— Allez-y, Louise. Je veille sur Rosie, par machine interposée.


Un mois après, Louise avait perdu cinq kilos.

— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à André.

Il la scruta.

— Très bien.

— Tu n'as rien remarqué ?

— Non.

Son visage s'affaissa.

— J'ai perdu cinq kilos, et tu n'as rien remarqué ?

— Essaie d'en perdre encore un peu.

Louise se figea.

— Tu me trouves grosse ?

— Mais non, je n'ai pas dit cela…

— Tu viens de dire que je devrais encore maigrir.

— C'est vrai, tu avais grossi depuis le bébé. Perds encore quelques kilos, et tu seras superbe ; tu auras retrouvé ta ligne de jeune fille.

— Vous vous êtes concertés, on dirait, Julietta et toi ?

— Nous avons envie de te revoir mince.

Louise se sentit envahie par une colère sanguinaire.

— Je vous hais, tous les deux. De quel droit Julietta se permet-elle de te parler de mes problèmes de poids ? C'est insensé.

Elle éclata en sanglots.

— Louise, tu es trop nerveuse en ce moment. Il faut que tu te calmes. Ce n'est pas bon pour toi.

— Je suis nerveuse parce que je ne mange rien de la journée, pleura Louise.

André la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux.

— Allez, Loulou, un peu de courage. Pense à notre bébé. Et essaie de te nourrir convenablement.

Louise renifla, puis se calma.

— André, est-ce que tu m'as déjà trompée ?

André se redressa.

— Mais non, voyons. Quelle idée ! Pourquoi me poses-tu cette question ?

— Comme ça.


Louise monta sur la balance. Cinquante-deux kilos. Elle poussa un soupir de soulagement. Encore deux kilos à perdre. Cinquante kilos, et elle aurait récupéré sa ligne de jeune fille. Elle n'en pouvait plus de ce régime. Elle avait retrouvé sa silhouette, mais se sentait bizarre, coléreuse, léthargique. Le jour, elle ruminait des idées noires ; la nuit, elle avait des rêves violents, souvent sanglants.

Le téléphone sonna. C'était Julietta.

— Je suis mince. Presque mince.

— Bravo. Je vais venir voir. Es-tu là vers une heure ?

— Allons déjeuner ! Rosie est à la garderie pour la journée. Nous pourrions aller au chinois. Cela ne me fera pas grossir. Qu'en dis-tu ?

— Volontiers. Tu réserves pour une heure ?

— D'accord. J'irai faire des courses avant. On se retrouve sur place.

Elle raccrocha. Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois, c'était André.

— J'ai perdu mon agenda ! J'ai cherché partout, il n'est pas au bureau.

— Il doit être là, je vais vérifier.

Elle regarda dans la chambre.

— Il est sur la table de nuit.

— Je vais venir le prendre vers midi. Tu seras là ?

— Non, j'ai rendez-vous avec Julietta à une heure. Avant, je vais faire des courses. Rosie est à la garderie jusqu'à cinq heures.

— Alors, à ce soir.

Louise raccrocha. Elle s'apprêtait à sortir lorsque l'appareil retentit encore. C'était la garderie ; Rosie avait de la fièvre et pleurait considérablement. Louise devait venir la chercher.


Après avoir fait déjeuner sa fille, Louise passa chez Mme Verrières avec le bébé.

— Belle-maman, pouvez-vous surveiller Rosie pendant l'heure du déjeuner ? Elle n'a pas pu rester à la garderie parce qu'elle a un peu de fièvre. Je vais au chinois avec Julietta. Après j'emmènerai le bébé chez son pédiatre.

— Ne vous inquiétez pas, ma fille, je m'occuperai de notre bout de chou. J'irai la coucher dans dix minutes. Allez donc déjeuner avec Julietta. Et surtout mangez quelque chose, je vous trouve trop mince ! Donnez-moi le « Toki-Baby » et votre clef.

— Flûte, le voyant ne s'allume plus. Les piles sont fichues ! Quelle heure est-il ?

— Midi trente.

— Je file en face chercher des piles chez l'électricien. J'en ai pour trois minutes. Tenez, prenez Rosie.


Quelques instants plus tard, piles neuves installées, le voyant rouge s'alluma. Louise régla le volume à la puissance maximale.

