C'était Charles.
« Chérie, c'est moi, je pars tout à l'heure comme prévu à Bruxelles pour une présentation. Ne m'attends pas ce soir, je passerai peut-être la nuit sur place, selon la tournure des événements. Si tu as besoin de me joindre, Nicole a toutes les coordonnées. Je t'embrasse ! »
Lola soupira en descendant du tabouret. Charles se déplaçait souvent. À l'aube de ses trente-quatre ans, il atteignait une position de plus en plus importante dans l'agence de publicité où il travaillait, et depuis deux ans il passait rarement une semaine complète chez lui. Lola s'était habituée tant bien que mal à ses absences. Les garçons avaient leur vie, leurs amis, l'école. Il lui semblait qu'elle n'avait plus rien. Les journées s'étendaient devant elle, plates, lisses et monotones. Elle aurait dû reprendre le travail après la naissance de Sébastien. Mais elle avait choisi d'élever ses fils. Pendant huit ans, ce fut épanouissant.
Les garçons grandissaient. Ils avaient moins besoin d'elle. Elle s'ennuyait. Surtout, elle avait peur de devenir ennuyeuse. Charles semblait heureux avec elle, mais l'était-il ? Elle devrait peut-être avoir ce troisième enfant, cette petite fille dont ils rêvaient. Il n'était pas trop tard, son trente-quatrième anniversaire était encore loin.
Lola s'installa dans le canapé et alluma une cigarette, songeuse. Le téléphone sonna encore. Elle ne bougea pas, laissant la machine répondre pour elle.
« Salut, ma cocote, c'est Sarah. C'est super, ce nouveau répondeur. Qu'est-ce que tu dirais d'un cinoche cet après-midi ? Rappelle-moi. Salut ! »
Elle n'avait pas envie de rappeler Sarah, dont l'enthousiasme l'agaçait parfois. Elle s'approcha du répondeur afin d'effacer les deux derniers messages. La machine obéit à ses ordres. Charles serait content ! Elle se rembrunit. Pourquoi toujours se référer à Charles ? Pourquoi s'efforçait-elle de bien faire, comme une élève devant son professeur ? Irritée, elle alluma une autre cigarette et décida de confectionner une tarte aux pommes pour les garçons. Et la journée se déroula ainsi, longue et grise, jusqu'à l'arrivée salvatrice de ses fils.
Charles fut absent une bonne partie de la semaine. Quelques jours plus tard, Lola reçut un appel de sa mère, qui vivait seule à Honfleur. Elle désirait voir sa fille et ses petits-fils.
— Emmène donc les garçons en Normandie pour le week-end, cela leur fera du bien, dit Charles. Et tu te reposeras aussi un peu.
— Je ne suis pas fatiguée, protesta-t-elle.
— Mais si, tu as des cernes !
Elle rosit.
— C'est parce que tu m'as empêchée de dormir une bonne partie de la nuit.
Il l'enlaça, flatta sa croupe d'une main affectueuse.
— Tu m'as manqué…
Charles s'était rarement montré aussi empressé depuis qu'il était rentré de Bruxelles. Ils avaient fait l'amour avec une fougue inhabituelle.
— Tu viendras aussi chez maman ?
Il nouait sa cravate.
— Je ne pense pas que je pourrai, chérie. Je voudrais profiter de l'appartement vide pour travailler et mettre de l'ordre dans mes fichiers. Tu comprends ?
— Oui, mais c'est dommage. Les garçons te voient si peu. Quant à maman…
— Tu sauras lui expliquer, n'est-ce pas, chérie ? Il faut que je file. À ce soir. Ne m'attends pas pour le dîner.
Il s'éclipsa. Elle soupira et remit en ordre le lit dévasté en se disant que si Charles se montrait aussi amoureux à chaque retour de voyage, cela n'était pas si mal.
Elle passa le week-end chez sa mère, avec ses fils. Le samedi soir, vers onze heures, elle appela Charles. Elle tomba sur le répondeur, ne sut que dire, et raccrocha. Où donc était-il un samedi soir, à onze heures ? Peut-être qu'il travaillait, qu'il laissait le répondeur en marche pour être tranquille. Elle rappela et laissa un message qu'elle trouva haché et gauche. Elle fit une autre tentative le lendemain, vers neuf heures, puis à midi. Toujours le répondeur et la voix enregistrée et gaie de Charles. Elle ne laissa pas de message. Vers dix-sept heures, alors qu'elle allait repartir avec ses enfants, Charles téléphona.
— Mais où étais-tu ? demanda-t-elle, agacée.
— Ici, voyons, je travaillais !
— Il y avait le répondeur.
— Tu sais bien que je voulais être tranquille, alors je l'ai laissé allumé.
— J'ai appelé plusieurs fois, je ne comprenais pas…
— J'ai eu ton message hier soir, en arrêtant de travailler, mais il était trop tard pour te rappeler. Je ne voulais pas réveiller ta mère. Vous rentrez ?
— On arrive, lâcha-t-elle, subitement lasse.
Une autre semaine se déroula, puis deux autres encore, grises et monocordes. Lola se sentit fatiguée. Elle était pâle, engourdie, amorphe. Son amie Sarah lui suggéra d'aller voir un médecin. Elle prit rendez-vous chez son généraliste, qui ne lui trouva rien d'alarmant. Il lui fit cependant une prise de sang et un prélèvement d'urine.
