Mais Sartines sait tout cela et il se hâte de renvoyer la pleureuse en l’assurant qu’il retrouvera la fugitive. Ensuite, il appelle son meilleur limier, un certain Marais qui sait d’ailleurs déjà où se cachent les tourtereaux et, le lendemain à l’aube, il débarque dans leur nid d’amour. Sans éclats d’ailleurs. Ces deux petits l’attendrissent plutôt et c’est paternellement qu’il conseille à la jeune furie drapée dans une couverture de rejoindre le logis maternel.

Il va avoir du mal. Marie-Madeleine clame qu’elle déteste sa mère et encore plus ce M. de l’Épinay avec lequel on voulait qu’elle aille souper après le théâtre. En outre, elle aime son jeune amoureux. Alors, Marais va discuter pendant de longues minutes jusqu’à ce qu’il trouve le trait de génie : veulent-ils vraiment renoncer au théâtre qui les réclame ?

Tout est vite réglé alors et Marais ramène la récalcitrante au logis maternel où le retour est plutôt orageux mais, devant la détermination de sa fille, Marie-Anne Bernard change de ton : elle « doit » payer ses dettes envers ses protecteurs. De plus, elle doit savoir aussi qu’une danseuse, si elle veut être célèbre, est richement entretenue. Marie-Madeleine serait bien sotte de renoncer à porter bijoux et toilettes pour un garçon sans le sou… qu’elle pourra d’ailleurs voir en cachette.

Cela clôt le débat mais la jeune femme a décidé de prendre elle-même son destin en main. Pour ce faire, elle conclue elle-même un accord avec un troisième larron, le financier Bertin puis s’en va consoler son petit amoureux qui finit lui aussi par se résigner. Mais, au cours des débats avec Marais, la danseuse a appris un curieux détail la concernant : elle se croyait la fille d’un honnête commerçant, mort depuis longtemps et nommé Bernard. Or, ce Bernard vit toujours, pour la plus grande gloire de la Marine royale, puisqu’il rame sur une de ses galères sans espoir de changer jamais d’emploi. Colère de Marie-Madeleine : comment sa mère a-t-elle pu ?

Fidèle à ses principes, celle-ci commence par pleurer et s’évanouir puis avoue : Bernard est bien son mari mais il n’est pas le père de sa fille. Le vrai est un homme marié. Il est inspecteur des toiles de la manufacture de Voiron et se nomme Fabien Guimard. Veuf à présent et retiré des affaires, sans enfants d’ailleurs, il vit à Paris, rue de Bourbon. La jeune danseuse décide incontinent d’aller le voir. Ce qu’elle veut, c’est pouvoir se servir de son patronyme. La Guimard, pense-t-elle, cela sonne tout de même mieux que la Bernard. D’ailleurs, elle ne veut plus de ce nom déshonoré.

Le bon Guimard accueille avec joie cette fille ravissante qui lui tombe du ciel :

— Prenez mon nom, ma chère, lui dit-il et faites-en bon usage. Quand nous nous connaîtrons mieux je vous le donnerai peut-être officiellement. Mais, par pitié, ne me demandez pas de revoir votre mère !

Cinq ans plus tard, il tenait parole. Il faut dire que la Guimard était déjà célèbre. Elle a quitté la Comédie-Française pour l’Opéra où son talent s’est imposé avec éclat car elle était véritablement douée. Ses amours avec François Léger venaient de s’éteindre tristement. Le jeune homme à qui elle avait juré de ne jamais le quitter se crut trop sûr de lui et se permit quelques infidélités. Le jour où elle l’apprit, la danseuse rompit tout net avec lui, la mort dans l’âme. Elle opta pour une tout autre politique.

— Il faut prendre les hommes pour ce qu’ils sont, disait-elle volontiers. En tirer le maximum et ne rien demander de plus.

Dès lors, elle collectionna les amants et en obtint beaucoup. Il y eut le comte Boutourline, le comte de Rochefort, le comte de La Borde qu’elle aima bien et à qui elle donna une petite fille. Néanmoins, elle se sentait insatisfaite aussi bien dans son cœur que dans son orgueil car elle se voulait la reine de Paris et, pour ce titre-là, il lui fallait prendre dans ses filets, sinon le Roi, au moins un prince et qui plus est très riche. Cet oiseau rare apparut quand, après la création du ballet Galatée, la Guimard reçut le joli titre de Danseuse du Roi. Il se nommait Charles de Rohan, prince de Soubise, maréchal de France et il était l’un des deux ou trois hommes les plus riches du royaume. Il entama les hostilités en adressant à la danseuse une énorme gerbe de fleurs et un fabuleux bracelet de diamants. C’est alors qu’elle choisit de lui tenir tête.

Moins par rouerie féminine d’ailleurs qu’à cause d’un visiteur qu’elle n’attendait plus : l’amour. Il venait de se manifester sous les aspects infiniment séduisants de Jean-Baptiste Despréaux, danseur lui aussi, de deux ans plus jeune que Marie-Madeleine mais follement amoureux d’elle. Le prince de Soubise risquait d’attendre longtemps en dépit des bruyantes lamentations de Mme Bernard toujours dans la coulisse. Et puis, vint le soir tragique.

