Debout sur ses étriers, la jeune fille regarda, un moment, par-dessus la cime des arbres le rougeoiement de l'incendie. Les toits de Selton s'y découpaient comme sur une sanglante aurore. On entendait des cris, des appels sans parvenir à distinguer les mots, mais, pour Marianne, la barrière d'arbres, si aisée à traverser, avait pris la valeur d'un symbole et la retranchait à jamais d'un monde en voie d'écroulement. C'était bien ainsi et, jugeant qu'elle avait assez perdu de temps, la fugitive, avec un geste d'adieu vers le mausolée, piqua des deux et s'enfonça au cœur de la forêt. Le vent de la course emplit ses oreilles, dominant le ronflement de l'incendie.
Le seul être qui pût quelque chose, pour elle, dans la terrible situation où elle se trouvait, c'était son parrain. Pour sauver sa tête, il fallait que Marianne quittât l'Angleterre. Or, l'abbé de Chazay était seul capable de l'y aider. Malheureusement, il partait pour longtemps sans doute. Hier au soir, il avait annoncé son intention de gagner Rome où l'appelait le Pape et, en embrassant sa filleule, au moment des adieux, il avait dit qu'il s'embarquerait, à Plymouth, le matin suivant. Le bateau qu'il prendrait, il fallait que Marianne pût le prendre aussi.
Heureusement pour elle, la jeune fille connaissait la région parfaitement. Le moindre chemin, la plus petite crique lui étaient familiers. Elle prit, à travers bois, un raccourci qui la mena aux abords de Totnes. De là, il lui restait près de vingt miles à parcourir pour atteindre le grand port avant la marée, mais son cheval, l'un des meilleurs coureurs de l'écurie, avait de bonnes jambes.
La nuit semblait un peu moins sombre. La pluie, qui redoublait, avait fait tomber la brume et la lune, cachée par d'épais nuages, éclairait tout de même suffisamment pour que Marianne reconnût aisément sa route. Courbée sur l'encolure de son cheval, le capuchon rabattu sur les yeux, elle arrondissait le dos sous l'averse, insensible à l'eau qui déjà alourdissait la bure de son manteau, attentive seulement à la route suivie.
Quand surgirent de la nuit les tours branlantes d'un antique château normand accroupi sur un gros village aux blanches maisons, Marianne prit sur la gauche, à travers les collines, et, de toute la vitesse de son cheval, courut vers la mer.
Le gamin tendit le bras, désignant quelque chose sur la rade :
— Regardez ! Voilà le Fowey. Il vient de doubler la passe et il entre dans le Sound.
Une vague de désespoir envahit Marianne. Trop tard !... L'abbé de Chazay venait de partir quand, épuisée, hors d'haleine, elle était tombée plutôt que descendue de son cheval sur le Barbican, le vieux quai de Plymouth. Là-bas, sur les eaux brillantes que le vent hérissait en courtes .vaguelettes, le lougre portant toute sa toile bondissait joyeusement vers le large, emportant son dernier espoir. Sans conviction, elle demanda au jeune garçon :
— Tu es bien sûr que le prêtre français s'est embarqué sur ce bateau ?
Majestueusement, le gamin étendit la main et cracha :
— Aussi sûr que j'm'appelle Tom Mawes ! Même que c'est moi qui ai porté son bagage depuis l'Ancre et la Couronne ! Vous voulez que je vous y mène ? C'est la meilleure auberge de la ville, tout près de l'église Saint-Andrew.
D'un mouvement de tête, Marianne refusa et le gamin s'éloigna en haussant les épaules et en marmonnant des choses indistinctes à propos des « sacrées femmes » qui ne savent jamais reconnaître convenablement les bonnes volontés. Tirant son cheval après elle, la jeune fille fit quelques pas et alla s'asseoir sur l'un des gros piliers de pierre qui servaient à amarrer les bateaux. Elle était vidée de tout courage, comme de toute force physique. Là-bas, sur l'eau verte, le petit bateau disparaissait peu à peu dans le soleil pâle de cette matinée hivernale qui mettait une brume bleutée sur les collines de la baie. C'était fini ! Sur le sol anglais, il ne lui restait plus aucun ami, aucun secours à attendre de qui que ce soit !
Elle ne devait plus compter que sur elle-même. Et il fallait fuir, fuir au plus vite... mais où ?
Peu à peu, le Barbican, naguère désert, s'animait. Des bateaux de pêche accostaient, jetaient à pleins paniers sur la pierre du quai les soles et les plies encore brillantes d'eau, les casiers où les crabes aux couleurs de granit agitaient leurs pinces noires, les paquets d'algues vertes où s'accrochaient de grosses moules violettes. Des ménagères accouraient sous les ailes de leurs coiffes empesées, un grand panier au bras. Elles jetaient en passant un regard curieux à cette jolie fille vêtue en garçon, si manifestement lasse et qui tenait en bride un cheval de race.
Leur curiosité silencieuse rendit conscience d'elle-même à Marianne qui se leva, incapable de demeurer plus longtemps sous les feux croisés de tous ces regards. En même temps, elle s'aperçut d'une chose toute simple : elle mourait de faim. C'était peut-être la vue de ces poissons, l'odeur grisante de la mer, le vent vif. Quoi qu'il en fût, son estomac criait famine, comme sait crier famine un estomac de dix-sept ans. L'émotion l'avait empêchée de manger à l'absurde dîner de noces de la veille et elle n'avait rien pris depuis.
