À tour de rôle, elle tenta chaque mot.

— Ce n'est pas ça non plus.

— Essaye « catleya ».

— Cat le…quoi ?

— C-A-T-L-E-Y-A.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Une fleur.

— Une fleur ?

— Lis Un amour de Swann, et tu sauras.

— Un amour de qui ?

— C'est du Proust. Mon prof est un proustien. Faire catleya, c'est faire l'amour. Vas-y, tape. Si ce n'est pas cela, j'ai encore d'autres idées.

Savannah s'exécuta. Au bout de quelques minutes, une lueur incrédule illumina son visage.

— Ça alors !

— Alors quoi ?

— Ça y est ! Tu l'as eu, c'est ça…

— J'en étais sûre.

— Tu m'impressionnes, Hunter Logan. Je ne t'en croyais pas capable… Voyons ce qu'il a dans le chrono de sa messagerie, ce monsieur.

Elle tapa sur les touches du clavier.

— Quelle cloche, il n'a rien effacé ! Oh, regarde-moi ça… Le coquin !

Hunter se pencha sur l'écran, médusée.

— Il a un cinq à sept ce soir à l'hôtel Nikko avec une dénommée Emmanuelle. Quinzième étage, chambre 208. Elle doit l'attendre en porte-jarretelles… Mais c'est diablement chaud, dis-moi… Et cette Gwendoline qu'il a reçue hier, rue de Vaugirard… Tu as vu le nombre de rendez-vous dans sa garçonnière ? Il est libertin, ton prof. Marié, tu dis ? Cela ne m'étonne pas. Les pires, dans cette ville, ce sont ceux qui sont mariés. Tu peux me croire, je sais de quoi je parle.

Hunter lisait, impressionnée par ces mots crus, ces adresses, ces noms, cette liste qui n'en finissait plus.

Savannah gloussait.

— Tu peux m'imprimer tout ça ? lui demanda Hunter.

— Un jeu d'enfant.

Tandis que l'imprimante ronronnait, Hunter cherchait une adresse dans l'annuaire. Elle la trouva et la nota. Savannah lui tendit une dizaine de feuilles.

— Qu'est-ce que tu vas fabriquer avec ça ? C'est de la dynamite.

— Si je te prête aussi ma jupe Donna Karan, est-ce que tu me promets de te taire, et d'oublier cette matinée ?

Savannah la regarda.

— Pas de bêtises, Hunter, hein ?

— Ne t'inquiète pas. Je sais ce que je fais. C'est pour la bonne cause.

— Va pour la jupe.

— Une dernière question. Est-ce qu'il découvrira que quelqu'un a eu accès à sa messagerie ?

— Oui, il le saura.

— Comment ?

— En se connectant au réseau, l'heure exacte de sa dernière communication s'affichera. S'il y prête attention, il comprendra immédiatement.

— Mais sans savoir que c'est nous ?

— Bien sûr que non !

Hunter sourit. Elle glissa les feuilles dans une enveloppe.

— Tant mieux.

Devant une boîte aux lettres de l'avenue Denfert-Rochereau, elle n'hésita pas une seconde avant de mettre l'épaisse lettre dans la fente.

Sur l'enveloppe, elle avait écrit :


Mme Jérôme D.

3, rue Cassini

Paris XIVe


XI. Le « TOKI-BABY »


« Je ne veux aimer personne,

car je n'ai en ma fidélité aucune confiance. »


Louise de Vilmorin (1902-1969),

Carnets.


Debout devant les étalages du rayon puériculture, Louise transpirait. Son ventre distendu se faisait lourd ; à l'intérieur, des petits poings vigoureux valsaient. Elle tentait de déchiffrer le mode d'emploi d'un appareil révolutionnaire dont on lui avait vanté les mérites. D'une main tendre, elle tapota son utérus rebondi ; de l'autre, elle tenait cette merveille du progrès technique, un « Toki-Baby », « homologué par le ministère des Postes et Télécommunications, utilisation France sous licence France Télécom ».

Une vendeuse, ayant pitié des chevilles enflées de Louise, s'approcha d'elle.

— Puis-je vous aider, madame ?

Louise lui adressa un regard de primipare reconnaissante.

— Oui, merci. On m'a beaucoup parlé de cet appareil, et j'aimerais comprendre son fonctionnement.

La vendeuse se lança dans une tirade qui aurait plu à son chef de service.

— Avec le « Toki-Baby », plus de soucis ! Votre bébé – et je vois que c'est pour bientôt, ajouta-t-elle en minaudant – ne sera plus sans surveillance. Sa moindre respiration, son plus petit soupir vous seront retransmis en toute fidélité.

— Comment ça marche ?

— Le « Toki-Baby » se compose de deux éléments ; un émetteur que vous placez près du berceau de votre enfant, et un récepteur.

— C'est un peu comme un talkie-walkie ?

— Un peu, à la différence que le récepteur ne fonctionne que dans un sens, pour éviter de transmettre en retour vers l'enfant l'environnement sonore qui entoure le récepteur.

— Cela signifie que si je capte mon bébé, lui ne m'entend pas ?

