Curieuse Madone d’ailleurs ! Si elle en a le visage pur et les grands yeux limpides, si elle en a la grâce, Jeanne n’en a pas vraiment l’âme. La plupart des hommes d’esprit qui l’entourent sont plus ou moins épris d’elle et elle ne se montrera cruelle avec aucun, partant de ce principe que cela ne lui coûte guère de faire plaisir et qu’un contact étroit avec des hommes d’une telle valeur permet toujours d’apprendre quelque chose. Même sur un oreiller !

Une grande dame…

En dépit des succès qu’elle rencontre, Jeanne De Tourbey est consciente de ce qui lui manque encore pour devenir une femme du monde. Aussi déclare-t-elle un jour à Alexandre Dumas fils :

— Tu devrais me trouver un professeur… de civilisation. J’entends par là quelqu’un qui achèverait mon éducation et m’enseignerait ce que j’ignore encore.

Un autre eût ri peut-être de ce souhait qui trahit cependant une certaine hauteur d’esprit. Dumas, lui, prend les choses au sérieux, se met à la recherche de l’oiseau rare capable de jouer les Pygmalions, le trouve en la personne de Sainte-Beuve que Jeanne d’ailleurs connaît déjà et qui se lance dans des cours de « perfectionnement » qu’il se fera payer de la plus aimable façon du monde.

Tout cela nous a fait perdre un peu de vue le bon Marc Fournier qui pourrait se montrer jaloux mais il n’en est rien. Volage lui aussi il vient de s’éprendre de l’actrice Delphine Bon et sa liaison avec Jeanne s’achève le plus courtoisement du monde et se transforme en une solide amitié. S’il récupère son appartement de la Porte-Saint-Martin il a du moins l’élégance d’offrir à « Jane » une contrepartie extrêmement confortable sur la place Vendôme.

De Sainte-Beuve, la jeune femme apprend l’art de choisir ses lectures, de cultiver un esprit avide de connaissances sans tomber dans le travers insupportable des bas-bleus. Elle sait trop bien écouter pour cela.

Un autre « ami » se charge de donner à la statue le poli final. C’est Émile de Girardin veuf depuis peu de l’éblouissante Delphine Gay et plein de tristesse car il vient de perdre à la fois une épouse, une collaboratrice, une extraordinaire maîtresse de maison – le salon de Delphine de Girardin était célèbre – et même une maîtresse tout court ! Grâce à Jeanne, Émile trouve un autre salon en formation et d’autres consolations moins spirituelles mais infiniment délectables : « Je vous aime exceptionnellement, écrit-il en toute simplicité à la jeune femme, et cependant, ma bien-aimée, je trouve que je ne vous aime pas assez… »

Il y a du vrai là-dedans car cet amant « exceptionnellement épris » ne résiste pas à la vanité de présenter sa maîtresse au Prince Napoléon, fils du roi Jérôme et neveu de l’Empereur. C’est un joyeux fêtard assez mal marié à une princesse italienne beaucoup trop pieuse et prude pour les goûts folâtres de son époux. « Plon-Plon », ainsi que l’ont surnommé ses compagnons de plaisir, trompe abondamment la princesse Mathilde avec tout ce que le demi-monde parisien compte de jolies femmes : Cora Pearl, Anna Deslions et même la grande Rachel.

La belle Jeanne l’enthousiasme au point qu’il se hâte de l’installer dans un grand appartement de la rue de l’Arcade où elle peut, enfin, réunir les écrivains, les poètes et les artistes qu’elle aime tant. Tout ce que Paris compte d’illustre dans le monde des Lettres se presse autour de la bergère où Jeanne, toujours délicieusement vêtue et une broderie aux doigts, reçoit avec grâce et toujours… écoute. Est-ce pour elle que Flaubert écrit Salammbô ?

Seuls les frères Goncourt restent obstinément éloignés et, dans le salon de la princesse Mathilde dont ils sont les principaux ornements, ils ne se privent pas de dénigrer « la Tourbet ».

Cependant l’amour, le vrai, guette Jeanne. Elle a rompu avec Plon-Plon et s’est offert un intermède oriental avec le richissime Turc Khalil-Bey lorsqu’elle rencontre Ernest Baroche. C’est un charmant garçon, fort riche d’ailleurs et d’excellente famille. Son père est garde des Sceaux, président du Conseil d’État mais tout cela n’intéresse pas la jeune femme. Elle aime vraiment pour la première fois et le jeune homme de son côté est épris au point de songer au mariage. Pour Jeanne ce serait le paradis car cette union lui apporterait enfin le sceau de respectabilité dont elle rêve depuis toujours.

Certes, sa situation d’égérie a grandement atténué sa réputation de courtisane, mais un beau mariage ne serait pas pour lui déplaire. Le malheur veut que la porte ouverte devant elle se referme brutalement. La guerre est venue. Les coups de canon étouffent les flonflons du second Empire et, le 30 octobre 1870, le chef de bataillon Ernest Baroche trouve, au Bourget, une mort aussi glorieuse que prématurée.

Jeanne s’effondre… Désespérée, inconsolable et refusant de voir s’installer dans Paris ceux qui ont tué son amour, elle quitte la France, passe en Angleterre et y demeure terrée sous ses voiles noirs jusqu’à ce que l’ennemi ait repassé les frontières. Alors seulement, elle rentre rue de l’Arcade où ses amis reviennent peu à peu. Mais elle sait bien qu’elle ne pourra jamais combler le vide de son cœur.

