Craintivement, elle entrouvrit les paupières. Les deux hommes discutaient à quelques pas d'elle, mais, au-delà, c'était une vision de cauchemar. Les naufrageurs au travail traînaient des caisses sur le sable, des ballots de toute sorte. Un peu partout, il y avait des corps rejetés par la mer, ceux des marins du vaisseau marchand, les uns déjà morts, d'autres, encore vivants sans doute, mais que les naufrageurs impitoyablement achevaient, à coups de couteau ou en les assommant à l'aide d'un gourdin. Plus loin, sur le récif, le navire, une énorme blessure au flanc, achevait son agonie.

Stupidement, Marianne se surprit à penser aux récits de naufrages – qu'elle avait lus jadis. Ils n'avaient rien de comparable avec ce qui lui arrivait. Elle pensa à Virginie préférant la mort à l'idée d'ôter sa robe. Quelle stupidité ! Est-ce qu'elle n'était pas à peu près nue aux mains de ces hommes ?

Revenant à la réalité, la jeune fille constata que la mer l'avait rejetée vers l'une des extrémités de la plage. Il y avait des rochers, tout près d'elle, des rochers dans lesquels, peut-être, il serait possible de se cacher. Tout à leur butin, les deux pillards ne devaient pas faire tellement attention à elle... et puis, dans ce vent glacial, elle avait si froid, si froid.

Tout doucement, elle commença à ramper mais, quoique son mouvement eût été bien léger, il fut aperçu. En un instant, les deux hommes furent sur elle et Marianne se retrouva maîtrisée, immobilisée. Les yeux agrandis d'épouvante, elle vit l'un des hommes, celui qui était encore vêtu, tirer de sa ceinture un long coutelas où le feu proche alluma un reflet sanglant. Il se penchait déjà sur elle pour lui trancher la gorge quand, des rochers, quelque chose bondit. Tiré en arrière et déséquilibré, l'homme roula sur le sable. Aussitôt son agresseur fut sur lui et les deux hommes entamèrent une bataille sauvage dans laquelle le pillard avait, sur Jean Le Dru, l'avantage du couteau. Toujours maintenue à terre par l'autre bandit, Marianne ne put qu'assister impuissante au combat. Impuissante, mais pleine d'espoir. Puisque Jean avait échappé à la mer, puisqu'il était là, sur ce sable, à se battre pour elle, pourquoi le gigantesque Black Fish ne reparaîtrait-il pas lui aussi, ce qui constituerait un sérieux rétablissement de l'équilibre des forces ?

Plus grand que son adversaire, Jean aurait dû retrouver en force une partie de son désavantage. Malheureusement, son séjour sur le ponton Europe et le récent combat qu'il venait de livrer pour sa vie à la mer l'avaient affaibli et, bientôt, il fut évident, pour la jeune fille, comme pour celui qui la gardait et qui manifestait son enthousiasme par des grondements de bête satisfaite, que bientôt le jeune Breton serait à la merci du pillard. Et Black Fish n'apparaissait toujours pas. Pleine, à la fois, de pitié et d'angoisse, Marianne comprit que tout était perdu. Déjà il avait le dessous. L'autre était accroupi sur lui et il tentait vainement de desserrer l'emprise d'une main qui, agrippée à sa gorge, commençait à l'étrangler. Affolée, Marianne cria en français :

— Par pitié ! Ne le tuez pas !

L'homme répondit par un ricanement mais, en écho à l'appel désespéré de la jeune fille, une voix glaciale ordonna :

— Assez ! Lâche cet homme, Vinoc !

L'obéissance fut instantanée. Jean le Dru se retrouva libre en même temps que les deux pillards reculaient, l'échiné basse, à la fois craintifs et serviles. L'homme qui venait de surgir de l'ombre avait l'air sinistre d'un oiseau de nuit, mais il devait être le chef des naufrageurs. De haute taille, il portait comme les paysans une veste en peau de mouton et de larges braies de toile plissée, serrées au genou, un chapeau rond de feutre noir, et ses cheveux, tressés en courtes nattes, tombaient de chaque côté de sa figure, mais un grand manteau noir pendait de ses épaules, par-dessus le costume rustique, des gants de gros cuir protégeaient ses mains et les traits de son visage se dissimulaient sous un masque de velours noir. De ce visage on ne voyait qu'une bouche forte à laquelle les coins tombants donnaient une expression de dégoût perpétuel et des yeux de couleur indéfinie, mais anormalement brillants. Voyant ce regard s'arrêter sur elle et la détailler, Marianne, pourpre de honte, se recroquevilla, serrant ses bras sur sa poitrine et cherchant à cacher dans l'ombre des rochers sa presque totale nudité. L'inconnu eut un froid sourire qui n'atteignit pas ses yeux mais, détachant son manteau noir d'un geste bref, il le jeta à la jeune fille en ordonnant aux deux hommes :

— Emmenez-la !

Puis, désignant Jean Le Dru qui se tenait devant lui, frémissant encore de sa récente bataille, il jeta, dédaigneux :

— Tuez-le !

Hâtivement drapée dans le manteau qui fleurait une odeur de verveine, parfaitement insolite chez un naufrageur, Marianne allait protester, mais Jean l'avait devancée. Avec amertume, il lança :

— Si c'était pour en arriver là, pourquoi donc as-tu retenu la main de cet assassin, il y a un instant ?

