Il se retourna une fois encore, la toisa. Son sourire moqueur étira sa bouche d'un seul côté.

— Haïssez-moi autant qu'il vous plaira, lady Cranmere ! Je préfère cent fois la haine à l'indifférence. Ne dit-on pas que, sur les lèvres d'une femme, elle a le goût exact de l'amour ? Au fait-pourquoi ne pas s'en assurer ?

Avant que Marianne ait pu prévoir son geste, il avait franchi en trois enjambées la distance qui les séparait et l'avait prise dans ses bras. Le jeune fille, à demi étouffée, la tête pleine d'éclairs, se retrouva prisonnière d'une étreinte d'acier, les lèvres scellées par une bouche dure qui s'imposait à elle, impérieuse. Elle se débattit furieusement, mais Jason la tenait bien, et elle ne pouvait pas grand-chose pour sa défense, malgré la fureur qui la poussait à s'arracher de lui. Son corps lui semblait traversé de vagues brûlantes et glacées tour à tour où perçait une sensation inconnue et troublante. Sans même en avoir conscience, la défense de Marianne faiblit, cessa. Cette bouche était si chaude après tout le froid qui l'avait envahie. Et, par miracle, elle se faisait tout à coup douce, caressante... Bouleversée, Marianne sentit une main qui se glissait le long de son cou, remontait dans la masse soyeuse de ses cheveux, emprisonnait sa tête. C'était comme dans un rêve... un rêve qui n'était pas sans charme...

Et puis, brusquement, elle se retrouva délivrée, seule au milieu d'un monde vacillant, les jambes molles et la tête bourdonnante. Le rire de l'Américain éclata, tout près d'elle, moqueur, horripilant.

— Merci de votre collaboration, ma chère lady Marianne, mais vous me devez une nuit, ne l'oubliez pas ! Un jour, je viendrai la réclamer... Ce serait trop dommage de ne jamais connaître les joies de l'amour avec une femme telle que vous, car vous êtes faite pour elles.

Le claquement sec de la porte fit rouvrir les yeux que Marianne, pourpre de honte, avait clos pour ne plus voir le visage ironique de son bourreau. Il était parti. Elle était seule, enfin, mais seule comme on l'est au milieu des ruines. Car il ne restait rien de son univers ni de son enfance : maison, fortune, amour et jusqu'à ses plus chères illusions, tout avait flambé d'un seul coup. Il ne restait plus qu'un peu de cendres encore chaudes que le vent allait emporter. Le domaine allait être vendu pour que, sur la mer, il y eût un navire de plus ! Le galop d'un cheval éclata sous sa fenêtre, décrut et mourut. Mais elle n'avait pas besoin de regarder pour comprendre que Jason Beaufort était parti, qu'il s'en allait, fuyant le désastre qu'il avait causé. Il fallait maintenant que Marianne réfléchît à la situation désastreuse qu'il lui laissait... Calmement, elle alla s'asseoir dans le fauteuil qu'avait tout à l'heure occupé l'Américain. Autour d'elle le silence avait repris possession du château.


Quand elle sortit de sa triste songerie, une demi-heure plus tard, elle eut l'impression de naître à nouveau, au sortir d'une étrange et douloureuse gestation. Il ne restait plus grand-chose de cette jeune et naïve Marianne qui s'était jetée à corps perdu, avec l'aveuglement que donne un trop grand éblouissement, dans les mirages d'un amour d'enfant.

Maintenant, la colère seule l'habitait. Une colère que rien ne pourrait apaiser sinon la vengeance. Et cette vengeance, Marianne était décidée à l'obtenir sur l'heure. Francis l'avait trahie, vendue, avilie. Pour cela, il allait payer.

Calmement, elle fit glisser le déshabillé mousseux, la chemise translucide dont elle n'avait plus que faire et revêtit un costume de cheval vert foncé. Elle tordit, en un hâtif chignon, la masse de sa chevelure et quitta sa chambre. Dans la galerie, le silence de la maison la saisit, trop pesant pour n'être pas immédiatement pénible. Un silence d'attente, celui de la forêt avant l'orage, quand bêtes et plantes retiennent leur souffle.

Rejetant sur son bras la traîne de sa jupe d'amazone, Marianne glissa le long du grand escalier de chêne, sans faire craquer, la moindre marche, ombre légère dans un univers d'ombres. Sur la dernière marche, elle hésita. Tout était si sombre ! Dans quelle pièce pouvait bien se trouver Francis ? Il était arrivé à Selton Hall une heure avant le mariage et aucune chambre ne lui avait été attribuée en propre.

Un tintement de verre renseigna l'oreille fine de la jeune fille. Certaine désormais d'aller à coup sûr, elle se dirigea vers le boudoir de sa tante, ouvrit la porte sans hésiter. Francis était là.

A demi étendu dans un grand fauteuil, ses pieds chaussés d'élégants escarpins posés sur le velours vert d'une table qui supportait aussi un grand chandelier de bronze, quelques flacons et des verres, il tournait le dos à la porte et n'entendit pas entrer Marianne. Elle s'arrêta un instant au seuil, regardant avec des yeux nouveaux l'homme dont elle portait le nom. A la douleur soudaine qui lui vrilla le cœur, elle comprit que la déception et la colère n'avaient pas suffi à tuer son amour. Bien sûr, Francis lui faisait horreur, comme cette plante étrange, dévoreuse d'insectes et de petits animaux dont elle avait vu se tordre les branches livides dans les serres de lord Monmouth, à Bath. L'amour qu'elle avait pour lui était une fleur malsaine qu'elle était désormais décidée à arracher, même si, de cet arrachement, son cœur demeurait à jamais mutilé. Mais cela faisait tellement mal !