— Je vous appelle demain s'il y a quelque chose d'anormal. En attendant, reposez-vous et prenez des vitamines et du fer. Vous avez peut-être une légère anémie, l'analyse nous le dira.
Le lendemain, en rentrant à la maison, elle vit qu'il y avait un message sur le répondeur. C'était Caroline, une amie. Elle l'écouta à peine, puis se pencha pour l'effacer. La cassette se rembobina longuement. Elle se leva pour chercher une cigarette. Tout à coup, la machine émit des grésillements étranges.
— Zut ! j'ai dû me tromper de bouton !
Elle appuya sur une touche, puis sur une autre. Les crépitements cessèrent, mais la cassette se déroulait toujours. Elle ne savait comment l'arrêter, elle essayait toutes les touches.
— Oh ! Zut, zut et zut !
Elle imaginait déjà l'expression exaspérée de Charles.
Tout à coup, des éclats de voix se firent entendre. Après quelques minutes, elle reconnut la voix de Charles.
« Apollonie, je te demande de te calmer ! »
Lola se figea, s'approcha de la machine.
Une voix jeune et ferme de femme inconnue s'éleva.
« Comment veux-tu que je me calme, Charles ?
— Essaie, Apollonie, s'il te plaît. Cela ne sert à rien de se mettre dans des états pareils. »
Lola tentait de comprendre. Puis elle se rendit compte que Charles devait avoir décroché le combiné pour répondre alors que la machine se mettait en marche simultanément. Celle-ci avait enregistré une conversation entre Charles et cette inconnue, cette dénommée Apollonie.
Lola enclencha le bouton « pause ». La cassette s'arrêta. Avait-elle envie d'entendre la suite ? Ne devrait-elle pas tout effacer, comme si elle n'avait jamais entendu ces voix, pour vivre dans l'ignorance, se protéger ? Charles devait croire qu'il avait effacé cette conversation. Il avait dû faire une fausse manœuvre, et n'en gommer qu'une partie.
Sans hésiter davantage, Lola remit la cassette en marche en relâchant la touche « pause ».
« Voilà un an que tu me promets de quitter ta femme, un an que tu me dis que tu t'emmerdes avec elle, que tes gamins t'envahissent, que cette famille te pompe, que tu veux retrouver une deuxième jeunesse !
— Apollonie, écoute…
— Non, j'en ai marre, Charles. Tu sais bien que moi je peux te donner cette deuxième jeunesse, mais tu n'as pas le courage de quitter ta femme, voilà tout, tu n'es qu'un lâche !
— Écoute-moi. Ils ne vont pas tarder à rentrer.
— Alors n'oublie pas de défaire ton lit et de manger ce que Bobonne t'a laissé dans le frigo. Sinon elle va comprendre que tu n'as pas mis les pieds chez toi du week-end.
— Je t'appelle tout à l'heure, et on se voit demain à une heure, d'accord ? Tu t'es calmée ?
— Tu m'aimes ?
— Oui, bien sûr, mais arrête de jouer les petites filles gâtées, veux-tu ? Je ne peux pas tout balancer par la fenêtre, ma femme ne le supporterait pas. Elle a besoin de moi, tu sais. Je suis tout pour elle. Et mes fils sont en plein âge ingrat. Ce serait un crime de les quitter maintenant. Ils m'en voudraient leur vie entière. Il faut me donner du temps, ma jolie. D'accord ?
— D'accord, d'accord ! Mais je te préviens, je ne vais pas attendre dix ans. Dans dix ans j'aurai l'âge de ta femme. Tu ne voudras plus de moi. » Charles éclata de rire.
« J'aurais toujours envie de toi, de ton corps de déesse, de tes cheveux magnifiques… À demain, ma toute belle. On se retrouve rue du Dôme. » Apollonie envoya un baiser dans le combiné. Ils raccrochèrent tous les deux.
« Dimanche, dix-huit heures quinze », ânonna la voix métallique.
Avant que Lola pût réagir, le téléphone sonna de nouveau. Anéantie par ce qu'elle venait d'écouter, elle s'immobilisa.
Le répondeur se déclencha. Après le bip sonore, la voix de son médecin se fit entendre.
« Bonjour, ici le Dr Aupick. J'ai d'excellentes nouvelles pour vous, confirmées par la prise de sang. Vous attendez un bébé, chère madame ! Je vous prie donc de prendre contact avec votre obstétricien. Toutes mes félicitations, chère madame. Je vous envoie les résultats des analyses. À bientôt. »
« Jeudi, quinze heures trente-sept. »
Lola, tétanisée, ne bougeait plus. Elle respirait par saccades brèves, bouche ouverte, comme si elle venait de recevoir un coup violent dans le ventre.
Puis, très vite, avant de réfléchir, elle appuya sur la touche « Effacer » du répondeur. Tous les messages se rembobinèrent. Elle vérifia que la bande était vierge. Apollonie, Charles et le Dr Aupick s'étaient volatilisés.
Lola respira et se leva. Elle posa ses mains sur son ventre plat. Dedans, il y avait un bébé. Elle sourit. Ce serait une fille, elle en était sûre.
VI. LE CHEVEU
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