Le coup de canne déclencha, en écho, les petits coups secs frappés par la baguette de Paer sur son pupitre. Au piano, Alexandre Piccini attaqua le premier accord, entraînant les violons. Au coup d’œil affolé qu’il lui lança, Marianne comprit que son trouble était visible. Là-bas, dans un coin, elle vit le visage inquiet de Gossec, tendu vers elle comme pour une prière. Jamais, sans doute, on n’avait vu l’Empereur traiter si cavalièrement une artiste célèbre. Mais Marianne se souvint qu’elle était à peu près en disgrâce, si l’on en croyait ce qu’avait dit Duroc, en disgrâce, pour n’avoir pas permis que son vieux parrain traînât ses moires pourpres de prince de l’Eglise dans la boue de Paris !...

Une bienheureuse colère vint au secours de son désarroi. Le premier morceau qu’elle devait interpréter était le grand air de la « Vestale », l’air favori de l’Empereur. Prenant une profonde respiration qui calma les battements désordonnés de son cœur, elle l’attaqua avec une énergie qui subjugua l’assistance. En clamant le désespoir de Julia, la vestale condamnée à descendre vivante au tombeau quand tout en elle aspire à la vie, Marianne trouva des accents d’une telle intensité qu’ils bouleversèrent une assistance cependant blasée. Elle chanta véritablement au sommet de son talent, dans l’espoir de forcer enfin l’attention de l’Empereur. Sur les dernières notes, la douleur vibra de façon si poignante dans sa voix que des bravos frénétiques, spontanés, irrésistibles, éclatèrent. C’était aller contre le protocole. Car seuls les souverains pouvaient en donner le signal. Mais l’art de la chanteuse avait électrisé son public.

Elle releva, vers la loge impériale, des yeux brillants d’espoir... Hélas ! Non seulement Napoléon ne la regardait pas, mais il n’avait même pas paru s’apercevoir qu’elle avait chanté. Penché vers Marie-Louise, il lui parlait de très près. Elle l’écoutait, les yeux baissés, un sourire un peu niais sur les lèvres et si rouge que Marianne, furieuse, en conclut qu’il lui débitait des propos galants. D’un geste impératif, elle indiqua à Paer d’avoir à attaquer le morceau suivant qui était un air du « Mariage secret » de Cimarosa.

Jamais, sans doute, la musique tendre et légère du maître italien n’avait été chantée avec cette sombre ardeur. Ses yeux verts dardés sur l’Empereur, Marianne semblait vouloir forcer son attention. Une colère tumultueuse gonflait son cœur, lui ôtant tout jugement, toute possession d’elle-même. Qu’avait cette sotte Viennoise à sourire avec cette mine de chatte devant un bol de crème ? Dire que l’on avait osé prétendre qu’elle aimait la musique !

Sans doute Marie-Louise n’aimait-elle que la musique de son pays car, non seulement elle n’écoutait pas, mais encore, au beau milieu de l’air, son rire éclata... un rire puéril mais beaucoup trop sonore pour passer inaperçu.

Tout le sang de Marianne reflua vers son cœur. Pâle, tout à coup, elle se tut. Ses yeux étincelants planèrent un instant sur cette assemblée de têtes dont tous les regards avaient la même expression d’attente. Puis, redressant avec arrogance sa tête fière, elle quitta l’estrade et, au milieu d’un silence consterné, sortit de la salle des maréchaux sans que quiconque, pas même les gardes de la porte, songeât seulement à l’arrêter.

Raide, la tête en feu et les mains glacées, elle poursuivit son chemin sans vouloir entendre l’espèce d’orage qui éclatait derrière elle. Une seule idée, dans son cerveau enfiévré : quitter pour toujours ce palais où celui qu’elle aimait venait de lui infliger un si cruel affront, rentrer chez elle et ensevelir sa douleur au plus profond de la vieille demeure familiale en attendant... ce qui ne pourrait manquer de suivre après un tel éclat : la colère de l’Empereur, les gendarmes, la prison peut-être... Mais à cette minute, tout était égal à Marianne. Elle était en proie à un tel courroux qu’elle eût marché à l’échafaud sans même tourner la tête.

Derrière elle, une voix éclata :

— Arrêtez !... Mademoiselle ! Mademoiselle Maria-Stella !...

Mais elle continua de descendre le grand escalier de pierre comme si de rien n’était. Au vrai, elle n’avait rien entendu. C’est seulement quand Duroc la rattrapa au bas des degrés qu’elle consentit à s’arrêter, dévisageant avec indifférence le Grand Maréchal du Palais qui lui semblait proche de l’apoplexie. Il était presque aussi violet que son magnifique habit brodé.

— Etes-vous folle ? lança-t-il en essayant de reprendre son souille. Un pareil scandale... devant l’Empereur encore !

— Qui a donné l’exemple du scandale, sinon l’Empereur lui-même... ou tout au moins cette femme ?

— Cette femme ? L’Impératrice ? Oh !...

— Je ne connais d’autre Impératrice que celle qui a été sacrée par le Pape, celle de Malmaison ! Quant à cette caricature que vous appelez ainsi, je lui refuse en tout cas le droit de me ridiculiser publiquement. Allez dire cela à votre maître !

