Elle sentit alors que deux mains la saisissaient et qu'on la relevait. Quelque chose de froid fut appliqué contre sa bouche :
— Ça ne va pas, hein ? fit à son oreille la voix de Jean Le Dru. Buvez, ça vous fera du bien !
Elle reconnut l'odeur âpre et parfumée du rhum, en avala machinalement une gorgée, mais son estomac vide se révolta contre l'alcool. Repoussant brusquement les bras qui la tenaient, elle ouvrit de grands yeux affolés, et avec un hurlement, se précipita sur la rambarde, la tête en dehors. Durant quelques abominables secondes, Marianne oublia toute dignité tandis que des spasmes lui retournaient l'estomac. Elle ne prêta même aucune attention aux gifles mouillées que la mer lui administrait et qui, d'ailleurs, la ranimèrent. Elle se cramponnait au bordage tandis que Jean, qui l'avait solidement ceinturée, l'empêchait de son mieux de passer par-dessus bord. Quand les violentes nausées lâchèrent un peu prise, elle glissa en arrière comme un linge abandonné et fût tombée si le Breton ne l'avait retenue. Tout doucement, avec des gestes presque maternels, il la recoucha sur la toile, l'enveloppa de son mieux. La voix de Black Fish lui parvint, comme enveloppée de coton.
— Tu n'aurais pas dû la faire boire. Elle devait avoir faim.
— C'est la plus belle crise de mal de mer que j'aie jamais vue, répliqua l'autre. Ça m'étonnerait qu'elle puisse avaler même une noisette.
Mais Marianne refusait de prendre part au débat. Elle n'était sensible qu'à l'instant de rémission que lui accordait cette subite et affreuse maladie et, osant à peine respirer, épiait les moindres réactions de son corps. Ce ne fut d'ailleurs qu'un très court instant car, après quelques minutes, les nausées revinrent et Marianne retomba au pouvoir du mal de mer.
Lorsque tomba la nuit, la houle devint tempête et, chose étrange, les nausées de Marianne se calmèrent. Les mouvements du bateau se firent si violents qu'ils mirent un terme aux écœurants balancements de son estomac. Elle émergea enfin de la profonde misère dans laquelle s'était traînée pour elle cette journée d'enfer. Mais ce fut pour trouver un autre genre d'angoisse, celle de la peur.
En se glissant hors de l'étroite cabine où Jean Le Dru l'avait installée pour qu'elle fût à peu près au sec, la jeune fille crut que le monde lui tombait sur la tête. La mer explosait de toute part sous un ciel noir où couraient des nuages fuligineux. Le bateau, dont les deux hommes avaient amené les voiles, dansait comme un bouchon dans l'eau bouillante. De temps en temps, il plongeait à travers un mur de brouillard dont on ne pouvait voir s'il tombait du ciel ou bien si l'écume de la mer en furie lui donnait naissance. Puis il en ressortait pour se ruer presque aussitôt dans un autre. On aurait dit qu'une main géante s'emparait du petit sloop pour le lancer comme une balle à travers la tempête, le laissait aller un moment puis le reprenait pour le jeter plus loin.
Mais ce qui effraya le plus Marianne, ce fut la figure des deux hommes. A travers les paquets de mer qui bondissaient de part et d'autre du bateau, elle aperçut Black Fish, toujours rivé à sa barre, courbant le dos pour lutter contre le vent furieux. Jean, de son côté, achevait de ferler les voiles malgré l'eau qui l'aveuglait. Tous deux étaient inondés mais ne s'en souciaient pas. En revanche, leurs visages crispés, tendus, criaient leur inquiétude.
Black Fish aperçut la jeune fille et hurla dans le vent :
— Reste dans la cabine ! Tu n'as rien à faire ici ! Tu gênerais la manœuvre et tu risques de te faire emporter !
— J'étouffe ! cria-t-elle... et je préfère rester ici.
Jean bondit vers elle, l'enveloppa de ses bras et tenta malgré sa résistance de la faire rentrer. Rn vain, elle s'agrippa à lui.
— Je vous en prie, laissez-moi rester avec vous... J'ai peur, toute-seule.
Une gerbe d'eau lui coupa la parole. En une seconde elle fut trempée des pieds à la tête, mais ne se cramponna que plus fermement à son compagnon. Au même moment, un double cri de terreur leur échappa. Le brouillard venait de se déchirer montrant, droit devant l'étrave du bateau, une effrayante, une vertigineuse falaise noire. Le hurlement du pilote fit écho à celui de ses compagnons.
Instinctivement, Jean serra Marianne contre lui. Persuadée que leur dernière heure était venue, la jeune fille ferma les yeux, enfouit son visage contre l'épaule de son compagnon. L'étreinte du garçon était si ferme, si rassurante aussi qu'elle découvrit avec étonnement que sa peur diminuait. Dans un instant, elle allait mourir dans les bras d'un inconnu mais, au fond, cela n'avait pas tellement d'importance. Puisque sa vie avait choisi de sombrer dans l'absurdité, il était peut-être bon qu'il en fût ainsi. Elle était bien, contre cette poitrine d'homme... Et puis, rêvait-elle ou bien est-ce que deux lèvres chaudes s'étaient pressées contre sa tempe ?
Mais le choc attendu ne se produisit pas. Brutalement redressé par Black Fish, le petit bateau virait de bord si brusquement que Marianne et Jean, déséquilibrés, roulèrent sur le plancher. Marianne rouvrit les yeux. La muraille luisante du récif glissait lentement le long du bateau qui l'avait évitée de justesse. Derrière la jeune fille, le marin jura avec une violence proportionnée à la peur qu'il avait eue.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Jean Le Dru.