— Un réflexe ! Le cri de cette femme peut-être. Et puis, tu te battais bien. J'ai voulu voir qui tu étais.

— Rien... ou personne, comme tu voudras ! Un Français, un Breton comme toi... C'est pourquoi je ne comprends pas que tu veuilles me tuer.

Avec une sotte d'incrédulité, Marianne suivait le dialogue des deux hommes. Décidément, il était écrit que tout ce qui devait lui arriver aurait l'incohérence d'un mauvais rêve. Etait-ce vraiment elle, Marianne, qui était là, vêtue seulement d'un manteau prêté par un voleur, assise sur un rocher d'une grève bretonne battue par la tempête, gardée par des pilleurs d'épaves, tandis qu'un homme masqué de velours noir discutait de vie ou de mort avec un prisonnier évadé d'un ponton anglais ? Quand elle était petite, la vieille Jenkins, qui adorait les histoires, lui avait raconté une foule de contes fantastiques, rapportés des récits d'aventures survenues jadis à de malheureuses créatures poursuivies par une malchance persistante. On lui avait confié aussi les choses effarantes qui se passaient sur cette terre de France depuis que le peuple, devenu fou, avait noyé son élite dans un bain de sang et depuis qu'un Corse ambitieux s'était hissé au trône impérial. On lui avait dit tout cela... et elle en avait lu plus encore ; mais elle n'aurait jamais cru que pareille chose pouvait lui arriver, à elle ! Et, peu à peu, Marianne sentait qu'en elle mouraient des faiblesses, s'effritaient des scrupules, s'envolaient des pudeurs. Ce n'est pas impunément qu'on se retrouve tout à coup confrontée à la vie la plus brutale... Tout cela, au fond, était incohérent, stupide !

Cependant, entre Jean et l'inconnu masqué, d'autres paroles s'échangeaient :

— Pas de témoins, pas de survivants, c'est la première des lois quand on fait le métier que je fais.

— Joli métier ! Naufrageur !

— N'en dis pas de mal. On en vit largement et, par les temps qui courent, c'est une chose à considérer. Après tout, je t'offre une chance : jure de te joindre à nous et de me servir fidèlement et je te fais grâce ! Les braves ne sont pas si faciles à trouver.

Mais Jean haussa les épaules sans cacher son mépris :

— Te servir ? A quoi ? Pour ce genre d'ouvrage, ajouta-t-il en montrant la plage dévastée, tu n'as besoin que de voleurs et d'égorgeurs, pas de marins et, moi, je suis marin, marin de Surcouf !

De nouveau, Marianne remarqua la note orgueilleuse de la voix et fut intriguée. Qui était donc à la fin ce Surcouf dont Jean était si fier ? Mais apparemment l'homme au masque savait, lui, de qui il était question. Son poing se crispa tandis qu'il sifflait, entre ses dents serrées :

— Le Renard des mers, hein ?... le « baron » Surcouf ? Le plat valet de Buonaparte ? Tu viens de signer ton arrêt de mort, mon garçon ! et j'ai assez perdu de temps avec toi ! Allez, vous autres...

— Non !

Marianne s'était jetée en avant sans pouvoir contrôler son impulsion. Une seule idée dans sa tête lasse : sauver la vie de celui qui s'était battu pour elle, alors qu'il aurait pu, dans la cachette où, sans doute, il avait trouvé refuge, parmi les rochers, assister sans broncher à sa mort. Celui qui à l'instant de mourir l'avait embrassée. Elle se pendit de ses deux mains au bras de l'homme masqué et eut aussitôt l'impression de s'accrocher à une barre de-fer.

— Non, ne le tuez pas ! Il ment... Il ne sait pas ce qu'il dit. Ce n'est pas Surcouf qu'il sert, c'est moi !... Il ne voulait rien dire pour que vous ne sachiez pas qui j'étais, mais je ne veux pas le voir mourir à cause de moi.

— De toi ? fit l'inconnu avec hauteur. Qui donc es-tu ?

— Une aristocrate, comme vous... car vous êtes noble, n'est-ce pas ? Cela s'entend à votre voix, à votre façon de parler.

Même pour sauver sa vie, elle n'aurait pu dire ce qui l'avait poussée à dire cela. C'était peut-être une inspiration du Ciel, ou bien de l'enfer, mais, de toute façon, elle avait réussi à retenir l'attention de l'inconnu et quelque chose lui disait qu'elle ne s'était pas trompée. En effet, une lueur de curiosité s'allumait dans les yeux de l'homme.

— Peut-être, en effet. Pourtant, sachez que l'on m'appelle Morvan, sans plus ! Mais cela ne me dit toujours pas qui vous êtes.

— Je m'appelle Marianne d'Asselnat. Mon père et ma mère sont morts sur l'échafaud pour avoir voulu sauver la Reine. Et, tenez... (Elle venait de se rappeler subitement l'étrange présent de Madame Royale et reprit, d'une voix encore plus pressante :) Dites à vos hommes de vous remettre ce qu'ils ont volé sur moi. Vous y trouverez, avec un peu d'argent anglais et les perles de ma mère, un médaillon d'émail bleu contenant une mèche de cheveux blancs. Ce bijou m'a été remis par Madame la duchesse d'Angoulême. Il renferme les cheveux de la Reine martyre !