Petit, maigre et fort laid, le teint blafard et la poitrine creuse, le nouveau venu était âgé d'une cinquantaine d'années, mais en paraissait le double tant sa santé était visiblement mauvaise. Deux serviteurs le suivaient de près, avec cette attitude inquiète des gens de bonne maison qui s'attendent continuellement à secourir une faiblesse de leur maître. A ses vêtements surannés, ses souliers à talons rouges, sa perruque à marteau et son chapeau à trois cornes, on devinait un émigré, et c'en était bien un. Marianne le reconnaissait. La veille même, il assistait à son mariage en compagnie de Mgr de Talleyrand-Péri-gord. C'était le duc d'Avaray, le favori, l'homme de confiance du roi Louis XVIII, le Castor de cet autre Pollux, le Sully sans emploi de cet Henri IV manqué.

Maintes fois, hier, la toux caverneuse du duc avait troublé la cérémonie, la même toux qui le secouait encore tandis qu'il traversait lentement la salle d'auberge. Ce n'était un secret pour personne que le duc d'Avaray se mourait de la poitrine.

Sans voir Marianne, il vint s'asseoir lourdement à une petite table placée tout près de celle de la jeune fille et occupée seulement, jusque-là, par un homme d'âge moyen qui avait tout de l'intendant et qui se leva pour l'accueillir. Mais les premières paroles qu'échangèrent les deux hommes firent dresser l'oreille de la jeune fille.

Repoussant avec dégoût le plat de mouton fumant disposé sur la table, le duc but quelques gouttes de thé, puis soupira :

— Avez-vous pu trouver un bateau, mon bon Bishop ?

— J'en ai trouvé un, Votre Grâce, non sans peine, répondit l'homme avec un violent accent gallois. C'est un vulgaire smuggler – un contrebandier – portugais, mais son bateau est bon marcheur et assez confortable. Il accepte de vous mener jusqu'à l'île de Madère. Nous mettrons à la voile cette nuit, avec la marée.

Le soupir que poussa d'Avaray trahissait plus de résignation que de joie.

— C'est bien... Il ne me reste plus qu'à espérer dans le doux climat de cette île. Si Dieu le veut, je guérirai peut-être[4].

Mais Marianne n'écoutait plus. Une bouffée d'espoir l'avait envahie. Cet homme partait, il avait un bateau et, ce bateau étant contrebandier, le patron ne devait pas être exigeant sur le chapitre des formalités. C'était pour elle le salut, une chance inespérée qu'il ne fallait pas laisser passer. Osant à peine respirer, elle se tapit dans son coin pour épier les gestes des deux hommes, guetter l'instant propice qui lui permettrait de se présenter. Un homme aussi malade que le duc ne pouvait qu'avoir compassion de sa détresse à elle. S'il le voulait, elle le soignerait, se ferait sa servante, son infirmière... Elle était prête à tous les dévouements en échange d'une main tendue.

Les deux hommes achevèrent leur repas en silence puis, tandis que le duc réclamait un nouveau pot de thé, Bishop prit congé en annonçant qu'il allait porter la nouvelle à Mgr de Talleyrand qui avait accompagné son ami Avaray jusqu'au port, mais qui, pour l'heure présente, rendait visite à un groupe d'émigrés de la ville. La salle, peu à peu, s'était vidée de ses convives. Le duc était seul. Marianne jugea que le moment était venu. Elle se leva.

Une nouvelle quinte de toux secouait le vieux gentilhomme quand la silhouette de la jeune fille se dressa devant lui.

— Votre Grâce... je vous en prie ! Il faut que je vous parle…

Le visage empourpré, il leva sur elle des yeux pleins d'eau, hoqueta :

— Que... voulez-vous ? Laissez-moi !

Pour toute réponse, elle se glissa à la place laissée vide par Bishop, versa un peu d'eau dans un gobelet et l'offrit au duc :

— Buvez lentement, cela vous calmera. Ensuite nous parlerons.

Il obéit, machinalement, vida le verre et, peu à peu, reprit sa couleur normale. A l'aide d'un grand mouchoir, il essuya la sueur qui coulait de son front jauni.

— Merci, balbutia-t-il. Que puis-je pour vous ?

Elle se pencha afin que la lumière du feu éclairât en plein son visage.

— Regardez-moi, monsieur le duc. Hier, à Selton Hall, vous assistiez à mon mariage... et, aujourd'hui, je suis perdue si vous ne m'aidez pas.

Tendue par l'angoisse qui étranglait Marianne, sa voix s'enroua sur les derniers mots tandis que s'écarquillaient de stupeur les yeux ternes du gentilhomme.

— Mademoiselle d'Asselnat !... Je veux dire, lady Cranmere !... Comment êtes-vous ici ? Qu'est-il arrivé ?

— Un grand malheur. Hier j'avais une demeure, une fortune, un époux, un nom. De tout cela, il ne me reste rien.

— Rien ? Comment est-ce possible ?

— La demeure a brûlé, la fortune s'est envolée, l'époux est mort et le nom me fait horreur.

Rapidement, luttant contre l'émotion, Marianne retraça pour le duc l'histoire de la terrible nuit.