— Je mets fort, car j'ai dû placer l'émetteur assez loin de son lit, vers le couloir. Elle l'attrapait, la coquine ! Je l'ai caché derrière une chaise. On ne le voit plus.

— Allez-y, Louise, vous allez être en retard.

Mme Verrières tenait le récepteur à la main.

— Au revoir, ma Rosinette, à tout à l'heure ! gazouilla Louise à sa fille.

Tout à coup, un grognement bestial s'échappa de l'appareil.

— Vous avez entendu ? demanda Louise.

— Oui, c'est étrange.

Louise prit le récepteur, le regarda.

Le grognement se produisit de nouveau, suivi d'un soupir lascif.

Puis une voix féminine s'éleva.

« Ah, c'est bon ! Ce que c'est bon ! Oui ! Oui ! Oui ! »

Louise et sa belle-mère n'osèrent bouger.

— Qu'est-ce que c'est ? marmonna Louise.

« Oui, encore, vas-y, oui, encore, ah, c'est bon, oui ! »

— Il me semble que nous captons des gens qui font l'amour, chuchota Mme Verrières, gênée.

Louise écoutait, transie.

Une voix d'homme les fit sursauter.

« C'est comme ça que tu la veux… hein, tu la sens bien, dis-moi ! »

« Oui, bêlait la femme. Oui, défonce-moi ! »

— Louise, je ne puis continuer à écouter ces gens, murmura Mme Verrières, qui avait rougi. Je vous en prie, éteignez.

« Te défoncer ? Oui, je vais te défoncer, et tu aimes ça, hein ?

— Oh oui, oui, oui ! »

— Louise, éteignez, c'est insupportable. Je vous en supplie.

Mais Louise ne parlait plus. Ses joues amaigries étaient d'une pâleur mortelle.

« On dirait que ça t'excite de faire ça debout dans le couloir pendant que Louise n'est pas là, hein ? Cochonne, va ! »

— Mon Dieu ! souffla Mme Verrières.

Louise la regarda sans la voir.

— C'est Julietta et André, dit-elle d'une voix plate, tandis que le couple râlait de plaisir.

Elle coupa le son.

Un silence se fit.

— Ma chérie… balbutia sa belle-mère, défaite.

— Attendez-moi là, annonça Louise. Je reviens dans cinq minutes chercher la petite.

— Louise, où allez-vous ?

Louise ouvrit la porte d'un geste mécanique. Elle se mit à monter l'escalier d'un pas saccadé et rapide, comme un automate. Ses yeux brillaient.

— Louise, que faites-vous ?

Rosie, impressionnée par le ton angoissé de sa grand-mère et par le masque livide de sa mère, se mit à gémir.

Mme Verrières ne voyait plus que la main de sa belle-fille sur la rampe.

— Louise ! Répondez-moi ! Vous me faites peur. Vous n'avez pas l'air d'aller bien…

La main ne s'arrêta pas, continuant son ascension, imperturbable.

— Ne vous inquiétez pas, lança Louise par-dessus la balustrade d'une voix presque normale. Je me sens parfaitement bien. À vrai dire, je meurs de faim. Je me faisais une joie de ce repas chinois. Quel dommage ! Je ne pourrai pas déjeuner avec Julietta parce que je vais la tuer.

— Louise, ma fille ! Qu'est-ce que vous dites ? Vous êtes devenue folle ?

Louise était arrivée au quatrième étage. Elle se pencha et aperçut sa belle-mère pétrifiée trois étages plus bas, le bébé pleurant dans ses bras.

Elle leur envoya un pâle sourire qui ressemblait davantage à une grimace de douleur.

— Ce sera vite fait avec mon hachoir à viande. Ne vous faites pas de souci, j'épargnerai André. À tout de suite !

Puis elle ouvrit la porte d'entrée, pénétra dans l'appartement et la referma sans bruit.


FIN


REMERCIEMENTS


Je remercie ma famille, et plus particulièrement mon mari, Nicolas, pour sa patience et son écoute. Je remercie Pascale Zuliani pour sa complicité, Hugues Bizot pour sa collaboration ; merci également à Laure Rey du Pavillon, Sophie Meaudre et Véronique François-Poncet pour leur première lecture.