Avec une fureur mêlée de souffrance, elle s'accorda de contempler une fois encore le beau profil de son époux, la bouche dont elle avait tant désiré les baisers, les mains fines qui, pour l'instant, tenaient un verre plein dans lequel Francis mirait, d'un air absent, les flammes de la cheminée. Des mains qui ne la caresseraient jamais, car elle était venue dans l'unique intention de tuer Francis Cranmere.

Quittant la silhouette au repos de son époux, le regard de Marianne fit rapidement le tour de la pièce, s'arrêta sur l'un des éléments de décor de ce curieux boudoir, plein de fouets de chasse, d'armes et d'éperons : le trophée de belles épées milanaises dont, plus d'une fois, la jeune fille s'était servie pour tirer contre le vieux Dobs, son professeur. Silencieusement, elle alla décrocher l'une des armes, une mince et forte lame qu'elle connaissait bien. Elle referma fermement sa main sur la poignée, l'assura bien dans sa paume et, sans bruit, s'avança. La lame traverserait sans peine le rembourrage du fauteuil et l'épaisseur de l'homme. Et Marianne allait frapper, sans remords, par-derrière, comme le bourreau frappe de sa hache le condamné agenouillé à ses pieds. La justice, c'était elle !... Cet homme l'avait trahie, lui avait déchiré le cœur. Il fallait qu'il meure. Elle étendit le bras. La pointe de l'épée toucha le cuir du fauteuil.

Mais lentement, sa main retomba. La lame s'abaissa. Non ! ... Elle ne pouvait pas frapper ainsi, par-derrière, l'homme qu'elle avait condamné. Elle le haïssait de toute la force de son amour déçu, mais elle détestait l'idée de tuer lâchement, sans laisser à sa victime la moindre chance de se défendre. Sa loyauté naturelle répugnait à une exécution si sommaire, même si Francis l'avait cent fois méritée.

Une idée lui vint. Puisque sa conscience exigeait que le coupable eût une chance, pourquoi ne pas l'obliger à un duel ? Marianne maniait l'épée en virtuose et n'ignorait pas sa force. Elle avait, même contre un homme entraîné, des chances de vaincre... et de tuer. Et puis, si Francis se révélait plus fort qu'elle, s'il l'emportait, elle mourrait sans regret, emportant sa pureté intacte et son amour détruit au pays où plus rien n'a d'importance.

Elle quitta l'ombre du fauteuil, fouetta l'air de sa lame. Le sifflement de l'épée fit tourner la tête de Francis. Il regarda la jeune fille avec une surprise réelle qui se fondit bientôt en un sourire moqueur.

— Voilà une étrange tenue pour une nuit de noces ! A quoi jouez-vous ?

C'était tout ce qu'il trouvait à dire, après sa conduite éhontée ? Il aurait dû, au moins, montrer quelque gêne ! Mais non, il était détendu, plus à l'aise que jamais ! Et il osait se moquer d'elle !

Maîtrisant son indignation, Marianne parvint à articuler froidement, dédaignant l'ironie de la question posée :

— Vous m'avez jouée comme un sac d'écus, vendue comme une esclave. Vous ne supposiez tout de même pas que vous n'auriez aucune explication à me fournir ?

— Oh ! ce n'est que cela ?

Avec un sourire ennuyé, Francis Cranmere se tassa plus profondément dans son fauteuil, posa son verre et noua ses mains sur son estomac, comme s'il cherchait une meilleure place pour dormir.

— Ce Beaufort est un romantique ! Il était prêt à engager contre vous tous les trésors de Golconde.

— Qu'il ne possédait pas.

— En effet ! Mais je crois bien que, s'il avait perdu, il aurait volé pour vous payer à votre juste valeur. Peste ! ma chère, vous avez là un admirateur... Malheureusement, c'est moi qui ai perdu. Que voulez-vous, il y a des jours où l'on n'est pas en veine !

Le ton persifleur fouetta la colère de Marianne. Ce beau visage souriant et narquois qui lui faisait face, voilà que, tout à coup, elle en avait horreur.

— Et vous supposiez que j'allais payer pour vous ? fit-elle avec indignation.

— Bien sûr que non ! Vous êtes de bonne race, bien qu'à moitié française. J'étais bien sûr que vous jetteriez notre Américain à la porte. Et j'avais raison puisque je l'ai entendu s'éloigner au galop et que vous voici ! Mais que diable faites-vous avec cette rapière ? Posez cela, chère, sinon vous allez causer quelque catastrophe.

Il tendait le bras, l'air plus endormi que jamais, remplissait son verre et le portait à ses lèvres. Avec dégoût, Marianne nota la nuance pourpre qui envahissait l'aristocratique visage de Francis. L'ivresse n'était pas loin... Elle le vit passer un doigt nerveux dans sa haute cravate de mousseline, en relâcher quelques tours. Dédaigneuse, elle le regarda vider jusqu'à la dernière goutte du breuvage ambré, puis, sèchement, ordonna :