C’est le 11 janvier 1766 et la première représentation d’un nouveau ballet : Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour. La salle, comble, est suspendue aux évolutions d’un couple éblouissant tout en satin et plumes blanches. Et soudain, dans un énorme cri d’horreur, un décor s’abat sur les deux danseurs. On se précipite. On redresse le décor mais Despréaux, lui, ne se relève point : il a perdu connaissance. La Guimard tente de l’aider mais son bras cassé retombe avec un gémissement.

Dans la salle Guérin, le chirurgien des mousquetaires accourt. Il diagnostique une fracture de l’humérus avant que l’on emporte Despréaux inanimé. Guérin veut faire porter la danseuse dans sa loge mais elle refuse de quitter la scène : la douloureuse opération se fera sur place et sans même lui arracher un cri. Bien mieux : une fois bandée elle a même la crânerie de se relever et de saluer un public survolté qui l’acclame follement et c’est seulement revenue à l’abri des coulisses qu’elle s’accorde le droit de s’évanouir. Oh, pas bien longtemps ; tout juste quelques minutes et, à peine revenue à elle, Marie-Madeleine veut courir chez Despréaux mais elle n’est pas assez solide et c’est sa mère qui va aller « prendre des nouvelles ».

Le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas bonnes. Avec une fracture de la hanche, le malheureux garçon doit dire adieu à la danse. Et la dame Bernard réfléchit : si sa fille apprend la vérité, elle va s’attacher plus que jamais à ce jeune homme, vouloir l’aider, le prendre à sa charge et cela, cette mère au dur sens pratique ne le veut pour rien au monde. Alors ce qu’elle dit est simple : tout va bien. Despréaux n’est que légèrement blessé et, surtout, il y a près de lui, une jeune et jolie fille qui pleure et jure de se dévouer à jamais pour lui…

Elle pourrait discourir ainsi longtemps. La Guimard n’écoute plus. Dans l’ombre rose des rideaux de soie qui abritent son lit, elle garde un silence lourd de douleur tandis que de grosses larmes roulent lentement sur ses joues.

Le lendemain, elle reçoit la visite du prince de Soubise, un mois plus tard, elle devient sa maîtresse.

Fragonard ou les folies de l’amour

Depuis l’accident de l’Opéra, deux années se sont écoulées. Grâce au prince de Soubise, éperdument amoureux et follement généreux, la Guimard est véritablement devenue la reine de Paris. Elle a tout : toilettes, bijoux, équipages et une merveilleuse maison à Pantin pourvue d’un grand parc et d’un théâtre privé. Elle a aussi le talent, une sorte de génie de la danse qui fait un miracle de chacune de ses apparitions. Elle a aussi… le plaisir car d’amour il ne saurait être question pour elle.

Or, un matin de 1768, comme elle arrive à la répétition, elle voit soudain venir à elle, un violon sous le bras, un jeune homme élégant dans un simple habit de soie grise. Mais, à mesure qu’il approche le sourire s’efface de son visage. Ce jeune homme c’est Despréaux, celui qu’elle a tant aimé et à qui elle voulait tout sacrifier. Son sourire, alors, se teinte de sarcasme : comment ? c’est lui ? Ne disait-on pas qu’il avait définitivement renoncé au théâtre ?

Il répond sur le même ton. Sa blessure l’a obligé à abandonner la danse mais au théâtre, si sa convalescence a été longue, on ne l’a pas oublié pour autant. Il vient d’obtenir le poste de premier violon et il aura désormais la joie de la faire danser…

Déjà il s’éloigne, distant, glacé mais quelque chose pousse la danseuse à le retenir. Une question, une seule mais qui lui brûle les lèvres depuis deux ans : est-ce sa jolie cousine qui lui a si bien rendu le goût de la vie ?

Une cousine ? Il n’a jamais eu de cousine… Alors une amie, une fiancée ! Il fallait bien qu’elle soit quelque chose cette fille qui pleurait à son chevet au soir de l’accident ? Mais Despréaux a compris :

— Avec tout le respect que je lui dois, Mademoiselle, votre mère a menti. Mon père et ma mère seuls étaient à mon chevet.

— Menti ?… Pourquoi l’aurait-elle fait ?

Sans un mot, Despréaux conduit la Guimard devant l’une des hautes glaces du vestibule. La réponse est là, tout entière car la danseuse s’y voit éblouissante, mieux parée qu’une princesse, étincelante de tout ce luxe dont Soubise l’entoure. Alors elle comprend pourquoi sa mère a inventé cette histoire et une vague de bonheur l’envahit. Elle tourne le dos à la glace : il faut qu’ils parlent tous les deux… mais il n’y a plus personne. Despréaux a disparu à sa grande colère car, cet entretien, il le lui faut !… Elle l’attendra longtemps…

Dans sa loge, elle trouve le prince de Soubise en compagnie d’un homme jeune, pas très grand mais d’aspect vigoureux et qui porte hardiment une physionomie intelligente et joyeuse, des cheveux noirs sans poudre et des yeux sombres qui scintillent. Il s’appelle Jean-Honoré Fragonard, il est l’élève de Boucher et revient de Rome avec beaucoup d’idées charmantes. Il sera le décorateur idéal pour le bel hôtel que le prince fait construire pour son amie à la Chaussée d’Antin. L’architecte Ledoux, en recevant la commande, a aussi eu l’ordre de ne rien épargner pour en faire une merveille d’élégance et de goût.