La veille ? C'était hier seulement qu'elle avait épousé Francis ? Elle avait l'impression qu'une éternité avait coulé depuis la cérémonie. Ainsi quelques heures avaient suffi à faire d'elle une épouse outragée, une veuve, une criminelle et une fugitive que l'on rechercherait bientôt si l'on n'était pas déjà sur sa trace ! Mais aucun remords ne troublait son esprit lorsque s'y présentait l'image de ceux qui l'avaient si cruellement blessée. Ils avaient mérité leur châtiment et, en les frappant, elle n'avait rien fait d'autre que venger son honneur outragé, comme l'aurait vengé n'importe quel homme de sa famille. Seulement, lorsqu'elle pensait à Francis, elle éprouvait, au fond de son cœur, une sorte de vertige comme on en ressent au bord d'un précipice avec, dans la bouche, un goût de cendres amères.
Un effort de sa volonté chassa les pensées funestes. De toutes ses forces, de toute la vigueur de sa jeunesse, Marianne voulait vaincre le sort qui s'acharnait sur elle et, pour cela, il fallait vivre. Et, tout d'abord, manger, se reposer un peu, réfléchir. Des yeux, elle chercha autour d'elle le gamin de tout à l'heure, mais il avait disparu. Elle se souvint alors de ce qu'il lui avait dit : l'auberge de l'Ancre et de la Couronne, la meilleure de Plymouth, était située près de l'église St. Andrew. Justement, elle apercevait, au-dessus des toits pointus des maisons, une tour gothique qui appartenait sans doute à l'ancienne cathédrale catholique. Une étroite et tortueuse ruelle l'y mena et, bientôt, elle découvrit les colombages vénérables, les petits carreaux étincelants et l'enseigne majestueuse d'une vieille hostellerie de belle apparence. Jetant la bride de son cheval aux mains d'un valet d'écurie apparu comme par enchantement, Marianne pénétra dans l'auberge, descendit quelques marches et se trouva dans une vaste et accueillante salle commune, décorée de cuivres et d'étains brillants, où, autour d'une grande table d'hôte, plusieurs petites tables étaient disposées, couvertes de nappes bien blanches. Dans la cheminée brûlait un grand feu de tourbe et une troupe de servantes vigoureuses, aux belles joues rouges, vernies par le feu, voltigeait à travers la pièce, portant de lourds plateaux.
Il n'y avait encore que peu de monde. La jeune fille en profita pour choisir une petite table que le manteau de la cheminée gardait un peu dans l'ombre. A la servante qui s'approcha aussitôt, elle commanda des huîtres, un crabe, une jatte de l'épaisse crème jaune et grumeleuse du Devon qu'elle aimait tant, accompagnés de thé et de pain bis, puis, tandis que la fille, dans un envol de jupons amidonnés, s'en allait exécuter la commande, elle tenta de faire le point de sa situation. Ce qui lui était arrivé était tellement invraisemblable ! Même ses chers romans ne lui étaient plus d'aucun secours ! Aucun ne présentait de situation analogue à la sienne ! Certes, elle avait un peu d'argent, mais si peu ! Cela ne lui permettrait pas de vivre plus d'une semaine. Il fallait encore se procurer un passeport sans passer par la police du comté, trouver un bateau qui consentît à s'exposer aux risques sérieux que faisaient courir les corsaires français chargés de faire respecter le blocus continental décrété contre l'Angleterre par Napoléon trois ans plus tôt. Pour tout cela, il fallait de l'argent, beaucoup d'argent sans doute... Il y avait bien le collier de perles que Marianne avait emporté. Mais si elle le vendait ici, outre le danger que la vente d'une telle pièce lui ferait courir, et les questions auxquelles il faudrait répondre, il ne lui resterait plus grand-chose pour vivre dans le pays où elle allait se réfugier, ou, plutôt, que le destin aurait choisi pour elle. Qu'importait, en effet, à la fugitive l'endroit où le vent l'emporterait pourvu qu'il mît entre elle et la corde du bourreau une distance infranchissable. Il fallait donc garder le collier.
Elle pensa soudain à son cheval. C'était une bête de prix. En le vendant, elle trouverait peut-être assez d'argent pour payer son passage sur un bateau quelconque, dont le patron ne se montrerait pas trop regardant sur le chapitre des papiers. Ce serait moins dangereux que le collier. Un peu rassérénée par ses projets, Marianne fit honneur à son repas et, à peine la dernière cuillerée de crème avalée, se sentit beaucoup mieux. Ses vêtements avaient séché. Le feu et la nourriture avaient rendu quelque souplesse à ses muscles raidis par le froid et les heures passées à cheval. Une douce somnolence s'emparait d'elle, peu à peu, alourdissant ses paupières...
Soudain, la jeune fille sursauta, entièrement réveillée. Un homme venait de pénétrer dans la salle, descendant de l'étage supérieur où étaient les chambres.
"Marianne, une étoile pour Napoléon" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon" друзьям в соцсетях.