Le 14 décembre, dans la demeure bruxelloise de Blanche, il épouse sa maîtresse en présence du baron Snoy et du baron Goffinet. Le chanoine Coorsman officie. Après quoi le Roi met ordre à ses affaires. À sa chère Blanche, il lègue sa collection de tableaux et confie à un valet de confiance, pour les lui remettre après sa mort, six malles contenant la fortune qu’il lui destine. Après quoi il se remet aux chirurgiens.

Tout se passe au mieux encore que les praticiens demandent trois jours pour répondre de la vie du malade. Blanche ne quitte pas son chevet. D’ailleurs, à l’exception d’un court instant accordé à la princesse Clémentine et d’une entrevue avec celui qui va être le roi Albert Ier, il refuse farouchement de voir ses autres filles.

Au soir du second jour, il est pris d’éternuements violents. La fin vient très vite et il ne reste plus à la « veuve » qu’à se retirer. Mais elle va connaître des jours difficiles : des scellés sont mis sur ses biens et il faudra l’amitié d’un directeur de banque pour qu’elle récupère les fameuses malles. Elle réussira à les faire passer en France en déclarant qu’elles contiennent des partitions musicales.

Installée à Paris, elle y retrouve… Emmanuel Durieux dont on peut penser qu’il n’a jamais vraiment disparu de son horizon. Elle l’épousera même, en août 1910, ce qui donnera un état civil convenable à ses fils que Durieux adopte. Mais le ménage ne marchera guère car Emmanuel, toujours aussi prodigue, commence à faire fondre la fortune de sa femme qui s’en épouvante. Elle divorcera en 1913.

Durieux disparaît alors de sa vie. Il sera tué en 1917 mais, dès 1914, une cruelle épreuve attendait Mme de Vaughan : son fils Philippe mourait à l’âge de sept ans.

Dès lors, elle disparaît du monde, se retire au pays Basque à Cambo avec Lucien, son fils aîné. Il y a acheté une maison, le chalet Saint-Jean et n’en bougera plus. C’est là qu’elle meurt, le 12 février 1948, sans plus jamais attirer l’attention de ses contemporains.

Elle était

LA GOULUE…

Un p’tit artilleur

Blanchisseuse de son état, la mère Weber avait des principes. Entre autres celui-ci : une gamine de quatorze ans ne doit pas traîner, le soir, dans les bals de quartier ! Mais, principes ou pas, c’est exactement ce que fait sa fille Louise, soir après soir et sans que rien, prières ou menaces, parvienne à lui faire entendre raison, même les portes et les fenêtres closes. Et ce soir de juin 1878, dans sa boutique fermée car il se fait tard, la mère Weber fait les cent pas, chauffant sa colère à d’amères réflexions et ne cessant de répéter que « tout ça finira mal ». Elle se tue au travail dans cette blanchisserie où Louise met rarement les pieds préférant courir danser avec tous les voyous de Clichy. Quand il lui arrive d’y venir, c’est uniquement pour y essayer le beau linge des clientes riches et caresser jupons et chemises brodés, foisonnants de ces dentelles fines qui semblent l’hypnotiser.

Ce ne serait rien, mais le grand désespoir de la mère c’est cette maudite danse pour laquelle sa fille montre un penchant qui frise la passion. Qu’un joueur d’orgue de Barbarie passe dans la rue et voilà la gamine qui commence à se trémousser… En vérité ce n’est pas une vie et l’avenir paraît bien sombre à la pauvre femme.

Tout de même voilà Louise qui revient et son aspect ne rassure guère la mère : l’œil terne, la bouche lasse et la robe chiffonnée, elle n’a pas fière allure mais, incontestablement elle ne ressemble pas à tout le monde : elle est grande pour son âge, la Louise, et solide. Belle aussi, à sa manière avec sa tignasse de flamme, son teint de lait, ses yeux durs et ce corsage qui menace si souvent de craquer aux coutures. Et le caractère va avec le reste. Quand elle trouve sa mère en train de l’attendre c’est elle qui attaque : qu’est-ce qu’elle fait là au lieu de dormir ? Elle l’attend ? Pour quoi faire ? Elle sait bien où était sa fille : au bal ! C’est le seul endroit qui l’intéresse.

Une bouffée de colère empourpre le visage de la blanchisseuse de fin.

— Malheureuse, gronde-t-elle. Et ta vertu ?

L’éclat de rire de Louise lui coupe le souffle. C’est un rire sec, sans fraîcheur et déjà canaille :

— Ma vertu ? Si tu passes par l’île Saint-Ouen et pour peu qu’elle ait été un peu patiente, elle y est encore.

La gifle part, lancée à bout de bras par une femme à bout de nerfs. Louise va rouler à terre mais refoule ses larmes. Vaut mieux pas que sa mère se mette à la taper sinon, un jour, elle s’en ira. Ce sera simple : elle n’aura qu’à se mettre en ménage avec un garçon.

La mère Weber préfère abandonner le champ de bataille. Elle comprend obscurément qu’il n’y a rien à faire et que, si elle veut garder sa fille, il lui faut passer sur cette tocade de la danse. Quant à la « vertu » puisqu’il faut en faire son deuil, autant n’en plus parler !

