En effet, sous le plancher du sloop, à la limite de l'enlisement, Marianne percevait un frémissement. C'était comme si quelque chose travaillait et se gonflait. Black Fish réapparut. Il détacha l'amarre, saisit la rame et d'une forte poussée détacha le bateau du vieux môle. Il était temps. Sur le ponton, des torches couraient comme des feux follets. Une lumière apparut entre les grillages des sabords, révélant des ombres noires qui gesticulaient. Des silhouettes de soldats apparurent, traînant leurs armes. Mais, déjà, le sloop, arraché à la lise d'un coup d'aviron, avait débordé, doublé les pierres croulantes, retrouvé le courant du Tamar. Black Fish, attelé à sa rame, godillait comme un forcené et, cette fois, aidé par le courant, le léger navire filait bon train. Fascinée, Marianne regardait fonctionner l'extraordinaire machine humaine qu'était le marin. Le bateau semblait doué, grâce à lui et malgré son poids, d'une formidable force de propulsion. Lancé au plein milieu de l'estuaire, il venait de dépasser le phare quand, derrière lui, le canon tonna. Black Fish jura sans prendre la peine de baisser la voix.
— Tonnerre ! La fuite est découverte !... Heureusement, le vent se lève...
Il faisait même mieux que se lever ; il soufflait avec une violence qui effraya Marianne. L'estuaire était, tout à coup, devenu immense. Ses berges avaient fui de chaque côté, laissant une large étendue de mer où les vagues soulevaient des rouleaux d'écume. Imperturbable, Black Fish hissa les voiles et empoigna le gouvernail. La toile claqua dans le vent, se gonfla victorieusement. Le sloop bondit en avant, courut vers la haute mer. Il n'y avait plus, devant lui, franchies les dernières bouées, que le grand large. L'écho du canon se perdait dans le grondement du vent. Suffoquée par la violence de l'air, Marianne cria :
— Nous sommes en pleine tempête.
— Ça ? une tempête ? ricana Black Fish. Quand tu en auras vu une, fillette tu ne l'oublieras plus. C'est tout juste un bon coup de vent qui nous fait faire du chemin, assez fort pour ôter l'envie aux garde-côtes de nous coller aux fesses ! Et ne viens pas me dire que tu as peur. Je t'avais bien prévenue.
— Je n'ai pas peur ! riposta Marianne farouche. Et la preuve, c'est que je vais dormir là !
— Tu ferais mieux de rentrer dans la cabine.
— Non !
Cela, elle ne pouvait s'y résoudre. Dans la cabine, il y avait cet inconnu, ce prisonnier évadé qui ne pouvait être qu'une sorte de brigand, puisque c'était l'un des affreux Français de Napoléon. Elle préférait cent fois les brutalités du vent et même les paquets de mer à la compagnie de cet homme, dont la présence à bord lui faisait mieux sentir sa propre déchéance. Entre l'évadé et l'ex-châtelaine de Selton Hall, il n'y avait plus d'autre distance que la volonté de Marianne. Et puis, maintenant qu'il ne restait plus qu'à attendre les côtes de France, sa fatigue accumulée la terrassait. Elle était si lasse qu'elle aurait pu dormir couchée dans une flaque d'eau. Enfin, il y avait encore les lourdes vapeurs du rhum qui lui étaient inhabituelles et qui, cette fois, se faisaient sentir.
— A ta guise ! fit Black Fish. Attrape ça et entortille-toi dedans.
« Ça », c'était une toile à voile, rude au toucher mais sèche et assez épaisse pour être presque imperméable. Marianne s'en enveloppa avec un sentiment de gratitude, s'en fit une sorte de guérite au creux de laquelle elle se nicha. Puis, roulée en boule, comme un chat dans sa corbeille, la tête sur un rouleau de cordage, elle ferma les yeux et plongea d'un seul coup dans le sommeil.
Le visage que Marianne découvrit, en ouvrant les yeux, était agréable à regarder. Traits fins et virils, cernés d'une courte barbe dorée, yeux clairs, pour le moment pleins d'admiration. Elle crut d'abord qu'il était le prolongement du rêve qui, un instant, l’avait ramenée à Selton, dans son univers encore si proche. Mais l'univers dont le visage faisait partie était bien loin de la paisible campagne anglaise. C'était un monde mouillé, turbulent, fait d'un ciel gris aux lourds nuages courant vers le bout de l'horizon, d'embruns salés, d'écume glacée, dont les gerbes floconneuses retombaient sans cesse. Un monde aquatique sur lequel régnait la silhouette massive de Black Fish, debout à la barre de la Mouette, ses mains énormes accrochées à ses prises, formidable et absurde comme un Neptune de cauchemar.
L'homme à la barbe blonde avança une main. D'un doigt hésitant, il toucha la joue mouillée de Marianne et murmura, comme s'il ne pouvait croire à ce qu'il voyait :
— Une femme !... Une vraie femme ! Il y en a donc encore ?
Le rire tonitruant de Black Fish éclata au-dessus de sa tête, dominant le vent.
— Sûr qu'il y en a encore, de ces bon Dieu de femmes ! Et plus qu'il n'en faudrait pour la tranquillité des bons garçons comme toi et moi ! T'occupe pas de celle-là, mon gars !
— Elle est bien jolie, pourtant.
— Sûr qu'elle est jolie, mais ce qu'elle vaut au juste, je ne pourrais pas te le dire ! Elle m'a raconté qu'elle voulait passer en France pour retrouver un garçon, mais je sais qu'elle m'a menti. Si ce n'est pas la frousse qui l'a mise là, je veux bien être pendu ! Elle a peur, elle fuit quelque chose : peut-être la police... C'est sans doute une voleuse. Avec sa belle frimousse, elle a dû refaire la bourse d'un milord et on lui court après.
