La guerre de 1870 va faire disparaître tout ce monde charmant et un peu fou. « Le trône de Napoléon III, dit Lenôtre, entraîne dans sa chute celui de Gérolstein. » Quand la France envahie, déchirée, ravagée se relève de ses cendres bien peu de mois ont passé mais ils ont suffi pour qu’Hortense Schneider, bien que toujours jeune et toujours belle, soit devenue le symbole d’une époque révolue. La République n’a rien à faire de la grande-duchesse de Gérolstein.
Hortense essaie bien de reprendre quelques-uns de ses rôles mais la magie n’agit plus. Offenbach, d’ailleurs, est compris dans le même phénomène et bien qu’il eût été naturalisé Français devait mourir, dix ans plus tard sans avoir eu le temps de voir naître à la scène l’œuvre dont il était le plus fier : Les Contes d’Hoffmann.
Pendant ce temps, Hortense était partie pour la Russie où elle connut un très grand succès, si grand même, qu’elle crut les beaux jours revenus. Hélas, rentrée en France, elle connut un tel échec qu’elle se résigna finalement à abdiquer. Elle était riche, d’ailleurs, et pouvait vivre sans soucis.
C’est alors qu’elle commit une grosse sottise, la seule en vérité de sa vie : elle épousa un jeune aristocrate de grande famille : le comte de Brionne. Hélas, le beau gentilhomme s’intéressait surtout à ses revenus et, alors même que la lune de miel n’était pas encore tout à fait consommée, Hortense devait faire face aux horreurs d’une séparation, suivie d’un procès retentissant et d’un divorce.
Elle réussit cependant à sauver la plus grosse partie de sa fortune. Et, faute de rester grande-duchesse, elle pourra néanmoins continuer à se parer de ce titre de comtesse de Brionne, porté jadis par une princesse de Lorraine et dont elle était si fière, plus encore sans doute que de l’amour intéressé de son éphémère époux.
C’est alors qu’elle fit bâtir l’hôtel particulier sis 123, avenue de Versailles, non loin du Point-du-Jour, dans un quartier alors paisible et verdoyant où, durant trente ans, elle put se consacrer aux œuvres de charité, visitant les pauvres et dédiant « son temps et son dévouement à l’Orphelinat des Arts dont elle était la présidente d’honneur ».
Aux beaux jours, elle se rendait à Fécamp dans la villa qu’elle y avait fait construire après en avoir d’ailleurs acheté deux ou trois. De son beau temps, elle gardait beaucoup de choses et surtout une grande dignité, tout à fait digne d’une comtesse de Brionne et même de cette grande-duchesse fictive dont elle avait fini par faire son modèle et dont le superbe portrait peint par Pérignon éternise l’image et trône toujours dans le salon de sa demeure. Elle y apparaît cravache en main, imposante à souhait mais aussi infiniment séduisante.
On peut l’imaginer contemplant ce reflet des beaux jours après avoir longuement discuté avec sa cuisinière les menus de la journée car elle avait été toujours gourmande et le restait.
Elle le sera jusqu’à la fin extrême puisque c’est dans son lit et après avoir dégusté une tasse de chocolat qu’elle s’éteindra, le 6 mai 1920, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Toute sa fortune et ses propriétés allaient à l’Orphelinat des Arts…
LA PÉRICHOLE
Le vice-roi dormait…
Ce fameux soir du mois d’octobre 1766, le théâtre du Coliseo à Lima (Pérou) est comble. Même une souris ne pourrait y entrer. Et quelle belle salle ! Seigneurs et dames de la haute société péruvienne ont sorti leurs plus beaux atours et des joyaux comme on n’en voit pas souvent en Europe pour la réouverture de la fameuse salle qui reprend ses spectacles après transformations. Comble d’honneur : le vice-roi est attendu et, quand il paraît, un silence respectueux et de profondes révérences l’accueillent.
À soixante ans bien sonnés, don Manuel de Amat peut encore prétendre au titre de fort bel homme en dépit d’un air de profond ennui répandu sur toute sa personne. D’ailleurs il n’est venu que pour faire plaisir à son bon peuple et, à peine entré dans sa loge, il se laisse choir dans le grand fauteuil doré qui l’attend puis, d’un geste languissant de sa belle main, il fait signe que l’on peut commencer. Après quoi, conscient d’avoir rempli son rôle il s’installe commodément pour dormir à la consternation de son entourage et de son aide de camp, don Luis Gamuzo. Celui-ci entreprend de réveiller Son Excellence : elle doit se rendre compte que ce soir n’est pas un soir comme les autres et que la fameuse Micaela Villegas doit se produire dans une pièce de Calderón puis dans un ballet et quelques chansons afin d’offrir un éventail complet de ses talents multiples. À ce nom, don Manuel soulève péniblement ses paupières :
— La Villegas ? Oh très bien… j’espère que vous vous amuserez bien mon garçon…
Et de se rendormir tandis que Gamuzo se demande comment il va pouvoir arranger les choses. Néanmoins, comme le rideau vient de se lever il s’efforce d’oublier le vice-roi pour attendre dans la fièvre la dame de son cœur. Car, il faut bien le dire, il est, depuis six mois l’amant préféré de la vedette. Il espère seulement qu’elle ne remarquera rien. Ce qui prouve qu’il la connaît bien mal…
En effet, dans les coulisses, les yeux vifs de cette Micaela de dix-huit ans n’ont rien perdu de la scène burlesque dans la loge d’honneur et elle a beaucoup de mal à réprimer sa colère car c’est la première fois que le vice-roi vient au théâtre depuis les cinq longues années qu’il est arrivé d’Espagne ! Elle est d’autant plus furieuse qu’elle aperçoit déjà la mine hypocrite et ravie de la Inesilla, sa rivale sur les planches. Cette dinde s’apprête visiblement à déguster la déconfiture de la Villegas.
