L’instant difficile était venu, si difficile même que Marianne crut défaillir. Elle ne savait pas mentir et il fallait justement qu’elle lui mentît, à lui, qu’elle aimait par-dessus tout. Si elle refusait le serment qu’il exigeait, il la rejetterait impitoyablement. Dans quelques minutes, elle aurait quitté Trianon, chassée comme une esclave qui a cessé de plaire car elle savait qu’il serait impitoyable... Il s’impatientait déjà, la secouait brutalement.

— Allons ! Jure !... Jure ou va-t’en !

Non ! Cela, elle ne pouvait pas l’accepter. On ne pouvait pas lui demander de s’arracher elle-même le cœur. Demandant mentalement pardon à Dieu, elle ferma les yeux, gémit...

— Je le jure ! Jamais il n’a été mon amant...

— Ce n’est pas assez. Jure sur cet amour immense que tu prétends me donner !

Ses poignets douloureux lui arrachèrent une plainte.

— Par pitié ! Vous me faites mal !

— Tant pis ! Je veux la vérité...

— Je jure qu’il n’y a jamais rien eu entre nous... je le jure sur l’amour que j’ai pour vous !

— Prends garde ! Si tu mens, notre amour ne vivra pas...

— Je ne mens pas ! s’écria-t-elle affolée... Je n’aime que vous... et je n’ai jamais aimé ce garçon. Je n’ai pour lui que de la pitié... et un peu d’affection.

Enfin, les terribles doigts se desserraient, lâchaient leur proie.

— C’est bien ! dit seulement l’Empereur en prenant une profonde respiration. Souviens-toi que tu as juré.

En Corse superstitieux, il attachait aux serments une valeur presque fanatique et craignait les vengeances du destin envers le parjure. Mais l’épreuve avait été trop forte pour Marianne.

N’étant plus retenue par les mains féroces, elle venait de se laisser glisser à terre, secouée de sanglots convulsifs. Elle était brisée, à la fois par la peur qu’elle avait eue et par la honte qui déjà lui venait d’avoir dû faire ce faux serment. Mais il le fallait, il le fallait aussi bien pour Napoléon que pour le pauvre Le Dru...

Un instant, l’Empereur demeura immobile, comme pétrifié, écoutant peut-être se calmer dans sa poitrine les battements désordonnés de son propre cœur. La main qu’il passa sur son front tremblait légèrement, mais, soudain, il parut prendre conscience des sanglots désespérés qui emplissaient la pièce. Baissant les yeux, il vit la jeune femme presque prosternée à ses pieds, pleurant désespérément... si pitoyable soudain qu’enfin le démon jaloux qui le tenait lâcha prise. Vivement, il se baissa, l’entoura de ses bras et releva doucement le visage noyé de larmes qu’il se mit à couvrir de baisers.

— Pardonne-moi... Je suis une brute, mais je ne peux supporter seulement l’idée qu’un autre te touche ! Ne pleure plus, mió dolce amor !... c’est fini ! Je te crois...

— C’est... vrai ? balbutia-t-elle. Oh ! Il faut me croire... sinon, j’en mourrais de chagrin ! Je ne pourrais pas supporter...

Brusquement, il se mit à rire, de ce rire jeune, si joyeux, qui parfois suivait ses pires colères.

— Tu as seulement le droit de mourir d’amour. Viens... Il faut effacer tout cela.

Il l’aida à se relever, puis, la tenant étroitement serrée contre lui, il l’entraîna doucement vers le lit. Marianne, presque inconsciente, se laissa entraîner. Au surplus, il avait raison : dans l’amour seulement ils se retrouveraient tels qu’ils étaient avant l’arrivée du courrier de Madrid. Elle ferma les yeux avec un grand soupir quand son dos toucha la soie de la courtepointe.

