Un instant, elle demeura interdite. L’aveu naïf et poignant de ce garçon qui s’était donné tant de mal pour la détester et n’était parvenu qu’à l’aimer davantage et qu’à accepter les risques les plus affreux dans l’espoir obscur de la conquérir un jour lui serrait le cœur. Elle éprouva tout à coup le besoin irrésistible d’en finir une bonne fois avec tous leurs malentendus, de retrouver la camaraderie chaleureuse qu’ils avaient partagée dans la barque de Black Fish quand ils n’étaient, l’un et l’autre, qu’un prisonnier évadé et une fugitive. Elle découvrait, en effet, que seuls avaient compté pour elle ces moments-là et que ce garçon rude, étrange et simple lui était plus cher qu’elle ne l’aurait cru.

Se penchant vers lui, elle l’entendit murmurer :

— Je ne peux pas lutter contre mon empereur, moi !... Tout ce que je peux faire, c’est retourner là-bas, une fois guéri. Et j’espère bien y crever cette fois !

Alors, les larmes aux yeux, elle posa sa main sur les cheveux raides, et doucement, très doucement, les caressa.

— Jean, murmura-t-elle, je vous en prie, ne pleurez pas ! Je ne veux pas être pour vous la cause de tant de mal ! Je ne veux pas vous voir malheureux.

— Ça... fit-il de sous son bras, vous n’y pouvez rien ! Ce n’est pas tout à fait de votre faute si je me suis toqué de vous... et ça ne l’est pas du tout si vous aimez l’Empereur... C’est ma guigne à moi qui est fautive. (Mais, soudain, il dégagea son visage, braqua sur Marianne le double faisceau bleu de son regard noyé de larmes :) C’est bien vrai, au moins, que vous l’aimez ? Ce n’est pas encore un mensonge ?

— C’est bien vrai... sur la mémoire de ma mère, je vous le jure, et c’est bien vrai aussi que je suis presque aussi malheureuse que vous et que vous auriez tort d’être jaloux de lui. J’ai peur de ne pas avoir le droit de l’aimer longtemps. Aussi... je voudrais que désormais nous soyons amis, vous et moi.

Se redressant dans son lit, Jean s’assit et, prenant les deux mains de Marianne, il la fit asseoir auprès de lui. Il eut un triste sourire, mais il n’y avait plus trace de colère !

— Amis ? Vous avez pitié de moi, hein ? C’est bien ça ?

— Non. Ce n’est pas de la pitié. C’est autre chose, quelque chose de plus profond et de plus chaud. Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai rencontré bien des gens, mais bien peu m’ont donné envie de gagner leur amitié. Vous, si ! Je... je crois que j’ai de l’affection pour vous.

— Malgré... tout ce qui s’est passé entre nous ?

Marianne n’eut pas le temps de répondre. Une voix dure qui parut sortir de derrière les rideaux éclata soudain à son oreille.

— J’aimerais bien savoir, justement, ce qui s’est passé entre vous.

En voyant surgir Napoléon, Jean Le Dru poussa un cri d’effroi, mais, chose curieuse, Marianne ne s’en montra pas autrement émue. Se relevant vivement, elle serra plus étroitement son châle autour d’elle et croisa les bras.

— Sire, fit-elle audacieusement, j’ai déjà appris à mes dépens, et cela à plusieurs reprises, que ce n’était jamais une bonne chose de surprendre une conversation, car, en général, le sens réel des paroles échangées vous échappe.

— Morbleu, madame, tonna l’Empereur, m’accuseriez-vous d’écouter aux portes ?

Elle esquissa à la fois une révérence et un sourire. C’était bien cela au fond, mais il fallait le lui faire admettre sans provoquer un éclat dont le blessé pourrait souffrir.

— Nullement, Sire. Je souhaitais seulement faire entendre à Votre Majesté que si elle désirait avoir de plus amples détails sur mes relations passées avec Jean Le Dru, je serais heureuse de les lui donner moi-même... un peu plus tard. Il serait cruel d’interroger un homme si dévoué à son empereur... et si éprouvé. Et je ne crois pas que l’Empereur soit venu lui-même jusqu’ici dans ce seul but.

— En effet ! Je souhaite poser à cet homme quelques questions...

Le ton était sec et il n’y avait pas à se tromper sur l’intention. Respectueusement, Marianne plongea dans une révérence profonde, adressa un sourire à Jean Le Dru accompagné d’un aimable : « A bientôt ! » et quitta la pièce.

Revenue dans sa chambre, elle n’eut pas beaucoup de temps pour se préparer à l’algarade qu’elle sentait venir. Cette fois, elle n’échapperait pas à un interrogatoire serré. Il allait falloir tout raconter, sauf l’épisode de la grange qu’aucune force humaine ne pourrait la contraindre à avouer. Non pour elle-même d’ailleurs : elle souffrait trop de jalousie pour ne pas éprouver la tentation de déclarer franchement à Napoléon que Jean Le Dru avait été son premier amant. Mais si elle éveillait la jalousie impériale, ce ne serait un plaisir que pour elle, et le pauvre Le Dru risquerait fort d’en supporter les conséquences. Rien d’ailleurs ne l’obligeait à mentionner l’épisode sentimental que, d’ailleurs, elle souhaitait oublier. Il suffisait... mais déjà l’Empereur rentrait et les réflexions de Marianne en restèrent là.