Durant tout le dialogue échangé en français par les deux hommes, Marianne avait réussi à se taire, mais s'entendre suspecter de vol était plus qu'elle n'en pouvait endurer. Elle repoussa sa toile à voile et riposta, furieusement, dans la même langue :
— Je ne suis pas une voleuse et je vous défends de m'insulter ! Je ne vous ai pas payé pour ça !
Une même stupeur arrondit les yeux des deux hommes. Black Fish faillit en lâcher la barre.
— Comment, mâtine, tu parles français ?
— Pourquoi pas ? fit-elle hargneuse, c'est défendu ?
— Non... mais tu aurais pu le dire !
— Je ne vois pas pourquoi ! Vous ne m'avez pas non plus appris que vous parliez, vous aussi, cette langue... et sans le moindre accent ! Ma parole, on jurerait que vous êtes du pays !
— Tu as la langue rudement bien pendue, ma fille, gronda Black Fish. Si j'étais toi, je le prendrais de moins haut, car, après tout, rien ne m'empêche de te prendre par le col de ta robe et de t'envoyer par-dessus bord ! Tu me fais tout à coup l'effet d'une drôle de fille... Qui est-ce qui me dit que tu n'es pas une espionne ?
La colère empêcha Marianne d'avoir peur.
— Personne, riposta-t-elle. Et si vous avez envie de me jeter à la mer, ne vous gênez pas ! Vous me rendrez service. Je regretterai seulement de m'être trompée sur vous. Je vous avais pris pour un contrebandier. Apparemment, vous êtes surtout un assassin !
— Sacré tonnerre de bon sang de...
Rouge de fureur, Black Fish lâchait déjà son gouvernail et allait se jeter sur la jeune fille. Au risque de passer, lui aussi, par-dessus bord, l'évadé du ponton se jeta entre eux, repoussant fermement le géant qui s'immobilisa, le poing levé.
— Allons, Nicolas, du calme, tu n'es pas un peu fou ? Tu n'as pas vu que c'est une gamine ?
Puis, revenant à Marianne, il demanda gentiment :
— Quel âge as-tu, petite ?
— J'ai dix-sept ans, répondit-elle à contrecœur. (Mais aussitôt, elle ajouta :) Pourquoi l'appelez-vous Nicolas ?
Le garçon se mit à rire, découvrant de belles dents solides et saines.
— Mais parce que c'est son nom. Tu n'imaginais tout de même pas qu'on l'avait baptisé tout droit Black Fish ! Et toi, comment t'appelles-tu ?
— Marianne.
— Un joli nom ! apprécia-t-il, mais Marianne comment ?
— Marianne rien ! Et puis, qu'est-ce que cela peut vous faire ? Je ne vous demande rien, moi !
Se redressant, il lui fit un salut pompeux que les vêtements beaucoup trop grands dont l'avait affublé Black Fish rendaient comique :
— Je m'appelle Jean Le Dru, natif de Saint-Malo... et je suis marin de Surcouf ! ajouta-t-il avec un orgueil naïf qui n'échappa pas à Marianne.
S'il avait été fils de roi, il ne l'aurait pas dit avec plus de fierté. Elle ne savait pas qui était ce Surcouf, mais, entraînée malgré elle par une sympathie soudaine, elle lui sourit, puis dit :
— J'avais cru comprendre que vous étiez l'un des hommes du Corse !
Il se redressa, fronçant imperceptiblement les sourcils et jetant à la jeune femme un regard froissé.
— Surcouf le sert et je sers Surcouf. J'ajoute qu'en parlant de lui nous disons l'Empereur !
Sans autre commentaire, il alla s'asseoir auprès de Black Fish et Marianne, comprenant qu'elle avait dû le blesser dans ses convictions, se traita intérieurement de maladroite. Quel besoin avait-elle eu de montrer son antipathie pour l'homme qu'il appelait si pompeusement l'Empereur ? Il était français et elle était en son pouvoir, car, à son grand étonnement, Black Fish n'avait pas réagi comme aurait dû le faire un bon Anglais. Durant la très courte algarade, il n'avait pas bronché, se contentant de surveiller la mer, l'œil absent. Mais, au fait, Black Fish était-il bien réellement anglais ? Il avait une façon de parler le français qui laissait place au doute !
Abandonnée à elle-même, Marianne voulut refermer sur elle sa coquille de toile mouillée, se rendormir, mais elle en fut incapable... Emporté sur la houle courte de la Manche, le bateau dansait durement et, brusquement, la jeune fille devint consciente de ses mouvements. Au-delà du bordage, les vagues grises se creusaient, profondes, comme si la mer voulait s'ouvrir sous le voilier, puis se gonflaient au souffle du vent. L'horizon avait disparu. Il n'y avait plus d'oiseaux de mer, plus de côte en vue, pas le moindre rocher, rien qu'un univers d'eau grise dans lequel le sloop, sous ses voiles tendues à craquer, fonçait en aveugle... Et, brusquement, Marianne ferma les yeux et se laissa glisser en arrière, terrassée par une affreuse nausée. Elle eut soudain l'impression qu'elle allait mourir, que tout s'effondrait sous elle et que son estomac participait à chaque mouvement du bateau. N'ayant jamais été malade, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle voulut se redresser, s'agrippa au bordage, mais le malaise, à nouveau, la terrassa et elle retomba au fond du bateau, vidée de ses forces.
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