Hors d’elle, Marianne ne se contenait plus. Sa voix froide sonnait sous les voûtes de pierre du vieux palais avec un éclat que Duroc jugea des plus gênants. Est-ce que, sous la moustache du grenadier de garde au pied de l’escalier, il n’y avait pas l’ombre d’un sourire ? Lui-même se sentait une coupable indulgence envers cette ravissante furie déchaînée... qu’il importait néanmoins d’amener à composition. Forçant sa voix à une sévérité qu’il n’éprouvait guère, le bon Duroc articula en s’emparant du bras de Marianne :

— Je crains qu’il ne vous faille lui dire tout cela vous-même, Mademoiselle. Les ordres de l’Empereur sont que je vous mène à son cabinet où vous attendrez son bon plaisir.

— Suis-je prisonnière ?

— Pas que je sache... du moins pas encore !

La réticence était pleine de désagréables sous-entendus mais ne troubla pas Marianne. Elle s’attendait à payer très cher son incartade mais si la possibilité lui était offerte d’exprimer une bonne fois à Napoléon ce qu’elle avait sur le cœur, ce ne serait pas trop cher payé. Elle entendait bien le faire sans mâcher ses mots. Prison pour prison autant que cela en vaille la peine. Du moins son incarcération la mettrait-elle à l’abri des machinations de Francis Cranmere. L’intérêt de l’Anglais ne serait certainement pas de l’écraser définitivement. Il serait bien obligé d’attendre qu’elle sorte de prison. Restait Adélaïde, mais, de ce côté, elle faisait confiance à Arcadius pour faire le nécessaire.

Ce fut donc avec une certaine sérénité, sa colère momentanément calmée par la perspective d’un entretien avec l’Empereur, que la révoltée franchit le seuil du cabinet qu’elle connaissait bien et entendit Duroc ordonner à Roustan, le mameluck de garde, de n’y laisser entrer personne et d’interdire à Mlle Maria-Stella de communiquer avec qui que ce soit. Cette dernière recommandation lui arracha même un sourire.

— Vous voyez bien que je suis prisonnière ? fit-elle doucement.

— Je vous ai déjà dit non. Mais je ne tiens pas à ce que le jeune Clary vienne japper à cette porte comme un toutou qui a perdu son maître. Quant à vous, je vous conseille de vous préparer à une longue attente car l’Empereur ne viendra pas avant la fin de la réception.

Sans autre réponse qu’un léger mais fort impertinent haussement d’épaules, Marianne alla s’installer près du feu sur le petit canapé jaune où elle avait vu Fortunée Hamelin pour la première fois. La pensée de son amie acheva de lui rendre son calme. Fortunée connaissait trop bien les hommes pour avoir jamais eu peur de Napoléon. Elle avait réussi à persuader Marianne que la dernière des fautes était de trembler, même et surtout s’il entrait dans l’une de ses célèbres colères. C’était, dans les circonstances présentes, un conseil utile à se rappeler.

Un profond silence, troublé seulement par les crépitements du feu, enveloppa la jeune femme. La pièce, malgré sa sévérité, était chaude et intime. C’était la première fois qu’elle s’y trouvait seule et, mue par une curiosité bien féminine, elle entreprit d’en faire le tour. Il lui était doux de se trouver dans ce cabinet où chaque chose rappelait l’Empereur. Négligeant les cartons à documents, les portefeuilles de maroquin rouge aux armes impériales entassés un peu partout, la grande carte d’Europe jetée comme par hasard sur le bureau et la table du secrétaire disposée près de l’une des deux fenêtres, elle prit plaisir à manier l’encrier de porphyre, l’aigle-porte-montre de bronze doré, une tabatière d’or ciselé qui, mal fermée, laissait échapper sa poudre odorante. Chaque objet ici proclamait sa présence... jusqu’au bicorne noir, tordu et jeté dans un coin, sans doute dans un éclat de colère, récente puisque Constant ne l’avait pas encore ramassé. Etait-ce l’affaire du carrosse qui avait motivé cette colère ? Malgré son intrépidité, Marianne ne put empêcher un désagréable frisson de courir le long de son dos. Que serait-ce tout à l’heure ?...

L’inquiétude est une compagne sans attraits. Le temps, soudain, parut très long à la jeune femme. Elle pressentait une bataille et avait hâte de s’y jeter. Lasse de tourner en rond dans le silence feutré du cabinet, elle prit un livre qui traînait sur le bureau et alla se rasseoir. Relié en cuir vert, aux armes impériales, c’était un exemplaire usagé, fatigué des « commentaires » de César. Il était tellement annoté, raturé, les marges comportaient tant de lignes d’une écriture fine et nerveuse, qu’il était devenu parfaitement illisible pour qui n’était pas l’auteur de ces notes. Avec un soupir Marianne le laissa retomber sur ses genoux, gardant cependant la main sur le cuir fatigué, y cherchant inconsciemment la trace d’une main. Sous ses doigts, la reliure se réchauffa, devint presque humaine. Pour mieux en savourer la sensation, Marianne ferma les yeux...


— Réveillez-vous !