Tout en parlant, elle se laissait à nouveau envahir par l'horreur et le chagrin. Elle était encore presque une enfant, et une enfant accablée par de trop lourdes épreuves. Il était bon de se confier, même à cet étranger, dont, cependant, la compassion n'avait pas l'air de s'éveiller beaucoup. Au contraire, à mesure que le récit avançait, la jeune fille voyait, avec chagrin, se fermer le visage fatigué du gentilhomme, tandis que la méfiance durcissait son regard. Il ne la croyait pas, c'était certain !... Elle voulut mettre plus de chaleur dans son appel au secours, mais, lorsqu'elle eut fini, le duc se contenta de commenter sèchement :

— Etrange histoire, en vérité ! Ainsi, vous auriez tué votre époux en duel ? A qui pensez-vous faire croire cela ?

— Mais, à vous, monsieur le duc, puisque c'est la vérité ! Il m'avait insultée gravement. Je l'ai provoqué, puis tué !

Avaray haussa les épaules avec lassitude.

— Ma petite, il vous faudra trouver autre chose ! Aucun homme digne de ce nom n'accepterait de croiser le fer avec une femme. Qui, d'ailleurs, a jamais entendu parler d'une femme tirant assez bien pour tuer un homme en pleine force ? Personne depuis Jeanne d'Arc. Vous n'êtes pas Jeanne d'Arc, j'imagine ?

L'ironie du gentilhomme blessa Marianne. Amèrement, elle reprocha :

— Vous avez tort de vous moquer, monsieur le duc. Devant Dieu qui m'entend, je jure que je n'ai dit que la vérité.

— Ne jurez pas ! Je ne crois pas aux serments.

Vous autres femmes les employez à tort et à travers.

— Alors, si je mens, que s'est-il passé, selon vous ?

— Je vais vous le dire : Votre époux a joué et perdu vos biens. Je connaissais suffisamment, de réputation, lord Cranmere pour admettre que cela peut être vrai. Mais, au lieu de venir vous en avertir, c'est auprès de sa cousine qu'il s'est rendu. Tout le monde sait qu'il était son amant. Vous les avez surpris. Alors, folle de jalousie et de colère, tout à la fois, vous avez poignardé votre époux, assommé sa compagne et, pour être plus sûre qu'ils n'en réchapperaient pas, vous avez mis le feu au château. Que vous importait ? Il ne vous appartenait plus.

— Vous oubliez Jason Beaufort... et le honteux marché que lord Cranmere avait passé avec lui.

— ... et qui n'existe que dans votre imagination. Il faut bien, n'est-ce pas, justifier votre geste homicide ?

— Il peut, lui, témoigner de ma bonne foi. Il sait que j'ai dit la vérité.

— Alors, dans ce cas, allez bravement vous remettre entre les mains de la Justice et faites-le rechercher. Il témoignera pour vous et, ainsi, vous aurez une chance de voir triompher votre cause.

— Mais où voulez-vous qu'on le cherche ? s'écria Marianne avec désespoir. C'est un marin... un pirate, sans doute... et la mer est si grande !

— Si j'ai bien compris votre histoire, c'est un marin qui n'a plus de navire. Il lui faut s'en procurer un autre ou le faire construire : cherchez dans les ports d'Angleterre, vous n'aurez aucune peine à le retrouver.

— Vous voulez que je coure après un homme que je hais, qui m'a tout pris et qui voulait me déshonorer ? Vous voulez que j'implore son secours, son témoignage pour répondre de crimes que je n'ai pas commis ?

Lourdement, le duc d'Avaray se leva, époussetant son jabot à l'ancienne mode.

— Mais je ne veux rien du tout, ma chère ! C'est votre seule chance, tout simplement.

Un silence passa, écrasant pour Marianne qui voyait s'enfuir sa plus belle chance.

— Car vous ne voulez pas m'emmener, n'est-ce pas ?

Avaray étira péniblement ses bras maigres avant de répondre :

— Vous n'y pensez pas ! Je pars, c'est entendu, pour tenter de recouvrer la santé, mais je n'en demeure pas moins l'homme de confiance de Sa Majesté Louis XVIII. La situation du Roi est telle qu'aucune compromission ne doit l'atteindre. Et vous voudriez que moi, son ami, moi, Antoine de Bésiade, duc d'Avaray, je protège une meurtrière recherchée par la police anglaise ? Vous êtes folle !

— Mes parents ont donné leur sang pour leurs souverains et moi, leur fille, quand je demande secours, je ne peux rien obtenir— Le Roi est le mien autant que le vôtre. Il me doit aide et assistance, à moi, Marianne d'Asselnat, s'écria la jeune fille avec hauteur.

— Par votre mariage, vous êtes anglaise. Le roi de France ne peut rien pour vous. Le peu de pouvoir qu'il possède, il le doit à ceux qui en sont dignes !

La dureté du vieux duc accablait Marianne. Elle était lasse tout à coup, lasse à mourir de cette lutte épuisante avec un homme qui ne voulait pas comprendre. En une tentative désespérée, elle gémit :

— Si vous me portiez secours, qui le saurait ? Je ne vous demande pas de m'emmener à Madère. Faites-moi simplement déposer sur une côte quelconque... même sur la côte française, qu'importe !