— Oui. Ainsi vous pouvez parler fort sans réveiller votre bébé, et vous surveillez en toute tranquillité son sommeil. Ce dispositif sophistiqué se déclenche dès qu'il capte un bruit, sinon, il reste en état de veille. Vous pouvez donc laisser l'émetteur branché en permanence et allumer le récepteur à votre guise.

— Effectivement, c'est pratique. Il marche avec des piles ?

— Des piles de neuf volts. Mais il est aussi possible de brancher chacun des éléments sur le secteur avec un adaptateur.

— Quelle est la distance de transmission ?

— Cinquante mètres.

— Je vais en acheter un.

— Vous avez raison, madame. C'est un bon choix. Vous verrez comme ce sera pratique quand votre bébé sera là. Vous savez ce que vous attendez ?

Louise sourit.

— Oui, c'est une fille. Elle va s'appeler Rosie.


Rosie naquit quelques jours plus tard. De retour à la maison, elle fut installée dans une ravissante chambre lilas à froufrous. Louise capta fièrement ses premiers pleurs avec le « Toki-Baby ».

— Qu'est-ce que c'est que ça ? lui demanda son mari, André, de mauvaise humeur à cause des biberons de nuit et du bouleversement occasionné dans sa vie depuis l'arrivée de ce nourrisson glouton et braillard.

— C'est pour écouter Rosie partout où je me trouve. C'est bien pratique. Je peux descendre voir ta mère au premier. Je peux même aller en face acheter du pain.

On entendit un grésillement, puis un chevrotement affamé.

— Oh, mademoiselle a encore faim ! chantonna Louise.

— Dis, comment on débranche ? soupira André.


Le récepteur pouvait s'accrocher à la ceinture. Louise l'arborait ainsi, comme un téléphone portable. Elle ne se lassait pas d'entendre cette respiration légère et fragile, ces bruits de bébé qui l'attendrissaient.

À l'autre bout de l'appartement, loin de la chambre rose, elle portait le récepteur à son oreille et écoutait le souffle de sa fille. Terrorisée, comme toute mère, par la mort subite du nourrisson, elle gardait la nuit, à l'insu de son mari, l'appareil branché sous son oreiller, volume réglé au minimum. Parfois, si un silence trop lourd s'installait, elle allait voir, affolée, sur la pointe des pieds si le bébé vivait encore. Puis elle se remettait au lit, réconfortée par le sursaut qu'avait fait Rosie lorsqu'elle lui avait effleuré la joue.


— Tu devrais quand même maigrir un peu, lui dit Julietta, sa meilleure amie.

Julietta était grande et mince. Elle avait eu deux enfants, et cela ne se voyait pas.

Les chevilles de Louise, trois mois après Rosie, n'avaient toujours pas dégonflé.

Louise haussa les épaules.

— Oui, je sais. André me le dit chaque jour. Je n'ai pas le courage de commencer un régime.

— Fais-le avant qu'il ne soit trop tard.

— Trop tard ?

— Avant que tu ne puisses plus perdre tes kilos. Ils risquent de s'installer définitivement. Tu as bientôt trente ans. Fais attention.

— Oh, tu m'ennuies.

— Je te parle pour ton bien. Et puis pense à André.

— Quoi, André ?

— Il doit avoir envie de récupérer sa femme d'avant. Tu étais mince, avant Rosie.

— Je sais.

— Les hommes sont fragiles, après un accouchement. Le mien, après le second, a fait une déprime. C'est lui qui a eu le fameux baby blues ! Et le mari de ma cousine, il n'a pas arrêté de la tromper, juste après la naissance de leur fils.

— André ne me trompera jamais.

— Comment le sais-tu ?

— Il me respecte trop. Il me met sur un piédestal. Il ne me ferait jamais cela.

— J'admire ton assurance. Je pense qu'aucune femme ne peut avoir cette certitude-là.


— Il t'a trompée, le tien ?

— J'espère que non. Mais, à vrai dire, je n'en sais rien.

— Comment réagirais-tu, si oui ?

— Je serais écrasée. Vidée.

Rosie hurla dans le récepteur.

— Elle a toujours faim, ta fille, remarqua Julietta.

Louise se leva péniblement pour aller chercher le bébé.

— Tu as raison, Julietta. Il faut que je perde cinq kilos.

— Huit, ajouta Julietta.

— Je te déteste.

— Il n'y a que moi pour te dire la vérité.


Louise descendait souvent du quatrième étage voir sa belle-mère, Mme Verrières, qui habitait au premier. C'était une femme d'une soixantaine d'années. Elle aimait beaucoup sa bru.

— Je vais faire un régime, lui annonça Louise.

— C'est bien, vous avez raison.

— Ah, je suis donc si grosse ?

— Non, ma fille. Un peu enrobée, dirons-nous. C'est normal, après un bébé.

— J'ai tout de même pris vingt-cinq kilos.

— Cela arrive. Moi, j'en ai pris trente pour André. Je les ai tous perdus.

— Je peux vous laisser le « Toki-Baby » ? Je dois aller chez le boucher, et il ne porte pas si loin.