Le premier mouvement de la jeune femme est net : elle ne jouera pas dans ces conditions. Effroi, terreur et affolement de Maza, l’administrateur du Coliseo. C’est impossible qu’elle n’entre pas en scène où déjà les premières répliques s’échangent. Seulement Micaela possède des arguments intéressants : personne n’applaudira si le représentant de la Couronne n’applaudit pas le premier. Néanmoins, devant le désespoir du pauvre homme qui voit déjà son théâtre tout neuf dévasté par la fureur des spectateurs, elle finit par se laisser fléchir. D’autant qu’elle a son idée : son entrée comporte une exclamation et elle va s’en servir. Le moment venu, elle bondit sur la scène en poussant un hurlement si perçant qu’il sidère la salle et fait bondit don Manuel dans son fauteuil :
— Hein ? Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ?
— Rien, Excellence, fait Gamuzo apaisant. C’est seulement l’entrée de la Villegas…
— Doit-elle vraiment faire autant de bruit ?
Mais, sur la scène la comédienne a plongé dans une révérence pleine de grâce tout en dédiant au vice-roi son sourire le plus étincelant. Et, du coup, celui-ci n’a plus du tout mais plus du tout envie de dormir car il n’a jamais rien vu d’aussi joli que cette Micaela faite au tour avec, sous la masse de ses boucles noires et brillantes de grands yeux couleur d’eau claire. Son teint est d’ivoire mais ses lèvres rouges sont un peu lourdes et don Manuel se renseigne : serait-ce une métisse ? Eh bien pas du tout ! Elle est espagnole cent pour cent et sa mère appartenait même à une bonne famille, une noble famille même mais dont il vaut mieux tenir le nom caché pour le préserver de la tache qu’y a imprimé le mariage inconsidéré d’une de ses filles avec un baladin.
Restée veuve de bonne heure, Teresa, la mère s’en est allée vivre avec ses enfants dans un pauvre village de la sierra andine, Huanaco, où les petits ont poussé comme ils ont pu mais, depuis toujours Micaela a rêvé de faire du théâtre. Elle y tient tellement que sa mère finit par se laisser convaincre avec l’espoir que la petite réussira. Et tout le monde revient s’installer à Lima dans un logement exigu mais proche du Coliseo où Micaela commence à faire parler d’elle. Elle débute en même temps une carrière amoureuse fort active en compagnie d’un Français nommé Moteu qui, pour mieux filer avec elle le parfait amour, l’enlève et l’installe dans la calle del Huevo, assez mal famée mais qui présente l’avantage de ne pas renfermer de cancanières. Ce déménagement n’empêchera nullement « Miquita » de continuer à aider sa famille et en outre il lui assure la liberté.
Tout cela, Gamuzo le raconte à son vice-roi dont la première question sera pour demander qui est, à ce jour, l’amant en titre de la belle. Et Gamuzo de se tortiller en rougissant de façon fort explicite. Alors, don Manuel :
— Bien. Alors, mon bon, sachez ceci : « Son prochain amant ce sera moi… » Et comme Micaela achève justement une chanson, il se lève, applaudit à tout rompre immédiatement suivi par la salle entière.
Le soir même, la Villegas soupait avec Son Excellence au grand regret du pauvre Gamuzo persuadé qu’il était temps pour lui de se chercher une autre douce amie. Néanmoins, la jeune femme connaissait assez les hommes et aussi son pouvoir pour ne pas céder aux premières sollicitations de son admirateur. Elle va faire tourner celui-là en bourrique tout vice-roi qu’il est et, soir après soir, la haute société de Lima va voir don Manuel de Amat se rendre au Coliseo pour y applaudir la dame de ses pensées. Quand on dit applaudir le terme est faible car notre amoureux mène dans sa loge une vie impossible : quand il ne frappe pas dans ses mains, il trépigne, il adresse des œillades assassines à la jeune femme, il bat la mesure, tape sur le sol avec sa canne quand il n’encourage pas Micaela à haute et intelligible voix. Bref, il fait scandale et plus encore, quand la représentation terminée, il emmène la jeune femme souper dans son palais escortée par des porteurs de flambeaux.
Il faut que cela cesse et Miquita est trop fine mouche pour ne pas le comprendre. Aussi accepte-t-elle enfin de « couronner la flamme de son amoureux » et, du même coup, la fort belle demeure qu’il lui offre dans le quartier de San Marcelà, résidence d’autant plus intéressante qu’un souterrain la relie au palais du vice-roi. Dès cet instant leur liaison va prendre un caractère officiel.
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