Un moment plus tard, comme Marianne émergeait du bienheureux engourdissement, elle vit que Napoléon, appuyé sur un coude, examinait attentivement l’un de ses poignets que marquait un large cerne violacé. Croyant deviner ce qu’il pensait elle voulut retirer sa main, mais il la retint et posa ses lèvres sur les meurtrissures. Elle attendait une parole de regret, mais il se contenta de murmurer :

— Promets-moi que tu ne chercheras plus à revoir ce garçon !

— Comment ! Vous craignez encore...

— Rien du tout ! Mais je préfère que tu ne le revoies pas. C’est chose trop puissante qu’un amour profond.

Elle eut un sourire un peu triste. Quel homme terrible il était et combien il était difficile de le comprendre vraiment !... Alors qu’il s’apprêtait lui-même à prendre une nouvelle épouse, il exigeait de sa maîtresse qu’elle rompît tout contact avec un autre homme, coupable seulement de l’aimer. Elle allait peut-être exprimer cette pensée quand une idée lui vint. Donnant donnant ! Pour cette fois, elle n’accepterait qu’un marché.

— Je promets, dit-elle gentiment, mais à une condition...

Tout de suite cabré, il s’écarta un peu d’elle.

— Une condition ? Laquelle ?

— Que vous répariez le mal que j’ai fait sans le vouloir. Empêchez-le de retourner dans cette horrible Espagne où il se fera tuer pour rien, pour une terre qu’il ne connaît pas et qu’il ne peut pas comprendre. Renvoyez-le au baron Surcouf. Avec un mot de votre main, le corsaire ne fera aucune difficulté pour lui pardonner et le reprendre. Il retrouvera la mer, la vie qu’il aimait, l’homme qu’il servait avec tant de joie... et il m’oubliera d’autant plus vite !

Il y eut un silence, puis Napoléon sourit. Doucement, tendrement, il tira le bout de l’oreille de Marianne.

— Il y a des moments où tu me fais honte, carissima mia, et où je me dis que je ne te mérite pas. Bien entendu, je promets ! Il ne retournera pas en Espagne.

En prenant place à la table du souper, deux heures plus tard, Marianne trouva près du couvert un écrin de cuir vert frappé aux armes impériales dans lequel reposaient deux larges bracelets d’or ciselé ornés de fins réseaux de petites perles, mais, le lendemain, quand elle chercha, discrètement, à obtenir quelques nouvelles de Jean Le Dru, elle apprit qu’il avait quitté le palais à l’aube, dans une voiture fermée et pour une destination inconnue.

Elle en éprouva un moment de tristesse, mais elle était liée par sa promesse et, au fond, une seule chose comptait pour elle : le seul nuage, qui avait failli assombrir réellement ces quelques jours de bonheur, s’éloignait. Elle pouvait goûter en paix les dernières heures de ce merveilleux moment de rémission... Il en restait si peu !...

Le dernier soir, Marianne, mortellement triste, ne parvenait plus à sourire qu’au prix d’un violent effort malgré le grand désir qu’elle avait de lui laisser une image inoubliable. Pour le dîner, le dernier qu’ils prendraient en tête à tête, elle s’habilla avec un soin tout particulier, cherchant à mettre plus que jamais sa beauté en valeur. La robe d’épaisse soie mate, rose pâle, moulait chaque ligne de son corps. Sa gorge et ses épaules jaillissaient du corsage drapé et pailleté d’argent comme d’une énorme fleur couverte de rosée. Aucun bijou ne coupait la ligne pure de son cou que le très haut chignon bouclé, retenu par des rubans d’argent, révélait dans toute sa grâce. Mais sous leurs douces paupières bistrées les yeux verts brillaient de larmes difficilement contenues.

Pour une fois, le repas dura plus longtemps que de coutume. Napoléon semblait vouloir, lui aussi, prolonger ces derniers instants d’intimité. Quand, enfin, ils se levèrent de table, il prit la main de Marianne et la baisa tendrement.

— Veux-tu chanter pour moi, ce soir ? Rien que pour moi ?