Sans lui adresser, tout d’abord, autre chose qu’un regard soupçonneux, Napoléon se mit à arpenter nerveusement la pièce, les mains au dos. S’efforçant de demeurer calme, Marianne alla s’asseoir sur une chaise longue auprès du feu et s’y étendit à demi, arrangeant d’un geste gracieux les plis brillants de sa robe autour de ses chevilles. Surtout, ne pas avoir l’air inquiet ! Ne pas montrer la petite peur insidieuse, si désagréable qui lui venait, ni cette impression de malaise qu’elle éprouvait toujours devant sa colère !... Dans un instant, il allait s’arrêter devant elle et poser rudement la première question...

Marianne eut à peine le temps d’achever sa pensée. Elle était déjà réalisée et Napoléon déclarait d’un ton cassant :

— Je pense que vous êtes maintenant décidée à vous expliquer ?

Le « vous » protocolaire pinça le cœur de Marianne. Il n’y avait, sur le visage de marbre qui la regardait, plus aucune trace d’amour... ni d’ailleurs de colère, ce qui était infiniment plus inquiétant. Mais elle réussit tout de même à trouver un sourire plein de douceur.

— Je croyais avoir déjà dit à l’Empereur dans quelles circonstances j’ai rencontré Jean Le Dru ?

— En effet. Mais vos confidences ne se sont pas étendues à ces choses si passionnantes qui se sont... passées entre vous. Or, c’est justement cela qui m’intéresse.

— Cela n’en vaut pourtant pas la peine. C’est une histoire triste : celle d’un garçon qui, dans des circonstances à la fois tragiques et exceptionnelles, s’est épris d’une fille qui ne pouvait pas lui rendre son amour. Par dépit, sans doute, il a préféré écouter quelques calomnies qui présentaient celle qu’il aimait comme une ennemie irréductible de son pays et de tout ce qui lui était cher. Le malentendu s’est envenimé au point qu’il l’a, un beau soir, dénoncée comme agent des Princes et émigrée rentrée en fraude... Voilà à peu près tout ce qui s’est passé entre Jean Le Dru et moi.

— Je n’aime pas les à-peu-près ! Qu’y a-t-il d’autre ?

— Rien, si ce n’est qu’il a cru son amour changé en haine parce que Surcouf, l’homme qu’il admirait le plus après vous-même, l’a chassé à cause de cette dénonciation. Il s’est alors engagé dans l’armée. Il est parti pour l’Espagne... et Votre Majesté connaît la suite.

Napoléon eut un rire bref et reprit sa promenade machinale, quoique plus lentement.

— Une histoire difficile à croire, si l’on s’en tient à ce que j’ai vu ! Si je n’étais arrivé, je crois, ma parole, qu’il allait vous prendre dans ses bras. J’aimerais savoir alors quelle fable vous m’auriez servie.

Blessée par le dédain qui avait accompagné le mot « fable », Marianne pâlit et se leva. Son regard vert croisa celui de l’Empereur, étincelant d’un défi dont elle ne se rendit pas compte.

— Votre Majesté a mal vu ! lança-t-elle avec insolence. Ce n’est pas Jean Le Dru qui allait me prendre dans ses bras, c’est moi qui allais le prendre dans les miens !

Le masque d’ivoire devint si pâle qu’elle en éprouva une joie mauvaise, heureuse de constater qu’elle pouvait lui faire aussi mal. Elle ne prit même pas garde au geste de menace qu’il esquissa en marchant sur elle. Le regard impérial était devenu insoutenable, et, pourtant, Marianne ne recula pas d’une ligne et ne broncha pas quand Napoléon saisit ses poignets entre ses doigts devenus aussi durs que de l’acier.

— Per bacco ! gronda-t-il. Tu oses ?

— Pourquoi non ? Vous voulez savoir la vérité. Sire, je vais vous la dire. J’allais, en effet, le prendre contre moi, comme l’on fait à ceux que l’on souhaite consoler, comme le fait une mère pour son enfant...

— Comédie ! Qu’avais-tu à consoler ?

— Une peine cruelle. Celle d’un homme qui ne retrouvait celle qu’il aimait sans espoir que pour s’apercevoir qu’elle était éprise d’un autre... et pire encore : du seul homme qu’il ne pût haïr parce qu’il en avait fait son dieu ! Oserez-vous dire que cela ne méritait pas quelque consolation ?

— Il ne t’a fait que du mal et tu éprouvais pour lui tant de compassion ?

— Il m’a fait du mal, oui... mais je crois lui en avoir fait plus encore sans le vouloir. Je ne veux plus me souvenir de nos malentendus, mais seulement de ce que nous avons souffert ensemble et du fait que Jean Le Dru m’a sauvé la vie... plus que la vie, même, lorsque j’étais sur la grève, aux mains des pilleurs d’épaves.

Il y eut un silence. Tout près de son visage, Marianne voyait les traits crispés de Napoléon. Ses doigts lui broyaient les poignets au point d’amener des larmes dans ses yeux. Il respirait fortement et elle pouvait sentir son haleine fleurant légèrement l’iris.

— Jure-moi, gronda-t-il contre son visage, jure-moi qu’il n’a pas été ton amant...