En fait, depuis un an, ladite vertu n’est plus qu’un souvenir. Louise avait treize ans quand, se promenant dans l’île Saint-Ouen alors à peu près sauvage, elle a rencontré un jeune artilleur qui passait par là. C’était l’été. Il faisait beau et la chaleur montait dans l’air bleu mais sous les peupliers, près de l’eau, il faisait presque frais… Louise s’est étendue sur l’herbe après avoir dégrafé son corsage pour mieux respirer. Alors le garçon s’est approché. Tous deux ont échangé quelques mots puis, tout à coup, il s’est penché sur elle, l’a embrassée et Louise s’est sentie devenir toute molle…

Elle s’est donnée à lui sans même savoir ce qui lui arrivait et puis, à la tombée du soir, le garçon est parti pour rentrer à sa caserne en promettant de revenir. Ce qu’il ne fit jamais et Louise qui ne savait même pas son nom l’a attendu en vain. Avec confiance d’abord puis avec désespoir et, enfin, avec une sorte de rage qui n’a trouvé d’épanchement que dans la fièvre violente de la danse au milieu des rires des hommes, de la fumée du « gris » qui embrumait les cabarets de barrières où elle aimait aller vider les fonds de verre avec son oncle, un brave cocher de fiacre. C’est même à cause de cette avidité à lamper les fonds d’absinthe qu’on l’a surnommée « La Goulue »…

Toute sa vie le surnom lui restera comme lui restera, jusqu’à l’heure de sa mort, le souvenir de celui qu’elle ne cessera d’appeler avec une tendresse dans la voix « mon p’tit artilleur ! »

À seize ans, Louise court toujours de bal en bal et, pour se faire un peu d’argent, vend des fleurs le soir, sur les boulevards. Elle a déjà eu pas mal d’amants et sa mère, qui se sent vieillir, l’a fait entrer comme ouvrière dans une blanchisserie de la rue Neuve-de-la-Goutte-d’or. Elle y va de temps en temps mais, surtout, elle fréquente désormais les bals de La Chapelle, de Montmartre et de la porte Saint-Denis. C’est une semi-liberté qui plaît assez à cette créature drue, rieuse et forte en gueule sur les pieds de laquelle il vaut mieux ne pas marcher. De jolis pieds d’ailleurs et qui terminent des jambes magnifiques que la grande Louise se plaît à montrer.

À cette époque, elle fréquente Auguste, le garçon du lavoir et, soir après soir, on peut rencontrer le couple dansant au Petit Ramponneau, au Bal de l’Ermitage, au Bal des Vertus, au Grand Turc ou au Capucin. Un soir même, ils iront au Moulin de la Galette.

C’est un bal de campagne célèbre qui appartient depuis toujours aux Debray qui furent d’abord meuniers du couvent des dames de Montmartre pour finir par ouvrir, dans leur ancien moulin, ce bal où les tonnelles fraîches attirent grisettes, cocottes et artistes peintres. C’est là que Louise va être abordée par un homme barbu, bon enfant, dont le sourire et les yeux vifs ont quelque chose d’attirant.

Cet homme lui propose de venir poser pour lui. Il s’appelle Auguste Renoir et il ajoute qu’il lui donnera cinq francs par séance. Cinq francs ! Presque une fortune à une époque où une ouvrière gagne à peu près un franc cinquante par jour. Louise pense que, pour le prix, il demandera autre chose mais non, Renoir ne pense qu’à la peinture.

Louise n’y retournera pas souvent mais elle a appris que l’on pouvait gagner de l’argent ainsi et que même il existe à Pigalle une louée aux modèles. Des peintres, il y en a de tous les genres, des vrais et des fumistes. Plus d’une fois Louise laissera glisser son peignoir en sachant très bien qu’elle ne gardera pas longtemps la pose. Le garçon de lavoir a disparu très vite mais qu’importe à La Goulue ? On commence à la connaître sous ce nom au Moulin de la Galette. Elle gagne de l’argent en posant, autant d’amants qu’elle en veut et, en plus, elle peut danser toute la nuit si cela lui chante.

Elle trouve même un engagement à l’Élysée-Montmartre où une étrange créature efflanquée et décolorée, portant le nom harmonieux de Nini-patte-en-l’air forme une sorte de quadrille renouvelé des anciens chahuts de barrière. On y lève haut la jambe pour la plus grande joie des vieux marcheurs du quartier. Une fille aux dents écartées nommée poétiquement Grille d’égout et une autre appelée Boute en train vont composer avec La Goulue le fameux quadrille qui va connaître bientôt une large célébrité.

C’est à l’Élysée-Montmartre qu’un soir, La Goulue remarque un petit bonhomme contrefait aux jambes atrophiées qui en font un véritable nain en dépit d’un torse de taille normale. Il a une barbe noire et porte lorgnon sous un chapeau melon posé bien droit sur sa tête et, s’il jette de temps en temps un coup d’œil aux danseuses, il ne cesse de crayonner sur un bloc à dessin avec une sorte de fièvre.

— Dis-donc, lui lance La Goulue, si c’est mon portrait que tu fais, tu sauras qu’on me paie pour poser !