— Cela m'est-égal ! C'est bon, ce vent ! Et puis, ajouta-t-elle, se souvenant tout à coup de son personnage, je suis heureuse, je vais rejoindre...
— Non ! coupa-t-il brutalement. Ne me parle plus de ton amoureux ! Je ne sais pas pourquoi tu veux aller en France, mais ce n'est pas pour rejoindre un gars.
— Comment le savez-vous ? demanda la jeune fille interloquée, sans chercher à nier davantage.
— Il n'y a qu'à regarder tes yeux, ma belle ! Pas une miette d'amour dedans ! Tout à l'heure, quand le vieux Nat t !a remorquée jusqu'à moi, j'ai compris seulement une chose en les regardant : c'est que tu avais peur ! C'est pour ça que je t'emmène ; parce que tu as peur. L'amour, moi, ça ne m'intéresse pas. C'est du temps perdu ! Mais la peur, c'est respectable ! Ça peut se comprendre ! Allez, viens ! Faut y aller maintenant ! Y a à faire avant de prendre le large.
Black Fish cracha superbement, fourra sa pipe dans sa poche, assura son invraisemblable chapeau que le vent bousculait et se dirigea vers le quai à grandes enjambées. Sans trop savoir d'où lui venait la confiance instinctive que cet affreux pirate lui inspirait, Marianne lui emboîta le pas.
4
LA MER SAUVAGE
La « Mouette », le bateau de Black Fish, était amarrée tout au bout du Barbican, tout près de la pierre qui marquait, pour l'éternité, l'emplacement qu'avait occupé le Mayflower lorsque, avec sa charge de Pères pèlerins, il avait mis à la voile pour s'en aller outre-Atlantique fonder la Nouvelle-Angleterre. Sous un aspect crasseux et une peinture verte plutôt écaillée, c'était un petit sloop vigoureux, solidement ponté avec une cabine bien abritée où Marianne se glissa sur l'injonction du marin.
— Mets-toi là et pas de bruit ! S'agit pas de se faire repérer des garde-côtes !
Lui-même se mit à manœuvrer la voile et, lentement, le petit bateau sortit du port. Mais, à la grande surprise de sa passagère, au lieu de se diriger vers la haute mer, il se mit à remonter l'estuaire du Tamar en direction du port militaire. Cette étrange manœuvre intrigua Marianne. Rampant sur les genoux et les mains, elle sortit de la cabine, chuchota :
— Où allons-nous ?
— Je t'ai dit que j'avais quelque chose à faire. Un autre passager à embarquer. Maintenant plus un mot... si je t'entends, je te jette à la baille !
Tout en parlant, il amenait la voile, sortait une immense rame et se mettait à godiller sans bruit, mais avec une efficacité qui faisait honneur à sa vigueur. L'obscurité était profonde, trouée seulement, de loin en loin, par le fanal d'un navire, maintenant que l'on s'éloignait du phare. Dans la nuit, la tour couronnée d'un brasier avait quelque chose de fantastique, mais Black Fish avait opéré un détour pour ne pas naviguer dans les moirures rouges dont elle éclaboussait l'eau noire. Agrippée au bordage du petit navire, Marianne respirait avidement l'air âpre de la nuit et regardait défiler de fantomatiques collines, où brillait, parfois, un point lumineux. Le sloop remontait lentement l'estuaire, luttant contre le courant. La marée, tout à l'heure, allait en gonfler le flot et, déjà, la poussée de la mer se faisait sentir en crêtes courtes et clapotantes qui frisaient sur le flot. L'effort que fournissait Black Fish devait être énorme. Mais l'homme avait une force peu commune et parvenait à accomplir la tâche de deux hommes au moins. De plus, il devait avoir des yeux de chat, songeait Marianne, pour trouver son chemin dans de pareilles conditions. Il est vrai que maintenant ses yeux à elle s'habituaient et commençaient à distinguer certains contours.
Soudain, à peine franchies les pierres croulantes d'un ancien môle abandonné, Black Fish cessa de godiller, rangea son aviron et amarra son bateau à quelque chose qui devait être un vieil anneau. Puis il s'assit à l'arrière et, les mains en cornet autour de la bouche, lança par trois fois le cri rauque de la mouette, avec une vérité qui stupéfia la jeune fille. Ensuite, il parut attendre quelque chose.
Intriguée, Marianne voulut parler, mais il lui imposa brutalement le silence et, matée, elle se le tint pour dit.
Le froid devenait plus vif, l'endroit, obscur et silencieux, était sinistre. Plusieurs longues formes noires se dressaient tout près de là, semblables à de gigantesques barques barrant le cours du Tamar. Il n'y avait plus même le clapotis de l'eau. Entre le sloop et les monstres immobiles, sur lesquels quelques fanaux brûlaient, l'eau paraissait étrangement plate, lisse et épaisse comme une crème. Une petite odeur de vase s'en dégageait. Incapable de contenir plus longtemps sa curiosité, Marianne chuchota, malgré l'interdiction, en se rapprochant doucement de Black Fish :
— Qu'est-ce que cela ? Où sommes-nous ?
De la main, Black Fish désigna les formes noires.
— Les pontons ! fit-il seulement. Tu sais ce que c'est ?
