— Les naufrageurs ! Les s... !

La colère qui le secouait faisait trembler tout son corps, tandis qu'il tendait furieusement le poing vers la côte et son piège mortel. Contre elle, Marianne le sentait frémir, vibrer comme le bateau lui-même, et la sympathie instinctive qu'elle avait éprouvée pour le garçon s'en accrut. Son indignation se communiquait à son propre cœur, de même qu'elle ressentait dans chaque fibre de son corps l'excitation nerveuse de Jean. Curieusement, à cette minute, l'échappé des pontons et la fille du marquis d'Asselnat ne firent plus qu'un seul être, tant est profonde la solidarité née du danger commun.

Jean continua, crachant les mots :

— Ils attachent une lanterne aux cornes d'une vache qu'ils promènent sur le rivage pour que les navires en perdition croient voir, devant eux, un autre navire. C'est ce qui est arrivé à ce gros marchand dont les feux, à notre tour, nous ont attirés... Les misérables ! Les charognards !

Prise d'un besoin inconscient de calmer son frère de terreur, Marianne voulut tenter de cacher sa propre peur parce qu'elle sentait que, pour ce qui allait venir, Jean aurait besoin de toutes ses forces, de tous ses réflexes et parce qu'elle aussi avait besoin qu'il demeurât pour elle un rempart solide. Regardant la ligne indécise du rivage, elle demanda :

— Cette côte, qu'est-ce que c'est, le savez-vous ?

Ce fut Black Fish qui lui répondit d'une voix paisible, exactement comme si le danger ne le concernait plus.

— L'un des plus dangereux endroits de la côte bretonne. On l'appelle la Paganie et c'est bien vrai que ses habitants sont plus sauvages que des païens. C'est un pays rude, inculte, où seule la mer peut nourrir. Ils s'arrangent pour qu'elle soit particulièrement généreuse. (Puis, avec une soudaine douceur dans la voix, il ajouta :) Je crois bien que, cette fois, nous allons mourir, petite.

En effet, la mer sifflait autour du petit bateau pris dans un tourbillon d'écume. Autour des trois malheureux cramponnés l'un à l'autre, toute l'anse aux récifs mugissait, mais un fracas terrifiant vint dominer le bruit de la tempête. Au même instant, des feux s'allumèrent sur le rivage et le paysage tragique s'éclaira d'une lumière d'incendie. Des cris d'angoisse vrillèrent la nuit, se mêlant au bruit du bois qui éclatait. L'énorme masse du navire marchand se souleva, retomba dans un grondement de tonnerre : il venait de se jeter sur un brisant plus haut que les autres et, ce que Marianne et ses compagnons venaient d'entendre, c'était le bruit de sa coque qui s'ouvrait. Elle put voir encore de petits points noirs qui s'agitaient sur le pont et dans la mâture du vaisseau, elle put voir des silhouettes armées de torches qui couraient en tous sens sur ce qui devait être une petite plage, puis elle ne vit plus rien, parce qu'à son tour le sloop s'en allait vers sa fin, et parce qu'une terreur folle s'emparait d'elle. Jusque-là, elle en avait été sauvée par la tragique grandeur du spectacle, mais maintenant elle réalisait pleinement son propre et mortel danger. Avec des yeux épouvantés, elle considéra l'eau noire qui écumait furieusement si près d'elle, l'eau qui dans quelques instants allait l'engloutir.

Toujours cramponnée à Jean, elle se signa vivement, murmura une prière, eut une pensée pour sa tante Ellis qu'elle allait rejoindre, pour Francis et pour Ivy aussi... Est-ce que, dans l'au-delà, les disputes humaines pouvaient continuer ? De toute façon, cela n'avait pas beaucoup d'importance. Ce qui comptait, c'était d'obtenir le pardon du double crime involontaire qu'elle avait commis. Puis elle se dit qu'elle allait fermer les yeux pour ne plus voir la terrible scène du naufrage et qu'elle ne les rouvrirait plus, mais, auparavant, elle regarda le garçon qu'elle étreignait. Il semblait changé en statue. La tête haute, le visage de marbre, il regardait le vaisseau en perdition et, tout contre elle, Marianne sentait frémir chaque fibre de son corps. Mais il eut conscience de son mouvement, la regarda comme s'il sortait d'un rêve. Ce ne fut qu'un instant. Brusquement, il la saisit aux épaules.

— Et, bien sûr, vous n'avez jamais appris à nager ? Vous n'en avez même pas la moindre idée ! On n'apprend pas ça aux filles chez vous..., cria-t-il avec une violence désespérée.

— Mais... si, j'ai appris à nager ! Dans une rivière bien sûr, pas dans cela ! fit-elle en frissonnant tandis que, du menton, elle désignait la mer en furie.

— Si c'est vrai, vous pourrez peut-être vous en tirer, dit près d'elle la grosse voix de Black Fish.

Mais Marianne réalisait pleinement, maintenant, tout ce que signifiait ce seul mot : nager, et s'en épouvantait comme si elle n'avait jamais appris. Elle s'agrippa à Jean de toutes ses forces.

— Je sais nager... mais j'ai peur ! J'ai tellement peur ! Je vous en supplie, ne me quittez pas, ne me lâchez pas... Sans vous, je suis sûre de mourir.

