— Tudieu ! La belle fille ! Hé, mignonne, tu viens vider un pot avec moi ?
— Par les tripes du vieux Noll, voilà le genre de fillette que j'aime ! As-tu vu ses yeux, Sam ? La mer après la tempête, quand elle s'est nettoyée de son sable !
— Ferme ça, Harry ! C'est pas une pêche pour toi ! Regarde-la ! J'parie qu'elle est pucelle.
— On pourrait voir ! Hé, petite, par ici !
Des mains se tendaient, cherchant à pincer sa taille ou à caresser ses hanches. Elle faisait de son mieux pour leur échapper, rouge de honte et saisie d'une peur affreuse que, parmi ces inconnus, quelqu'un .connût son visage. Le vieux Nat repoussait en maugréant les plus hardis, mais il avait fort à faire. Les yeux baissés pour ne pas voir les faces empourprées des hommes et les yeux mauvais des filles, Marianne s'efforçait de ne pas se laisser happer, serrant bien fort contre elle son manteau. Soudain, une voix rude tonna, dominant le tumulte :
— Vos gueules, là-dedans ! Et bas les pattes ! C'est moi qu'on vient voir ! Alors, fichez-lui la paix !
Au fond de la salle, un grand diable, assis auprès du bar, avait jailli. A la couleur de ses cheveux et de l'épaisse barbe qui en coulait tout naturellement, Marianne comprit que c'était Black Fish et retint une grimace. Le vieux Nat avait raison : elle n'avait jamais vu d'homme aussi laid. C'était une sorte de géant, noir de peau, noir de poil. Sa face large, avec son nez aplati et ses traits à peine ébauchés, semblait avoir été écrasée par quelque gigantesque coup de poing. Les yeux injectés de sang disaient une longue habitude de la bouteille et n'offraient plus de couleur bien définie. Un maillot rayé sous un habit d'un rouge passé, où demeuraient encore quelques vestiges de galons dorés, habillaient son torse d'ours et, sur sa tignasse, un vieux tricorne en bataille, orné d'une énorme cocarde verte, affectait des airs de couronne. Tel qu'il était, brandissant une interminable pipe, formidable et tonitruant, Black Fish éclatait dans la brume dense de la salle comme une sorte de Neptune grotesque et menaçant. Marianne, en voyant surgir ce monument, se tint à quatre pour ne pas se signer. Mais, déjà, une énorme patte velue l'avait happée par le bras et l'attirait irrésistiblement. Elle se retrouva assise sur un banc, en face du vieux Nat qui riait et se frottait les mains.
— Un fameux gars, je te l'avais bien dit, petite ! Un fameux gars que Black Fish.
Plus effrayée qu'elle ne voulait le montrer, Marianne trouvait à part elle que ledit Black Fish ressemblait furieusement à un de ces pirates dont elle avait jadis dévoré les exploits avec délices. La réalité était tout autre. Celui-là n'avait ni bandeau noir sur un œil ni jambe de bois, mais à ces détails près, il semblait la vivante réincarnation d'un gentilhomme de fortune. Et qu'il était donc laid ! La pensée de se retrouver seule, en mer, avec cet homme affreux, lui donnait le frisson. Sans la conversation inquiétante qu'elle avait surprise entre Jason Beaufort et le petit inconnu, elle eût, sans doute, renoncé à faire plus ample connaissance avec le personnage. Mais la présence dans la ville de l'Américain rendait menaçante encore l'ombre du gibet et il fallait fuir, fuir par n'importe quel moyen et en compagnie de n'importe qui, du Diable lui-même au besoin !
Sous la touffe noire de ses sourcils, Black Fish l'observait, goguenard. Il s'accouda lourdement sur la table pour la regarder sous le nez.
— On a déjà moins envie de courir les mers avec ce vieux Black Fish, hein, fillette ?
Marianne serra les dents et s'obligea à regarder fermement son affreux voisin.
— Il faut que j'aille en France. C'est une question... oui, de vie ou de mort !
— Tu l'aimes donc tant que ça, ton coquin ? ricana le marin -en soufflant au nez de la jeune fille une haleine chargée d'alcool. Faut pas avoir peur pour vouloir passer le Channel fin novembre !
— Je n'ai pas peur de la mer et je veux aller en France. Voulez-vous m'emmener ?
— C'est selon ! Quel prix offres-tu ?
— Une guinée !
— C'est peu pour la peau d'un brave marin. Mais, au moins, montre-la, ta guinée, que je voie si tu ne mens pas.
Pour toute réponse, elle ouvrit la main. Sur la paume, la lourde pièce d'or fit briller un instant sous les quinquets le profil mou de George III. Black Fish se pencha, prit la pièce, la mordit puis cligna de l'œil.
— Elle est bonne ! Tope là ! ma fille, je t'emmène. Tu as de la chance que j'aie affaire chez ces faillis chiens de Français. Je me contenterai de ta guinée.
Aussitôt la fugitive se sentit ranimée. Maintenant qu'il avait accepté de l'emmener, l'espoir revenait avec le courage et elle refusait, de toutes ses forces, les conseils insidieux de la méfiance. Elle ne voulait pas imaginer que cet homme pourrait la trahir, ou bien partir sans elle après avoir pris son argent. D'ailleurs, elle était décidée à ne plus le lâcher d'une semelle.
