— Qu'importe pour vous, en effet ? Mais vous oubliez les chiens de chasse de Buonaparte ! En France, madame, je suis un émigré, un irréductible. Je risquerais ma tête rien qu'en abordant mon pays. Mais, si vous tenez tant que cela à y aller, vous n'aurez aucune peine à trouver, ici même, quelque pêcheur contrebandier qui, moyennant une honnête rétribution, acceptera de vous jeter dans quelque crique bretonne ou normande.
Marianne haussa les épaules.
— Et que pourrais-je faire en France ? Je n'y ai plus aucune parenté ! Il est vrai que je n'en ai nulle part ailleurs, non plus.
Une expression ironique traversa les yeux rougis du gentilhomme. Il eut un petit rire sec.
— Plus de parenté ? Que si ! Je sais au moins deux personnes qui tiennent à vous par le sang.
— Deux personnes ? Comment est-ce possible ? Personne ne m'en a jamais parlé.
— Parce qu'il n'y a vraiment pas de quoi s'en vanter ! J'imagine que lady Selton préférait oublier cette partie de votre famille, mais il vous reste bel et bien deux cousines, l'une, il est vrai, plus proche que l'autre, mais l'autre de quelle importance !
Oubliant momentanément la rancune que lui inspirait le vieux seigneur, Marianne demanda, avec une impulsive ardeur :
— Qui sont-elles ? Dites vite.
— Ah ! cela vous intéresse. Cela ne m'étonne pas et, d'après ce que je viens d'apprendre de vous, vous devriez avoir quelques chances auprès de ces dames. L'une est une vieille folle, cousine germaine de votre pauvre père. Elle se nomme Adélaïde d'Asselnat et c'est une vieille fille. Depuis longtemps, elle avait rompu tous liens avec sa famille à cause des idées subversives qu'elle nourrissait. Ses amis se nommaient La Fayette, Bailly, Mirabeau... tous ces misérables qui ont jeté bas le trône de France trouvaient accueil dans sa maison du Marais. Durant la Terreur, elle a dû, je pense, se cacher pour échapper elle aussi à la guillotine qui dévorait aussi bien les premiers maîtres de la Révolution que ses plus nobles victimes. Mais je suppose qu'elle a dû réapparaître et je ne serais pas autrement surpris qu'elle soit actuellement réincarnée en une fidèle sujette de Buonaparte ! Quant à l'autre... elle touche d'encore plus près à l'ogre de Corse.
— Qui est-ce ?
— Mais sa propre épouse, tout simplement. La grand-mère maternelle de la « citoyenne Buonaparte », que l'on appelle maintenant l'impératrice Joséphine, était une certaine Marie-Catherine Brown, des Brown d'Irlande. Elle était fille d'une Selton et épousa Joseph-François des Vergers de Sanois. Sa fille, Rose-Claire, épousa Tascher de La Pagerie, de bonne noblesse blaisoise, d'où Joséphine. Les généalogies n'ont guère de secrets pour nous, ajouta le duc, sarcastique, « nous avons tellement de temps à perdre depuis que nous sommes les émigrés ! »
Un monde de sentiments contradictoires agitait Marianne. Apprendre qu'elle touchait d'assez près à l'épouse de Napoléon ne lui causait aucun plaisir, au contraire. Durant toute son enfance, elle avait entendu tante Ellis vitupérer, avec un mélange de haine et de moquerie, celui qu'elle n'appelait jamais autrement que « Boney ». Lady Selton lui avait appris à détester et à craindre le Corse couronné qui, de sa botte, écrasait l'Europe, affamait l'Angleterre et osait occuper le trône des rois martyrs. Pour Marianne, Napoléon était une sorte de monstre, un tyran issu de l'affreuse Révolution qui, tel un vampire, avait bu le meilleur sang de France et égorgé ses propres parents. Elle ne laissa pas ignorer à d'Avaray sa façon de penser :
— Je n'ai aucune raison de demander l'aide de Mme Buonaparte..., mais j'aimerais voir ma cousine d'Asselnat !
— Je ne crois pas que ce soit un bon choix. La Créole est de bonne race, elle a même quelques gouttes de sang capétien, petit secret que son époux ignore et qu'il paierait sans doute fort cher. Tandis que la demoiselle d'Asselnat n'est qu'une vieille folle dont les sympathies ne sont pas plus avouables. Maintenant, souffrez que je vous quitte. J'ai à faire.
A son tour, Marianne s'était levée. Debout, elle dépassait le duc d'une demi-tête... Toisant cet homme malade qui, à nouveau, se pliait, ravagé par la toux, elle demanda sèchement :
— Une dernière fois, monsieur le duc, vous ne voulez pas m'emmener ?
— Non. Et je vous ai dit pourquoi. Souffrez, madame, que je meure sans avoir rien à... me reprocher ! Serviteur.
Il s'inclinait à peine, en un geste de politesse si dérisoire qu'il était insultant. Pourpre de colère, Marianne l'arrêta :
— Attendez un instant, je vous prie !
De sa poitrine, elle avait sorti le médaillon qu'elle avait reçu la veille et, d'un geste furieux, le jetait sur la table :
— Reprenez ceci, monsieur le duc ! Puisque je n'appartiens plus aux vôtres, je n'en ai que faire ! N'oubliez pas : je ne suis qu'une Anglaise et une criminelle, par surcroît !
