« Il vaut mieux encore être marié qu'être mort. »
Molière (1622-1673),
Les Fourberies de Scapin.
Cher Jean-Baptiste,
Oui, j'ai tout cassé. Il ne reste rien. Le service de cristal est en miettes. Le service de porcelaine est devenu un puzzle. Les tableaux sont lacérés. Les canapés éventrés. Les livres déchirés. La télévision et le magnétoscope hors d'état de nuire. Ton appareil photo prend un bain moussant. Tes costumes n'ont ni bras ni jambes. Tes chaussures se sont noyées dans de l'eau de Javel.
J'ai créé ce désordre assez méthodiquement. J'ai voulu m'attaquer à ce qui représentait nos huit ans de vie commune. Les albums photo m'ont fait de la peine. Ces images d'un bonheur évanoui, d'une félicité fugace, ces visages heureux, ces scènes familiales, notre voyage de noces, notre premier Noël, les anniversaires, les vacances, je n'ai pas pu les regarder. Alors je les ai brûlés, un à un, avec toutes tes lettres.
J'ai eu du mal avec les disques laser. Ils sont assez résistants. J'en suis venue à bout avec de gros ciseaux. J'ai surtout aimé détruire La Wally et cet air chanté à notre mariage : « Ebben ? Ne andro lontana. » Je crois que je ne veux plus jamais l'écouter.
Comment j'ai su ? Cela te travaille, n'est-ce pas ? Je t'imagine si bien, cette lettre entre les mains, tremblant, vacillant, à peine debout dans ce chantier, ce cimetière, ce chaos qui a été notre appartement, et tu ne comprends toujours pas comment j'ai su.
Pendant que tu te creuses la cervelle, je voudrais te dire une ou deux choses.
Je me souviens clairement de notre première rencontre. Nous avions vingt-cinq ans. Je te trouvais beau, grand, charmant. Tu m'as souri. Il y avait du monde à cette soirée. Nous nous sommes parlé. La nuit entière. Et nous nous sommes revus. Et nous nous sommes mariés. Puis il y a eu Angélique. Tu voulais une fille. Tu rêvais d'une fille. Quand elle est née, tu pleurais. Je me rappelle tes larmes et tes grandes mains sur son petit corps fragile. Tu m'as dit que c'était le plus beau jour de ta vie. Puis il y a eu Octave. Tu t'es moins intéressé à lui. Il le sait. Il le sent. Il n'a que quatre ans, mais il ressent tout. Il est d'une sensibilité extraordinaire et profonde, que tu n'as jamais remarquée. Il a compris que tu m'as fait du mal, même si j'ai veillé à ne rien dire aux enfants. Il m'a dit qu'il ne voulait plus que tu me fasses de la peine. Je crois qu'il a raison. Ils sont avec moi. Ils ne savent rien.
Je suis revenue ici, une dernière fois, et j'ai fait tout cela. Tu ne m'en croyais pas capable, n'est-ce pas ? Ta chère femme, si douce, si gentille, si bien élevée. Une mère si patiente. Une épouse exemplaire. Tu raconteras à l'assurance qu'une bande de voyous a saccagé ton appartement. Cela doit arriver tous les jours.
J'ai eu envie de te blesser en détruisant les objets que tu aimais. Cela m'a soulagée. Tu dois trouver cela indigne de moi. Mais je me sens mieux. Je contemple cette débâcle, et je respire. La violence est montée en moi comme l'éruption d'un volcan. Je l'ai laissée exploser. Maintenant je suis calme. La tempête est passée. Je sais que, désormais, je ne veux plus vivre avec toi.
J'ai compris cet été que tu me trompais. J'étais en Bretagne avec les enfants. Tu travaillais à Paris. À mon retour de vacances, je trouvai un long cheveu noir dans la baignoire. Personne ici, à part toi, n'a les cheveux noirs. Les tiens sont courts. Celui-là mesurait au moins trente-cinq centimètres. Il gisait sur l'émail blanc comme un long serpentin. Je l'ai regardé, puis j'ai rincé la baignoire. Je n'ai rien dit.
Quelques semaines après, j'en trouvai un autre sur ton chandail. Long et noir, alors que je suis châtain clair, tes enfants blonds, et la femme de ménage grisonnante. Encore une fois, j'ai gardé le silence. Tu me connais. Je ne suis pas le genre à faire du bruit. Je reste dans mon coin. Je note. J'observe. Je crois bien que je ne t'ai jamais fait une scène de ma vie. J'ai trop pris sur moi pendant des années. Ce que tu contemples en est le résultat. C'est dangereux, parfois, de ne pas se laisser aller à sa rage. Regarde où on en arrive.
Puis, un jour, je suis partie en voyage. Ta mère a gardé les enfants. En rentrant, j'ai trouvé un long cheveu noir sous ton oreiller. Alors, j'ai dû faire ce que les femmes font quand elles ont un doute. Je t'ai suivi. Cela m'a demandé une certaine organisation. On ne devient pas détective privé du jour au lendemain.
Je t'ai vu avec elle. Une grande fille aux cheveux longs et noirs, assez belle, souriante, mince et ronde à la fois. Vous étiez entrés dans un café près de ton bureau, en fin d'après-midi. Tu lui tenais la main. Tu la regardais avec tant d'amour, tant de passion, que je faillis vomir. Tu buvais ses paroles, tu caressais ses mains, ses épaules, ses cuisses sous la table. Vous vous êtes embrassés sensuellement. Je remarquai que tu ne portais plus ton alliance. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de te quitter.