— Merci, fit-elle seulement. Quand partons-nous ?
— Tu es pressée, on dirait... Où habites-tu ?
— Nulle part ! Si nous partons cette nuit, qu'ai-je besoin d'un logis ?
— Alors, on va rester ici jusqu'à 10 heures. Ensuite, on embarquera.
— La marée n'est qu'à minuit.
— Et savante, avec ça ? Mais trop curieuse ! J'ai à faire avant de prendre le large, ma toute belle ! Tiens, bois ça ! Ta figure a l'air taillée dans un navet.
« Ça », c'était un gobelet de grog brûlant que Black Fish poussait devant sa passagère. La jeune fille considéra avec méfiance l'odorant breuvage. Elle n'avait jamais bu d'alcool, jusqu'à ce jour, et faillit le dire :
— Mais... je ne sais pas si...
— Tu ne sais pas... si ça ne va pas te rendre malade, hein ? T'en as jamais bu ?
Brusquement, il se pencha presque à toucher l'oreille de Marianne, chuchota hâtivement :
— Tâche de ne pas t'exprimer tout le temps comme une duchesse. Tu vas te faire remarquer.
Surprise, elle lui jeta un regard étonné, prit le gobelet et en avala bravement une grande gorgée. Elle se brûla, s'étrangla et se mit à tousser désespérément, à demi étouffée, tandis que Black Fish lui appliquait de grandes claques dans le dos en riant aux éclats.
— Au début, ça surprend ! assura-t-il d'un air encourageant. Mais tu t'y feras très bien.
Le pire, c'est que cette étrange affirmation se révéla exacte. Ayant récupéré un peu de souffle, Marianne découvrit que le grog faisait couler dans son corps épuisé une agréable chaleur. C'était comme un fleuve charriant du feu parfumé. Tout compte fait, c'était bon ! Avec plus de précautions, cependant, elle avala une seconde gorgée qui souleva la joie bruyante de Black Fish.
— On en fera un vrai marin ! décréta-t-il en assenant sur la table un coup de poing qui fit sursauter le vieux Nat.
Le vieux s'était endormi et ronflait depuis quelques instants, la tête sur ses bras. Mais, comme il s'éveillait, entrouvrant péniblement des paupières clignotantes, Black Fish ordonna :
— Va te coucher, Nat, c'est l'heure pour les petits vieux. On va encore boire un pot, la petite et moi, puis on se tirera !
D'une poigne péremptoire, il remit Nat debout, drapa au hasard sur sa tête le bonnet rouge qui en avait glissé et le dirigea vers la sortie.
— Adieu, fillette, marmotta le vieux Nat. Bon voy...
— Ça va ! Ça va ! Au lit, et plus vite que ça ! coupa Black Fish, brusquant les adieux.
Marianne en aurait bien fait autant. Elle avait chaud maintenant. Le rhum lui faisait éprouver, en même temps qu'une douce euphorie, une grandissante envie de dormir. Vues à travers l'écran consolateur de l'alcool, ses terreurs s'étaient adoucies. Il ne restait plus que l'invincible fatigue. Pourtant, il fallut encore tenir là une grande heure, les paupières battantes, à regarder Black Fish engloutir force rasades de rhum et fumer pipe sur pipe. Durant tout ce temps, il ne parut faire aucune attention à elle. Les yeux vagues, rivés à un point quelconque de la taverne enfumée, il semblait avoir complètement oublié sa compagne. Mais elle tint bon, attendant, sans impatience, qu'il voulût bien donner le signal du départ. Autour d'eux, la foule s'était faite moins dense. Quelques hommes jouaient aux dés, d'autres, massés autour d'une table, écoutaient les récits de campagne d'un quartier-maître de la marine royale ; dans un coin,, un matelot ivre chantonnait une rengaine en repoussant périodiquement une fille qui cherchait à l'entraîner. Plus personne ne s'occupait de Black Fish et de Marianne. La jeune fille commençait à se demander si cela allait encore durer longtemps quand l'horloge de bois noir sonna 10 heures.
Au dernier coup, Black Fish se dressa sur ses jambes et, toujours sans la regarder, empoigna la main de sa compagne.
— Viens ! Il est l'heure, dit-il seulement.
Tous deux sortirent au milieu de l'indifférence générale. Franchie la porte basse aux petits carreaux sertis de plomb, une bourrasque de vent les enveloppa, apportant avec elle l'odeur âpre de la mer. Marianne la respira profondément, avec une soudaine griserie. Ce vent sentait la liberté. Et d'un seul coup, au seuil de cette auberge, elle découvrait un nouveau sens à sa fuite. Certes, elle avait cherché avant tout à préserver sa vie, mais, en humant l'air du large, elle comprenait qu'il pouvait y avoir une joie ardente à rompre ses dernières amarres, rejeter derrière soi, arrachées, les vieilles racines pour se laisser emporter dans l'inconnu en ne relevant plus que de sa seule volonté. Elle écarta soudain les pans de son manteau que le vent gonfla aussitôt, comme si elle s'offrait à lui pour qu'il pût l'enlever plus aisément.
— Tu n'as vraiment pas peur ? demanda soudain Black Fish qui l'observait avec curiosité. La nuit sera dure !
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