Le duc d'Avaray considéra un instant le bijou qui brillait sur la nappe tachée. Il avança la main pour le prendre, mais il se ravisa. Relevant les yeux, il regarda Marianne avec un mélange de colère et de hauteur :
— C'est le sang versé de votre mère qu'il a plu à Son Altesse de reconnaître. Vous devez le garder car ce serait l'offenser que le lui rendre. Après cela, ajouta-t-il avec un froid sourire, vous avez toujours le loisir de le jeter à la mer si vous n'en voulez pas ! Au fond, ce serait peut-être mieux. Quant à vous, que Dieu vous aide, car vous n'éviterez ni sa colère ni votre châtiment, même en fuyant autour du monde !
Et il s'éloigna, laissant Marianne furieuse et décontenancée, affreusement déçue aussi. Il était écrit que tout ce sur quoi elle fondait quelque espoir, tout ce en quoi elle avait cru, s'effriterait entre ses maiïis pour ne plus laisser que poussière. Elle se jura de ne plus jamais l'oublier. Mais, maintenant, il fallait trouver autre chose...
Le jour déclinant ramena Marianne sur le vieux Barbican. Elle avait vendu son cheval un assez bon prix et, du coup, avait troqué ses vêtements de cavalier contre un costume mi-bourgeois mi-paysan, composé d'une jupe solide sous un caracot de laine brune, d'une épaisse mante dont la capuche recouvrait une coiffe de toile blanche, et d'une paire de brodequins sur de gros bas de laine. Jamais la jeune fille n'avait porté de vêtements de cette sorte, mais elle s'y sentait à la fois confortable et plus en sécurité. Son argent et les perles étaient à l'abri dans une poche de forte toile cousue à son jupon. Ainsi accoutrée, elle ne suscitait plus aucune curiosité, ce qui allait lui permettre d'évoluer à son aise sur les quais de Plymouth. Maintenant, il s'agissait de trouver un bateau qui voulût bien la conduire en France. Le temps, en effet, travaillait contre elle et, à mesure que coulaient les heures, se faisait plus pressant le danger d'être retrouvée, arrêtée.
Malheureusement, lorsque l'on ne connaît personne dans une ville, il est bien difficile de savoir à qui s'adresser surtout pour quelque chose d'aussi délicat qu'un passage clandestin. Et, depuis de longues minutes, Marianne arpentait le quai, regardant autour d'elle le va-et-vient des pêcheurs et des marins, souvent tentée d'en aborder un, mais ne l'osant jamais. Elle allait au hasard, droit devant elle, insensible au joyeux brouhaha du port. Avec le soir, le vent se faisait plus aigre. Bientôt il faudrait se mettre à la recherche d'une auberge, plus modeste que l'Ancre et la Couronne, pour y passer la nuit, mais elle ne s'y résignait pas encore. Malgré sa fatigue, elle ne pouvait envisager sans appréhension de s'enfermer, durant toute une nuit, entre quatre murs et, de toute façon, savait bien qu'elle ne dormirait guère. Elle contourna la citadelle de Charles II. Un soldat de garde la héla. Avec un frisson de crainte, elle hâta le pas, serrant plus étroitement sa mante autour d'elle. L'homme ricana, lâcha une lourde plaisanterie, mais ne chercha pas à la rejoindre. Un peu plus loin, elle aperçut l'antique tour à feu de Smeaton, dont les flammes éclairaient de nuit les dangereux parages du grand port. Le phare se dressait, sur son rocher où mouraient les sables, solitaire et taciturne, avec sa lanterne aux énormes barres de fer, ses mâts de charge qui lui donnaient assez l'air d'une énorme pelote à épingles. L'étendard royal, tellement trempé de pluie que le vent ne l'agitait qu'à peine, pendait comme un drap mouillé de la plate-forme supérieure. L'endroit semblait désert et, dans sa solitude où s'enflait la plainte des vents, avait quelque chose de sinistre. Marianne faillit faire demi-tour. Mais, au pied même de la tour grise, elle aperçut un vieillard, assis sur un rocher, qui fumait sa pipe et, timidement, alla jusqu'à lui.
— S'il vous plaît... commença-t-elle.
Le vieux leva un sourcil broussailleux sous son vieux bonnet de laine rouge déteint, découvrant un œil clair et malicieux.
— Eh, petite ! Que fais-tu par ici, à cette heure ? Les marins de la citadelle aiment les jolies filles et le vent souffle fort. Il pourrait bien envoyer ton bonnet par-dessus les moulins.
Le ton cordial du vieux encouragea Marianne. Entre les vieillards et les très jeunes gens, il y a souvent des affinités secrètes, insoupçonnées.
— Je ne connais personne dans cette ville. Et il fallait que je trouve quelqu'un à qui demander un conseil. J'ai pensé que, peut-être, vous pourriez...
Elle n'acheva pas. L'œil du vieux s'était fait plus attentif. Il la détaillait avec cette acuité des gens de mer à qui n'échappe aucune variation du ciel ou du flot.
— Tu n'es pas une paysanne, ma fille, malgré ton accoutrement. Cela s'entend au son de ta voix... N'importe ! De quel conseil as-tu besoin ?
Tout bas, comme honteuse de ce qu'elle allait dire, Marianne murmura :
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