— Si je dois vous le dire un jour, ce n’est pas aujourd’hui.
— Alors vous ferez mieux de ne le dire jamais car il ne peut résulter que deux choses de cet aveu : ou bien je ne vous accepte pas et vous m’en voudrez, ou je vous accepte et vous aurez alors une triste maîtresse. Une femme nerveuse, malade, triste ou gaie d’une gaieté plus triste que le chagrin ; une femme qui crache le sang et qui dépense cent mille francs par an. C’est bon pour un vieux richard mais bien ennuyeux pour un jeune homme comme vous…
Ce fut ensuite le silence. Dumas regardait avec une compassion pleine de tendresse cette femme ravissante qui disait des choses si navrantes fuyant la réalité dans l’ivresse et l’insomnie.
Il voulut parler encore mais elle le fit taire. Il disait des enfantillages et mieux valait retourner dans la salle à manger. Il obéit, déjà trop amoureux pour la contrarier en quoi que ce soit mais dans les jours qui suivirent, il revint assidûment boulevard de la Madeleine, décidé à l’impossible pour arracher Marie à cette existence désastreuse et pour conquérir son amour.
Il se fit son compagnon de chaque jour, l’ami tendre et prévenant qui entoure de mille soins, qui soutient et qui console. Tant et si bien qu’un jour Marie dit à celui qu’elle avait surnommé « Adet » en additionnant ses initiales A et D :
— Si vous me promettez de faire toutes mes volontés sans dire un mot, sans la moindre observation, surtout sans me questionner, je vous aimerai peut-être…
Naturellement, il promit tout ce qu’elle voulait. Et Marie, alors, décida très calmement qu’elle allait en effet aimer le « cher Adet »…
Un papillon affolé…
Comme il arrive chaque fois qu’un amour commence, les jours qui suivirent l’abandon de Marie furent merveilleux pour elle et Dumas. Rompant avec ses riches protecteurs, la belle aux camélias vécut exclusivement pour son nouvel amant. On les vit ensemble dans les bois de Meudon, cueillant des fleurs ou se roulant dans l’herbe. Marie Duplessis abandonnait ses satins et ses diamants pour s’habiller de mousseline candide ou de percale fleurie et, chaque matin, elle faisait porter à son cher Adet le programme de la journée. Des programmes qui étaient pour elle le comble de la simplicité mais qui se révélaient finalement très onéreux pour un jeune homme peu riche. Chaque soir, en effet, il fallait aller au spectacle, souper dans un endroit gai. Rien que les camélias à renouveler chaque jour le ruinaient en dépit de l’aide de son père, toujours généreux mais souvent à court d’argent.
Alors, incapable d’accepter la moindre diminution de son train de vie, Marie revit en secret le vieux comte Stackelberg mais, surtout, un nouvel adorateur se présenta et elle ne lui résista guère. Celui-là jeune, noble et très riche. Petit-fils du célèbre banquier Perregaux, il est régent de la Banque de France et porte à Marie une folle passion. Grisée, celle-ci se laisse adorer et couvrir de joyaux que le pauvre Dumas admire d’un œil chaque jour plus irrité car il ne croit guère à la génération spontanée de ce genre de colifichets. Marie a beau lui dire que « Le mensonge blanchit les dents ! » il sait bien qu’elle lui ment et il le prend de plus en plus mal. Des scènes éclatent et Marie reproche à son amant de vouloir l’abaisser à une existence bourgeoise.
Le malheureux en souffre. En outre, ses dettes atteignent le chiffre de 50 000 livres. Alors, dans la nuit du 30 août, il écrit cette lettre : « Ma chère Marie, je ne suis ni assez riche pour vous aimer comme je voudrais ni assez pauvre pour être aimé comme vous le voudriez. Oublions donc tous deux, vous un nom qui doit vous être à peu près indifférent, moi un bonheur qui me devient impossible… » L’hiver sera triste pour le jeune homme mais, au printemps suivant, son père l’emmènera en Espagne et en Algérie en pensant que le voyage sera un bon antidote.
Pendant ce temps, Marie poursuit sa vie insensée. La lettre d’Adet lui a fait un peu de peine mais pas beaucoup : elle sait qu’elle n’a pas de temps pour les regrets. D’ailleurs, à peine Dumas disparu, elle s’attache Franz Liszt que lui a présenté le Dr Koreff, son médecin : une passion rapide, violente, uniquement sensuelle et que le musicien fuira pour n’en être pas victime. Il écrira plus tard : « Je ne suis parti ni pour les Marion Delorme ni pour les Manon Lescaut mais celle-là était une exception : elle avait beaucoup de cœur… »
De cette affirmation Dumas pourrait douter mais au fond aucun de ses adorateurs ne songe à lui offrir ce dont elle rêve : le mariage.
— Vous autres hommes, dit-elle à Perregaux, vous prenez tant qu’il y a à prendre puis vous partez sans regrets, sans un souvenir.
Car à présent elle se sait condamnée. La fièvre la quitte de moins en moins et elle a encore maigri mais cela ne l’empêche pas de se jeter vers l’illusion des plaisirs, comme un papillon affolé, pour y consumer sa vie. Et c’est sans doute la pitié qui pousse Édouard Perregaux à lui offrir ce mariage dont elle rêve. Et comme elle s’étonne, allègue le scandale que la famille ne pardonnerait pas, il trouve une solution : il doit partir pour l’Angleterre afin d’y régler quelque affaire et ils se marieront là-bas sans tapage !
