— Levez-vous !
Il se contenta de hausser un sourcil interrogateur.
— Hé ? que je me lève ? Pourquoi donc ?
— Vous ne pensez pas, j'imagine, vous battre affalé dans un fauteuil ?
Tout en parlant, elle décrochait une autre épée, la lui lançait. Il l'attrapa au vol, machinalement, et la rancune de la jeune fille s'en accrut. Il n'était pas assez ivre pour être maladroit. Il n'avait même pas la dégradante excuse de l'abrutissement. Avec une surprise amusée, il examinait, la lame brillante.
— Me battre ? Et contre qui ?
— Contre moi ! Allons, monsieur, levez-vous ! En osant me jeter sur un tapis de cartes, vous m’avez mortellement offensée. Vous allez m'en rendre raison. Le nom que je porte ne permet pas de laisser une offense impunie.
— c’est mon nom, à moi, que vous portez désormais, et j'ai le droit de faire de ma femme ce que bon me semble, coupa Francis rudement. Vous m'appartenez corps, âme et biens. Vous n'êtes rien... que ma femme ! Cessez donc de vous comporter comme une sotte et rangez cette arme dont vous ne sauriez que faire.
Avec un sourire de mépris, Marianne saisit la pointe de son épée entre ses doigts en courbant négligemment la souple lame.
— Je vous invite à venir en juger sur pièces, lord Cranmere. Ce n'est d'ailleurs pas à votre nom que je faisais allusion. Ce nom-là, je n'en veux plus ! Il me répugne ! C'est celui d'Asselnat, dont j'entends parler. C'est lui que vous avez sali, trahi, vendu en ma personne. Et je vous jure que vous ne vivrez pas assez longtemps pour vous en vanter.
Le rire moqueur de Francis lui coupa la parole. Etalé sur son fauteuil, les yeux au plafond et la bouche ouverte, il riait à gorge déployée, à grands éclats sonores que Marianne écouta sans broncher. L'homme qu'elle découvrait depuis une heure était tellement différent de celui qu'elle avait imaginé que son comportement ne la faisait même pas souffrir. La souffrance à cette minute faisait trêve. Elle reviendrait plus tard. Pour le moment, Marianne était encore sous le coup de la révélation et de la colère qui en découlait. Cependant, Francis s'écriait :
— Savez-vous que vous êtes impayable ? C'est, je pense, votre sang français qui vous donne ce goût du théâtre ? Quiconque pourrait vous voir ainsi, accoutrée en Némésis de drap vert, s'étoufferait de rire et refuserait d'en croire ses yeux. Allons, ma chère, laissez de côté les grands airs et les grands gestes, ajouta-t-il négligemment. Ils ne conviennent ni à votre âge ni à votre sexe. Et retournez donc vous coucher ! Demain nous aurons des dispositions à prendre. Des dispositions peu agréables, j'en conviens, mais indispensables !
Avec un soupir excédé, lord Cranmere s'extirpait enfin de son siège, étirait paresseusement ses longs membres et bâillait à n'en plus finir :
— Damnée soirée ! Cet Américain avait le Diable au bout des doigts ! Il m'a ratissé comme un simple tas de feuilles mortes.
La voix coupante de Marianne interrompit le monologue du jeune homme.
— Je vois que vous ne m'avez pas comprise, lord Cranmere, je me refuse à demeurer plus longtemps votre épouse.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ? Nous sommes dûment mariés, vous savez ?
— J'avais d'abord pensé demander l'annulation en cour de Rome, chose que l'abbé de Chazay obtiendrait sans difficulté. Mais cela ne laverait pas l'honneur des miens. Aussi ai-je choisi d'être veuve... et de vous tuer, à moins que vous ne me frappiez vous-même, bien entendu !
Une expression de profond ennui vint alourdir les traits parfaits de Francis.
— Vous y revenez ? Est-ce que vous ne seriez pas un peu folle ? Où avez-vous vu un homme se battre en duel avec une femme ? Que dis-je ? Avec une gamine ! Je vous ai déjà dit d'aller vous coucher. Un bon repos calmera vos idées exaltées.
— J'ai passé l'âge d'être envoyée au lit ! Allez-vous, oui ou non, me rendre raison ?
— Non ! Et allez au Diable, vous et vos stupides principes français sur l'honneur ! Quelle idée a eu votre mère d'épouser l'un de ces damnés mangeurs de grenouilles ! Il fallait, en vérité, qu'elle eût, elle aussi, l'esprit dérangé, car j'ai ouï dire que le duc de Norfolk souhaitait l'épouser et que...
Il s'interrompit sur un cri de douleur et de rage. L'épée de Marianne, prise d'un furieux désir de tuer, avait sifflé. Une longue balafre s'inscrivit sur la joue gauche du jeune homme qui recula. Portant la main à son visage blessé, il la retira tachée de sang.
— Lâche ! gronda la jeune fille entre ses dents serrées. Je saurai bien t'obliger à te battre ! Défends-toi ou, par la mémoire de ma mère que tu viens d'insulter, je jure que je te cloue au mur !
Une bouffée de fureur empourpra le visage de Francis, fit flamber ses yeux gris. Marianne y lut brusquement, nu et brutal, le désir de tuer. Il empoigna l'épée abandonnée sur la table, marcha sur la jeune fille, le dos courbé, les yeux mauvais :
— Garce ! grinça-t-il, tu l'auras voulu...