Oui, Marianne savait. Elle avait entendu parler de ces vieux navires démantelés, aux sabords grillés, dans lesquels la marine anglaise enfermait les marins de Boney tombés sous sa lourde main.
— De bonnes prisons ! disait tante Ellis avec satisfaction, mais trop douces certainement ! On dit que certains parviennent à s'en échapper.
Mais, dans ce cas, que venait-on faire ici ? Pourquoi ce mystère ?
Black Fish continua tout bas :
— Ponton Europe, ponton Saint-Isidore, ponton
Saint-Nicolas, autant d'enfers ! C'est plein de Français là-dedans. Ils sont tellement entassés que, chaque nuit, y en a qui crèvent d'asphyxie.
Avec stupeur, Marianne constata qu'une sorte de colère grondait dans la voix du géant et ne cacha pas son étonnement.
— Ce sont des ennemis ! Vous devriez vous en réjouir. On dirait que cela vous fait de la peine.
— Tonnerre ! commença Black Fish. (Mais il se maîtrisa aussitôt, conclut sèchement :) Je suis marin, pas geôlier, et ce sont aussi des marins.
Alors, brusquement, Marianne comprit :
— Est-ce que vous voulez dire... que vous allez aider l'un d'eux à s'enfuir ?
— Pourquoi pas ? Il est comme toi, il paie. Toi aussi, je t'aide à t'enfuir ! Alors, garde tes questions pour toi ! Et puis assez causé, tu vas nous faire repérer, silence !
Marianne n'insista pas. Ce qu'elle comprenait surtout c'était que, désormais, elle n'était plus qu'une fille comme les autres, moins que les autres même puisqu'il lui fallait fuir, se cacher. Elle n'avait plus d'autre droit que celui de se taire et d'accepter humblement ce que le sort lui envoyait... et jusqu'aux rebuffades d'un pirate manqué.
Mais, bientôt, son attention fut détournée par un fait bizarre. Quelque chose avançait sur l'eau, venant vers eux, quelque chose qui avait l'air de ramper. Elle ne pouvait distinguer ce que c'était au juste. Tout près d'elle, à nouveau, éclata l'appel de la mouette, modulé par Black Fish, et elle faillit crier. Il y avait quelque chose d'effrayant, de terrible dans cette vague forme étendue sur l'eau. Elle la désigna d'une main tremblante, souffla :
— Là... est-ce que vous voyez ?
— C'est lui ! Tais-toi.
Les yeux de la jeune fille étaient assez accoutumés à l'obscurité pour qu'elle pût voir qu'en effet la forme était celle d'un homme. Elle eût peut-être posé encore une question mais, prudent, Black Fish la prévint, souffla hâtivement :
— Les pontons sont ancrés dans une baie vaseuse. Nous sommes à la limite d'un lac de boue liquide, mortellement dangereuse... S'il essaie de se redresser, la vase l'aspirera...
Cette fois, ce fut la terreur qui fit taire Marianne. Les yeux agrandis d'horreur, elle suivit avec une instinctive angoisse la pénible progression du fugitif. Le premier ponton n'était pas très éloigné, pourtant la distance lui parut immense... Il y avait aussi le danger que la fuite fût découverte, ou encore que le froid de l'eau paralysât le prisonnier. Il ne fallait pas que cet homme fût repris, sinon elle le serait avec lui... Il fallait qu'il réussît pour que sa propre vie fût sauve... Et puis, tout au fond d'elle-même, elle admirait le courage de cet homme qui, pour retrouver sa liberté, risquait une mort atroce dans les gluantes profondeurs de la tangue mortelle.
Black Fish ne s'occupait plus d'elle. Courbé en avant, il se penchait autant qu'il le pouvait sur le bordage, tendant son long bras prolongé de sa rame.
Une dernière fois, il imita la mouette, puis Marianne l'entendit chuchoter en français :
— Par ici, petit ! Encore un effort... Là, tu y es !
Cette fois, elle ne prit même pas la peine de s'en étonner. Cette nuit était une nuit hors du temps, hors de la raison. Qu'un ancien pirate anglais s'exprimât aisément dans la langue de Voltaire était vraiment la moindre de ces étrangetés. Aucun livre n'avait jamais rien raconté de pareil, même le Robinson de M. Defoe !
Elle entendit le bruit haletant d'une respiration forcée, une sorte d'appel étouffé, inarticulé, puis le bateau pencha. Black Fish se redressa, traînant après lui quelque chose de lourd, de gluant et de mouillé qu'il parut arracher aux profondeurs mêmes de la mer et qui s'étala sur le plancher, pour y rester inerte. Si l'homme n'avait respiré aussi bruyamment, Marianne eût pu le croire mort. Mais sans perdre un instant, Black Fish l'avait pris par les pieds et le tirait vers la cabine. Marianne, aux aguets, surprit un bref dialogue, toujours en français :
— Ça n'a pas été trop dur ?
— Non. J'ai connu pire, mais il faut filer d'ici... Je crois qu'un mouchard m'a vu partir ! Bon Dieu qu'il fait froid !
— Tiens, enveloppe-toi là-dedans. Quand tu seras sec, je te donnerai des habits. Et prends ça. Y a du rhum dans la gourde... Ensuite, tâche de dormir. On va partir. La marée sera bientôt étale.
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