Ce retour lui réserve néanmoins une surprise de taille : avant de partir pour la guerre, Ernest Baroche lui a légué par testament toute sa fortune : plusieurs millions et l’usine de sucre de Villeroy, près de Meaux. Cette fois elle est sûre de pouvoir renoncer à jamais à ce qui fut son « métier ».

Seulement Jeanne n’est pas le moins du monde une femme d’affaires. Elle ne se sent aucune vocation pour le gouvernement d’une sucrerie. Pour cette tâche, il faut la main ferme d’un homme. Mais quel homme ?

Elle croit l’avoir trouvé en la personne d’un ami d’enfance d’Ernest : le comte Edgar de Loynes, membre du Jockey club qui, durant la désastreuse guerre, a eu en tant que capitaine de cuirassiers, une conduite fort brillante. C’est au demeurant un bel homme à l’œil vif et à la moustache conquérante. Fort désargenté bien sûr mais sa qualité d’ancien ami semble le désigner tout naturellement pour remplacer Baroche auprès de son héritière. Il fait à Jeanne une cour discrète et de bon goût à laquelle celle-ci se montre sensible. Plus encore lorsqu’il lui propose de devenir comtesse.

C’est alors qu’Émile de Girardin tient à la prévenir : Loynes est séduisant, fort honnête aussi mais c’est un joueur, un viveur, bref : un gouffre d’argent. L’épouser serait folie… Hélas, Girardin arrive trop tard : Jeanne a déjà décidé qu’elle serait comtesse. Que peut-elle en effet rêver de mieux en fait de respectabilité ? En outre, elle est loin d’être insensible au charme de son prétendant. Le mariage est conclu mais par un reste de prudence elle refuse de se marier civilement. C’est dans la chapelle de la Nonciature qu’elle épouse Edgar.

La lune de miel ne dure pas longtemps. Girardin a eu raison sur toute la ligne : à peine marié, Loynes, bien loin de s’intéresser à la fabrication du sucre et au taux de la rente, commence à puiser dans la fortune de sa femme pour en faire bénéficier les cercles de jeu et quelques jolies filles. Trompée, bafouée quasi publiquement et en grand danger d’être ruinée si elle n’y met bon ordre, la comtesse a plusieurs scènes violentes avec son époux qui aboutissent d’ailleurs à une séparation de fait : Edgar qui s’est épris d’une princesse sicilienne quitte le domicile conjugal et Paris pour s’en aller respirer les orangers au pied de l’Etna. Soulagée de quelques millions mais aussi d’un grand poids, Jeanne se tourne alors vers le banquier Joly afin qu’il remette de l’ordre dans ses affaires. Ce qu’il ne manque pas de faire : pour lui donner plus d’ardeur au travail, Mme de Loynes en a fait son amant.

Ce sera le dernier. Jeanne a trouvé la paix du cœur. L’âge, bien sûr, y est pour quelque chose mais elle garde ce charme profond qui a séduit toute une époque. En outre, sa renommée littéraire demeure intacte et dans son salon les anciens rencontrent les nouveaux venus des Lettres.

En 1900, elle abandonne la rue de l’Arcade pour les Champs-Élysées où elle s’installe au coin de l’actuelle rue Arsène-Houssaye. Elle y tient le salon littéraire le plus coté et le plus influent. Toutes les nominations à l’Académie française et de nombreuses distinctions honorifiques passent par les mains de celle qui est demeurée la Madone aux violettes, violettes qui emplissent ses salons par vasques entières. Amie discrète et précieuse, Mme de Loynes sera à l’origine de toutes les gloires littéraires de la Troisième République pendant une trentaine d’années.

Quand elle s’éteint, le 15 janvier 1908, il ne viendra à l’esprit de personne d’évoquer la silhouette frileuse et fragile d’une petite rinceuse de bouteilles à qui, un jour, une amie a fait cadeau d’un louis de vingt francs…

LA GUIMARD

Une mère abusive…

Un soir du mois de novembre 1760 une mansarde sous les toits de la rue Neuve-Saint-Gilles abrite deux jeunes gens qui, installés dans le même lit, oublient totalement qu’il fait froid, qu’il pleut et même qu’il existe un monde en dehors de leur amour. Elle a dix-sept ans, lui dix-neuf et il leur est bien égal que leur chambre soit sans feu tant ils s’aiment. Elle est brune et ravissante, il est blond et joli garçon. Elle se nomme Marie-Madeleine Bernard, il s’appelle Francis Léger et tous deux sont danseurs à la Comédie-Française qui vient de voir naître leur amour…

Pendant ce temps, une scène d’un tout autre genre se joue chez le lieutenant de police, M. de Sartines, où une femme entre deux âges pleure comme une fontaine sans paraître s’apercevoir de la mine dégoûtée de son interlocuteur. C’est que Marie-Anne Bernard, qui vient déposer une plainte contre le sieur Léger pour « rapt et séquestration » fait partie de ces mères bizarres, comme il s’en trouve quelques-unes dans les milieux du théâtre et qui, nanties d’une jolie fille, entendent en tirer tout le parti possible. Il était d’ailleurs de bon ton, chez les hommes riches et plutôt âgés de payer l’entretien, voire l’éducation de la belle enfant afin de s’en réserver les faveurs une fois la fleur épanouie. Sartines jetterait la femme Bernard à la porte sans le moindre ménagement si elle n’avait obtenu une recommandation du fermier général Beaujon pour ne pas avoir à mettre en cause M. de l’Épinay qui subvient habituellement aux besoins de la mère et surtout de sa fille.