D'un geste rapide, Marianne arracha la longue jupe d'amazone qui pouvait la gêner, apparut en culotte et courtes bottes et, aussitôt, tomba en garde. La vue de ses longues jambes nerveuses et de ses hanches, dessinées avec une précision anatomique par la soie collante, fit ricaner Francis.
— Peste ! Quelle silhouette !... Voici un moment, je pensais que ce mariage n'avait plus rien à m'offrir et, il y a une minute, j'étais décidé à te tuer ! Mais, morbleu, je me contenterai de te désarmer, vipère, ou bien de te blesser... légèrement afin de pouvoir tranquillement prendre sur toi mes droits d'époux. Il n'est pas de pouliche plus ardente et plus soumise à la fois que celle qui a tâté de la cravache... et j'aime les bêtes rétives ! Elles ont plus de sang !
Tout en parlant, il avait engagé le fer. Une fièvre montait à ses pommettes, mettait une flamme trouble dans ses yeux, tandis que Marianne découvrait, brutalement mise à nu, la cruauté de cette bouche dont elle n'avait attendu que des baisers. Tout en ferraillant, Francis lui détaillait, en termes crus, le traitement qu'il lui infligerait quand elle serait à sa merci. La haine lui ôtait toute retenue, toute pudeur en face de cette fille de dix-sept ans, dont il sentait le mépris et que, maintenant, il voulait à tout prix soumettre.
Envahie à la fois de tristesse et de dégoût, la jeune fille l'entendait sans bien comprendre, sans même écouter vraiment. L'image merveilleuse qu'elle s'était faite de Francis achevait lentement de se dissoudre. Il n'y avait plus en face d'elle qu'un homme à moitié ivre, dont la belle bouche crachait des mots ignobles. Et, insensiblement, surmontant le dégoût, revenait, implacable, le désir de tuer.
Peu à peu, cependant, la voix insultante se tut en même temps que, sur le visage crispé de Francis, la surprise remplaçait la colère, une surprise qui ne tarda pas à se nuancer d'inquiétude. Cette mince fille brune, dont les yeux verts le défiaient, se battait avec la science et l'adresse d'un duelliste chevronné. Dans son jeu serré, aucun jour. La mince lame -brillante, au bout du poignet agile de Marianne, semblait se multiplier par cent, par mille. Elle était partout à la fois, se battant comme une tigresse, tournant continuellement autour de son adversaire, changeant dix fois ses gardes. Les rapières sonnaient l'une contre l'autre avec un bruit sinistre, sans cesse plus rapide, car, peu à peu, la jeune fille imposait à Francis Cranmere un rythme infernal.
A la cour du prince de Galles, le jeune lord avait beaucoup pratiqué les sports de combat et passait pour une excellente lame. Cependant, il avait toutes les peines du monde à se défendre contre la souple forme verte, agile et bondissante, qui l'attaquait de tous les côtés à la fois, sans pour cela cesser de parer, en fille qui tient à sa peau. Aucun muscle ne bougeait dans son joli visage mais, à l'éclat sauvage de ses yeux, Francis comprit qu'elle jouissait intensément de cet instant. Il eut l'impression désagréable qu'elle se jouait de lui. En même temps, un brutal désir d'elle lui monta à la gorge. Jamais il ne l'avait vue si belle, si attirante. L'ardeur du combat avait rosi ses joues mates, avivé ses lèvres. Par la profonde échancrure de la chemise entrouverte, il pouvait deviner les rondeurs de sa gorge sur laquelle la sueur plaquait audacieusement la fine batiste.
Furieux d'être tenu en échec par celle qu'il avait considérée seulement comme une jolie bécasse amoureuse, désireux aussi d'en finir au plus vite pour la soumettre enfin à sa loi, Francis Cranmere s'échauffa, fit des fautes. Il y avait aussi la fatigue de cette nuit de jeu, les fumées de l'alcool qui embrumaient son cerveau. Marianne s'en aperçut, redoubla d'agilité. Francis voulut lui porter un coup décisif et se fendit à fond. Elle para de justesse, mais se glissant avec une souplesse* de couleuvre, sous la lame de son adversaire, elle frappa. L'épée s'enfonça dans la poitrine de Francis...
Une immense surprise dilata les prunelles grises du jeune homme. Sa main tremblante lâcha l'épée qui sonna sur le plancher. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais, seul, un peu de sang coula sur son menton. Il s'abattit comme une masse, tandis que Marianne, lentement, retirait son épée. Sans même songer à l'essuyer, elle la jeta à terre, s'agenouilla auprès du blessé dont les yeux déjà se voilaient. Une brusque envie de pleurer lui serrait la gorge. Maintenant qu'il mourait sa haine était éteinte.
— Vous m'avez gravement offensée, Francis... Maintenant, je suis vengée. Mourez en paix. Je peux vous pardonner.
Le regard du jeune homme glissa sous les paupières mi-closes, chercha la jeune fille tandis que sa main tâtonnait pour la toucher. La bouche esquissa l'ombre d'un sourire.
"Marianne, une étoile pour Napoléon" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon" друзьям в соцсетях.