marianne était « trop bien roulée ». La jeune fille ne saisissait pas bien le sens de cette phrase bizarre, mais devinait vaguement que c'était un compliment.