— Les Rochers Douvres, je pense, répondit Black Fish. Je ne croyais pas m'en être approché. Nous l'avons échappé belle !
Pour se remonter le moral, il se fit passer le flacon de rhum, en avala une large rasade avant de se consacrer de nouveau à la conduite du sloop, qui, rocher doublé, plongeait dans une nouvelle nappe de brume liquide. Mais Jean était inquiet et ne le cacha pas.
— Comment se fait-il que nous ayons approché les Douvres ? Ce n'est pas notre route.
— On fait ce qu'on peut, grogna Black Fish. Ma boussole est détraquée. Je navigue à l'estime.
— Alors, que la Vierge et sainte Anne d'Auray nous protègent !
Le souhait pieux se perdit dans les hurlements du vent qui, à cet instant, redoublait de violence. Un paquet de mer bondit par-dessus bord, coupant le souffle de Marianne que Jean, fermement, entraîna vers la petite cabine. Black Fish, tel Atlas supportant le ciel sur ses épaules, demeura seul debout dans la tempête.
— Navire droit devant ! Nous sommes sauvés !
La voix de Black Fish avait les intonations du triomphe et du soulagement. Marianne et Jean lui firent écho. C'est que, depuis des heures, on courait à l'aveuglette dans le vent et la pluie. La situation de la Mouette était devenue plus que critique. A quelques encablures des sinistres Douvres, un récif à fleur d'eau avait endommagé le gouvernail. Les voiles que l'on avait tenté de hisser avaient été emportées quand le mât s'était abattu, brisé par un terrible coup de vent. Le navire aveugle, paralysé, naviguait depuis au gré des flots déchaînés. Pour Marianne, le pire avait été quand elle avait vu Black Fish abandonner son gouvernail et venir se coucher auprès d'elle et de Jean. Depuis leur départ, elle s'était habituée à voir dans le gigantesque marin une espèce de dieu aquatique faisant corps aussi bien avec son bateau qu'avec la mer elle-même. Le bateau était solide et, cependant, la tempête l'avait détruit en partie, l'homme paraissait indestructible et, cependant, il s'était abattu lui aussi. Elle n'avait pu s'empêcher de remarquer, du fond de son angoisse :
— Nous en sommes là ?
Le marin avait haussé les épaules, grognant avec humeur :
— Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Ramer ? Essayez si cela vous chante, quant à moi je n'ai plus aucun moyen de faire marcher ce sacré bateau. Alors, autant s'en remettre à la Providence.
Et, d'un geste irrité, il avait tiré son absurde chapeau, trempé d'eau, sur ses yeux, comme s'il voulait dormir, mais, sous le bord dégoulinant, son regard demeurait aux aguets. Il avait immédiatement repéré les feux arrière d'un navire qui, dans leur situation actuelle, constituait une bénédiction du ciel.
— Nous sommes sauvés, répétait Marianne avec un soulagement trop nerveux pour être apaisant. Sauvés !
Mais Jean se chargea aussitôt de la calmer.
— Voire ! grommela-t-il. Il faudrait d'abord savoir ce qu'-est ce navire. Il peut être pirate et refuser de nous prendre à bord. Nous ne représentons rien en tant que prise. Il peut aussi être anglais et me renvoyer aux pontons.
Mais elle refusait de croire que, par une nuit si noire, si affreuse, un capitaine de navire pourrait manquer de cœur au point de vouer froidement à la perdition les trois malheureux passagers d'un bateau de pêche. Les yeux brûlés par le sel, si trempée d'eau qu'elle ne pouvait même plus imaginer la simple notion de sécheresse, la jeune fille regardait passionnément cette double étoile qui dansait dans l'obscurité, évoquant dans sa mémoire les gros navires qu'elle avait entrevus dans le port de Plymouth, pansus et rassurants comme une chaude auberge au coin d'un bois glacé par l'hiver. Et elle avait tellement envie d'échapper à cet enfer d'eau, de vent, de froid et de peur ! A cette minute de grand péril, elle se retrouvait une enfant terrifiée, cherchant la moindre protection, le plus petit secours, le plus faible espoir, pour avoir moins peur, moins froid.
— Le vent nous pousse vers lui, remarqua Black Fish, qui, accroché à son bordage, fouillait la nuit.
Presque aussitôt, il cria de plus belle :
— Nous devrions être près d'un port. Je vois une autre lumière par tribord.
Il s'interrompit, le souffle coupé, tandis que Marianne épouvantée se jetait dans les bras de Jean avec un gémissement de frayeur. La nuit, tout à coup, se fit plus claire et, brusquement, la silhouette d'un gros écueil glissa par tribord à une allure folle, puis un autre. Le sloop désemparé filait comme le vent. Les feux du navire se rapprochaient à une vitesse vertigineuse. Bientôt, ses contours se détachèrent, sombres sur le ciel. Et soudain, un mince rayon de lune se faufila entre deux nuages, toucha l'eau bouillonnante. La forme tragique d'un gros navire marchand qui semblait ivre se dessina, brouillée par l'eau écumante qui fuyait sous lui en sifflant. Aux mâts, noirs comme des arbres dépouillés, les voiles arrachés pendaient, inutiles chiffons mouillés. En même temps, d'énormes rochers luisants aux formes fantastiques apparurent l'espace d'un instant, des rochers où dansait la seconde lumière, celle que Black Fish avait prise pour l'annonce d'un port. Le hurlement de Jean Le Dru creva les tympans de Marianne :
"Marianne, une étoile pour Napoléon" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon" друзьям в соцсетях.