Devenir comtesse Perregaux ? Jamais Marie n’a rien espéré de semblable. Elle serait l’une des premières dames de Paris au lieu d’en être la première courtisane ! Elle accepte, bien sûr, et, le 21 février 1846, Perregaux l’épouse devant le Register du comté de Middlesex. Assurément, le mariage n’est pas tout à fait régulier car les bans n’ont pas été publiés. En outre, il n’est pas valable en France mais ce que souhaite Édouard c’est parer les derniers mois de Marie d’une douce illusion, l’installer outre-Manche dans une somptueuse propriété où elle pourrait tenir son rang sans scandale et, peut-être, lui faire retrouver un peu de santé au bon air de la campagne anglaise. L’hiver, il propose de l’emmener au soleil de la Méditerranée et demander à l’amour de faire un miracle.
Hélas, Marie ne comprend pas, n’accepte pas. Ce qu’elle veut c’est vivre à Paris pour y reprendre une vie joyeuse et pourquoi pas paraître à la cour de Louis-Philippe ? Une courtisane chez le roi bourgeois ! Quelle folie !… Alors plantant là son époux, elle s’enfuit, rentre boulevard de la Madeleine et, avec une joie enfantine, fait peindre ses armes toutes neuves sur les portières de sa voiture.
Malheureusement le mal empire rapidement. Il faut quitter Paris et Marie, affolée, court de ville d’eaux en ville d’eaux cherchant à retenir cette vie qui la fuit. On la voit à Spa, à Ems où, prise peut-être d’un remords, elle écrit à Perregaux : « Pardonnez-moi, mon cher Édouard, je vous en prie à deux genoux. Si vous m’aimez assez pour cela, rien que deux mots : mon pardon et votre amitié. Écrivez-moi poste restante à Ems, duché de Nassau. Je suis seule ici et très malade. Donc, cher Édouard, vite mon pardon. Adieu… »
Elle ne recevra pas de réponse ; Perregaux voyage beaucoup et la lettre l’attendra longtemps. Plus malade que jamais elle regagne Paris puisque c’est le seul endroit où elle peut vivre encore et, durant quelques semaines, on la verra aux avant-scènes des théâtres et dans des fêtes où elle apparaît comme l’ombre d’elle-même. Elle est seule désormais et pour continuer à afficher le même train de vie, elle vend l’un après l’autre ses plus beaux bijoux. Le monde apparemment l’oublie…
Sauf peut-être un seul homme ! De Madrid, Alexandre Dumas fils lui écrit le 18 octobre. Il dit qu’il a reçu de mauvaises nouvelles par un ami, qu’il part pour Alger et lui demande de lui écrire poste restante là-bas pour lui dire si elle lui pardonne d’être parti… Il aime encore tellement que c’est lui qui s’accuse mais, lui non plus ne reçoit pas de réponse : Marie n’a plus la force ni même l’envie de lui écrire. Elle ne peut même plus sortir. Veillée par sa femme de chambre et par son amie Clémence Prat que son état désole, elle erre de son lit à sa chaise longue vêtue d’un peignoir blanc et la tête enveloppée d’un cachemire rouge. Elle ne dort plus et, souvent, la nuit, accoudée à sa fenêtre, elle regarde avec envie passer les gens qui sortent des théâtres et s’en vont souper.
Vient enfin le jour où elle ne peut plus se lever et où elle comprend que tout est fini. Clémence vient alors lui dire que son mari est là et qu’il demande à la voir mais elle refuse. Il l’a abandonnée quand elle appelait au secours et d’ailleurs ce mariage anglais n’était qu’une comédie. Il voulait l’obliger à vivre à l’étranger…
Désolé, Édouard se retire. Une heure plus tard, un fleuriste apporte un énorme, un gigantesque bouquet de camélias que Marie regarde à peine. Plus rien ne l’intéresse et elle souhaite seulement que ses souffrances prennent fin.
En dépit de ce qu’elle a dit à Clémence – « Je ne veux plus voir un seul homme ! » – elle en laisse cependant un approcher jusqu’à elle : le vicaire de la Madeleine qui vient la réconcilier avec Dieu. Étrange confession dont on prétend qu’elle se déroule tandis qu’au-dehors Paris fêtait le carnaval. C’est le 3 février 1847 que mourut Marie Duplessis, veillée seulement par sa femme de chambre et par Clémence Prat.
Mais deux jours plus tard, une foule énorme suivit le convoi funèbre. De tous ceux qui l’avaient aimée, deux hommes seulement étaient là : Édouard Perregaux et son ami Delessert. La débauche de camélias blancs qui neigeaient sur le char funèbre était leur œuvre commune.
— Marie fut enterrée au cimetière Montmartre, dans le caveau provisoire d’abord puis dans celui que Perregaux fit élever pour elle.
Quant à Alexandre Dumas, ce fut en arrivant à Marseille qu’il apprit la nouvelle de cette mort et, quand il atteignit Paris ce fut pour assister à la vente publique des meubles et objets qui lui avaient appartenu. Là encore il y avait foule et Adet vit partir avec douleur, aux mains de femmes banales, les robes qui avaient paré si délicieusement Marie.
"Les reines du faubourg" отзывы
Отзывы читателей о книге "Les reines du faubourg". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Les reines du faubourg" друзьям в соцсетях.