Le soir, quand tu es rentré, l'alliance était de nouveau à ton doigt. J'en étais certaine. J'attendais sa présence comme la confirmation de mes projets. Oui, j'allais te quitter. Pas tout de suite. Mais bientôt.
Je ne veux pas entendre tes explications. Je suppose que toute épouse trompée doit écouter les excuses de son mari. Moi, j'ai choisi de ne pas subir les tiennes. Pour moi, tu n'as aucune excuse. En rentrant le soir, tu passes du mari adultère au père de famille épanoui avec une facilité stupéfiante. Tu restes des heures avec les enfants, surtout Angélique, à lui lire des histoires, à l'aider pour ses devoirs. À moi, tu parles gentiment. Tu es tendre et attentionné. C'est cela qui m'a blessée, l'impudence de ta double vie, la complaisance avec laquelle tu te mues à volonté en deux rôles bien distincts. Tu nous as trompés tous les trois, Angélique, Octave et moi. Maintenant c'est fini. Le rideau est tombé, Jean-Baptiste.
J'ai longtemps mûri mon départ. Il fallait trouver le bon moment, l'instant parfait. Entretemps, j'ai connu le nom, l'adresse, et la profession de ta maîtresse. Armande Béjart, 40, rue Richelieu, Ier. Esthéticienne dans un salon de beauté au 19, rue Mazarine. J'y suis même entrée, dans ce salon, pour acheter du rouge à lèvres. Elle était gentille, professionnelle, bien maquillée, en blouse blanche. Pendant qu'elle me tournait le dos, j'eus l'envie subite de la tuer. Il n'y avait personne dans le magasin. J'aurais pu la poignarder, plonger un couteau dans ce dos blanc et sortir, ni vu ni connu.
J'ai payé en liquide afin d'éviter de lui révéler mon identité. Elle ne se doutait de rien. Elle me parlait poliment. J'eus envie de lui dire : « Je suis la femme de Jean-Baptiste. Je sais tout » pour voir son expression s'altérer. Mais je suis partie sans rien dire. Je voulais prendre mon temps.
Pendant deux mois encore, j'ai subi tes mensonges, les prétendus embouteillages responsables de tes retards, les prétendues réunions surprises, les week-ends où Untel t'appelait pour travailler sur un dossier urgent. Tu déployais l'arsenal complet du mari infidèle. J'acceptai cela en silence. Je préparais ma vengeance.
Puis vint le jour où tu me dis devoir partir une semaine en déplacement pour ton travail. Le jour suivant ton départ, j'appelai le salon de beauté pour demander un rendez-vous d'épilation avec Mlle Béjart. On me répondit qu'elle avait pris une semaine de vacances. Je téléphonai alors à l'hôtel où tu logeais. Je demandai Armande Béjart. On m'apprit qu'il n'y avait personne d'enregistré sous ce nom-là. « Ah, suis-je bête ! dis-je d'une voix enjouée, bien sûr, elle s'appelle maintenant Mme Jean-Baptiste Jourdain. » On me dit alors que M. et Mme Jourdain étaient sortis. Elle était donc bien avec toi.
Tu appelais tous les soirs, conversant longuement avec Angélique, puis avec Octave. C'était invraisemblable de penser que tu étais avec une autre femme, que tu dormais avec elle, alors que tu me disais mille choses tendres. Cela ne fit qu'accroître mon désir de vengeance.
Le soir de ton arrivée, tu es rentré tôt, avec des cadeaux pour la famille. Les enfants étaient ravis. Cette nuit-là, tu me fis l'amour longuement. Tu t'appliquais. J'endurais en silence. Ce fut monstrueux. Tu m'as dit que tu m'aimais. Je voulais mourir.
Le lendemain, c'est-à-dire hier, je décidai que le moment était venu. J'ai commencé les valises, celles des enfants, puis les miennes. Je leur ai dit ce matin qu'on allait déménager pour vivre dans une nouvelle maison, mais qu'entre-temps on allait chez mes parents. Ils étaient très excités. Octave m'a demandé si tu allais venir aussi. J'ai dit non, pas tout de suite. Il a pleuré. Je l'ai consolé tant bien que mal. Il faudra que tu lui parles.
J'ai annoncé à mes parents que je te quittais. Je ne leur ai pas expliqué pourquoi. J'imagine que tout le monde sait pourquoi une femme quitte son mari. Tu leur raconteras ce que tu voudras. Je vais chercher un appartement pour nous trois. Je remercie le ciel d'avoir un travail et de ne pas dépendre de toi financièrement. Comment font les femmes au foyer quand elles veulent se séparer de leur mari ?
J'ai déjà repris mon nom de jeune fille. C'est un soulagement immense de ne plus porter ton nom. D'ailleurs, en feuilletant le livret de famille, funeste vestige de notre mariage, l'unique objet qui a été épargné à cause de sa valeur administrative, j'appris une chose surprenante. « Le mariage est sans effet sur le nom des époux, qui continuent d'avoir pour seul patronyme officiel celui qui résulte de leur acte de naissance. » J'ai donc porté ton nom pendant huit ans, alors que je n'y étais nullement obligée.
Une dernière chose, Jean-Baptiste. Ne cherche pas à me donner des explications. Je ne te parlerai que du divorce. Pour le reste, c'est fini. Nous trouverons une solution pour les enfants. Un couple sur deux divorce, à Paris. Nous ne serons pas les premiers. Ni les derniers. Nous agirons au mieux pour les enfants.
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