Une douceur s'étendit sur le visage crispé du garçon. Devant la terreur de cette enfant, il oubliait sa propre angoisse pour ne plus songer qu'à la défendre. Les yeux qui l'imploraient étaient si beaux ! Le visage levé vers lui avait tant de grâce que, soudain, il se sentit la force de vingt paladins. Il la serra contre lui avec emportement :

— Non, je ne vous lâcherai pas ! Je vous garderai contre moi... Je vous serrerai si fort que la mer ne pourra pas vous prendre.

— Pas de folles promesses ! grommela Black Fish. Une fois dans l'eau, on se débrouille comme on peut, mais ça serait bien le Diable si à nous deux on ne parvenait pas à la tirer de là... en admettant qu'on s'en tire nous-mêmes, bien sûr.

Mais Jean ne l'écoutait pas. Poussé par l'inconscient désir né en lui à l'instant même où il avait regardé Marianne pour la première fois, il venait de poser ses lèvres sur celles de la jeune fille et, pour un court instant, Marianne oublia sa peur tant ce baiser avait de douceur et de tendresse. Au même instant, le sloop se souleva comme s'il voulait s'envoler, pencha sur un côté, puis retomba brutalement avec un craquement tragique. Marianne et Jean furent précipités à la mer, mais la violence du choc fut telle que leur étreinte fut rompue et Marianne, épouvantée, se retrouva au milieu des crêtes blanches de la mer.

Etourdie, aveuglée, elle commença par couler à pic, mais sa volonté de vivre guidait son instinct d'animal en péril. Sans trop savoir comment, elle finit par émerger. Elle revint à la surface, à demi suffoquée, crachant l'eau par le nez et la bouche, mais vivante. Ce fut pour constater avec une certaine stupeur qu'elle s'était beaucoup rapprochée de la plage. Une haute vague la roula, l'empêchant de s'effrayer davantage du spectacle qu'elle y avait aperçu. Des hommes couraient en tous sens, avec des cris insensés. Certains, entièrement nus malgré le froid, se précipitaient dans l'eau, armés de longues gaffes avec lesquelles ils attiraient à eux les débris du navire. C'était comme une vision de l'enfer et, du fond de son esprit diminué par la peur et la fatigue, Marianne pensa qu'après tout c'était peut-être des démons... A nouveau, elle retrouva l'air libre, chercha à voir si ses compagnons apparaissaient ; à nouveau une montagne d'écume s'abattit sur elle pour l'engloutir. La mer la roulait comme un simple coquillage, l'entraînant vers la plage, puis l'emportant à nouveau au large pour la ramener encore. C'était comme si le flot voulait la broyer pour mieux l'assimiler à ses profondeurs liquides. Peut-être qu'après tout c'était cela, la mort ?

Mais, soudain, il y eut une douleur fulgurante. Elle déchira le flanc droit de Marianne qui, poussant un cri d'agonie, perdit enfin connaissance.


Quand elle ouvrit les yeux, elle était au pouvoir des démons. Deux hommes la maniaient sans douceur. L'un la palpait sur tout le corps, tandis que l'autre lui arrachait ses vêtements. Elle sentit le sable froid sous son dos nu, la brûlure de son côté qu'une gaffe avait dû blesser en l'attirant à terre, mais elle referma ses yeux à peine ouverts tant ce qu'elle avait entrevu l'avait épouvantée. Deux hommes aux longs cheveux, au visage sale mangé d'un poil hirsute où brillaient des yeux de fauves, étaient penchés sur elle. Celui qui la dépouillait était entièrement nu, avec de gros muscles dévorés d'une épaisse fourrure noire. Ils grognaient comme des animaux en lui arrachant tout ce qu'elle avait sur elle, et, guidée par un instinct aveugle, elle pensa que sa seule chance de salut était de contrefaire la mort. Elle avait si froid que ce ne devait pas être impossible. Les deux pillards ne s'intéressaient nullement à son état de santé, mais bien plutôt à ses vêtements. Elle entendit leur grondement de triomphe quand ils découvrirent la poche de toile où elle gardait son modeste trésor. Ils se mirent à parler ensemble dans un langage rocailleux qu'elle ne comprenait pas, mais elle devina qu'ils se disputaient les perles, l'or et le médaillon de Madame Royale. C'était le peu qui lui restait, dont ces hommes s'emparaient et, pourtant, Marianne n'avait même pas envie de pleurer. Elle avait tellement peur, tellement froid, elle se sentait tellement brisée qu'elle ne pouvait plus éprouver d'autre sensation que physique et se contentait de prier, de toutes ses forces, pour que, l'ayant dépouillée, ces hommes se tinssent pour satisfaits et s'éloignassent, l'abandonnant sur la plage.

Une idée, cependant, lui restait. La pensée de ses compagnons d'infortune. Où pouvaient être Jean et Black Fish ? C'étaient des marins, des hommes habitués aux pires tempêtes, et ils auraient dû toucher terre en même temps qu'elle au moins, sinon plus vite. Mais elle était seule, elle le devinait. S'ils n'étaient pas morts, ils ne l'auraient pas abandonnée aux mains de ces hommes affreux ! Jean lui avait promis de veiller sur elle. Il l'avait embrassée comme s'il l'aimait vraiment... Oui, 'il devait être mort... et Marianne eut l'impression qu'il ne lui restait plus rien au monde.