Elle accepta des yeux, et appuyée sur lui se dirigea vers le salon de musique. Doucement, il la fit asseoir devant le clavecin doré, mais, au lieu d’aller s’installer dans un fauteuil, il demeura debout derrière elle, les mains emprisonnant les épaules de la jeune femme.

— Chante ! ordonna-t-il doucement.

Pourquoi donc, à cette minute douloureuse,

Marianne choisit-elle la triste romance que Marie-Antoinette, dans ce même Trianon, soupirait pour le beau Suédois qu’elle aimait secrètement ?

C’est mon ami, rendez-le-moi,

J’ai son amour, il a ma foi,

J’ai son amour, il a ma foi...

En passant par sa voix chaude, les paroles de regret et d’amour se chargeaient d’une si poignante douleur que, sur la dernière note, la mélodie se brisa. Marianne baissa la tête. Mais, sur ses épaules, les mains se firent dures, impérieuses.

— Ne pleure pas ! commanda Napoléon. Je t’interdis de pleurer !

— Je... ne peux pas m’en empêcher ! C’est plus fort que moi.

— Tu n’as pas le droit ! Je te l’ai déjà dit, il me faut une femme qui me donne des enfants ! Qu’elle soit belle ou laide, qu’importe si elle me donne de gros garçons ! Je lui donnerai ce qui lui est dû et ce qui est dû à son rang, mais, toi, tu resteras mon évasion. Non ! Ne te retourne pas ! Ne me regarde pas ! Je veux que tu aies confiance en moi ! comme j’ai confiance en toi... Elle n’aura jamais ce que je t’ai donné et te donnerai encore. Tu seras mes yeux, mes oreilles... mon étoile enfin !

Bouleversée, Marianne ferma les yeux et se laissa aller contre Napoléon. Sur ses épaules, les mains brûlantes s’étaient animées. Lentement, elles caressaient sa peau nue, descendant vers sa gorge... Un profond silence enveloppa le petit salon intime et tiède, à peine troublé par le soupir tremblant de Marianne :

— Viens ! murmura Napoléon d’une voix rauque. Il nous reste une nuit !


De bonne heure, le lendemain matin, une voiture fermée quitta Trianon au grand galop emmenant Marianne vers Paris. Cette fois, la jeune femme était seule, mais, pour éviter tout risque de voir se reproduire l’aventure du retour de La Celle-Saint-Cloud, un peloton de dragons devait l’escorter, à distance, jusqu’à la barrière de Passy.

Jamais Marianne ne s’était senti le cœur aussi lourd. Emmitouflée dans le grand manteau de velours vert qu’elle portait à son arrivée, elle regardait d’un œil absent défiler le paysage hivernal. Il faisait si froid, ce matin, si gris ! Il semblait que le monde eût épuisé tout ce qu’il contenait de joie. Elle avait beau savoir que rien n’était fini entre Napoléon et elle, il avait eu beau lui jurer qu’entre eux les liens étaient désormais trop forts pour que rien ne pût les atteindre, même le mariage de convenance qu’il devait faire, Marianne ne pouvait s’empêcher de penser que jamais plus les choses ne seraient ce qu’elles avaient été durant ces quelques jours. Son amour, qui, un instant, avait brillé dans la grande lumière de la liberté devrait rentrer dans l’ombre et la clandestinité. Car, quelle que puisse être la force de la passion qui l’unissait à l’Empereur, il y aurait désormais, entre eux, cette silhouette encore vague d’une femme qui aurait officiellement tous les droits et qu’il faudrait se garder d’indisposer. Et Marianne, ravagée d’angoisse et de jalousie, ne pouvait s’empêcher de trembler à la pensée de ce que seraient les choses si Marie-Louise avait seulement la moitié du charme irrésistible de l’infortunée Marie-Antoinette. Si elle allait ressembler à cette tante ravissante, altière et ensorcelante, pour laquelle tant d’hommes avaient souhaité mourir ? S’il allait l’aimer ? Il était si facilement sensible au charme féminin.