— Admirable ! fit-il sincère, mais ce collier est incomplet. Il est, je crois bien, celui-là même qu’un voyageur bourguignon vit au XVe siècle, et à Andrinople, sur la poitrine du sultan. La description qu’il en donna correspond tout à fait à cette perle mais il parle aussi de deux émeraudes…
Brusquement, Osman agha devint nerveux. Enlevant prestement la chaîne des mains de Morosini, il la rejeta comme une chose sans valeur sur le drap poussiéreux de la vitrine, y entassa les joyaux que le Vénitien avait soigneusement étalés et referma le couvercle.
— Qu’est-ce qui vous prend ? fit Adalbert qui le regardait faire avec la curiosité d’un entomologiste considérant un insecte rare. Vous n’aimez pas cette perle ? Elle est pourtant bien belle…
— Elle est belle, certes, mais je commence à croire qu’il s’agit d’une conspiration, s’écria-t-il soudain furieux. Qu’est-ce que tous ces gens qui en ont aux pierres maudites ? Sous un prétexte ou sous un autre d’ailleurs, mais je vais prévenir le ministre : plus personne pour visiter le Trésor !
— Nous sommes si nombreux que ça ? émit Morosini un rien surpris.
— Vous êtes beaucoup trop pour mon gré. Alors, messieurs, si vous voulez bien, nous allons nous quitter maintenant !
— Un instant ! Vous avez reçu beaucoup de visites à ce sujet ?
— Trop ! Vous êtes les troisième et quatrième !…
— Qui est venu ?
— Je rien sais rien. Un homme, une femme… et puis ça ne vous regarde pas !
— Encore ! fit Adalbert. Pourquoi appelez-vous ces émeraudes les pierres maudites ?
— Ça non plus ne vous regarde pas. De toute façon, elles ne sont plus dans le Trésor depuis belle lurette ! Serviteur, messieurs, serviteur !
Et, sur ce, il se pinça l’oreille droite en émettant un petit sifflement puis tapa trois fois sur une table.
Les gardes se mettant en mouvement dans l’intention évidente de les reconduire à la porte sans trop de douceur, les deux hommes s’esquivèrent avec le maximum de célérité et le minimum de politesse.
— Qu’est-ce que tu penses de ça ? fit Adalbert tandis que tous deux arpentaient un jardin. On dirait que nous ne sommes pas seuls à nous soucier des « sorts sacrés » rebaptisés pierres maudites. Ce type avait même l’air effrayé ?
— Oh, il l’était ! Tu as vu la pantomime à laquelle il s’est livré avant de nous mettre à la porte ?
— Quand il s’est tiré l’oreille en sifflant puis en tapant sur la table ? J’ai failli éclater de rire : il était irrésistible.
— Tu as aussi bien fait de te retenir : c’est censé conjurer le mauvais sort mais il faut toujours taper sur une surface en bois ! J’aimerais bien savoir ce que tout ça cache ?
Aldo haussa des épaules découragées.
— Je ne suis pas certain que cela m’intéresse. Je ne vois qu’une chose : le fil est encore cassé ! Où chercher maintenant ?
— On peut toujours se dire, pour se consoler, que s’il est cassé pour nous, il l’est aussi pour nos concurrents puisqu’il paraît que nous en avons ? J’admets que le coup est rude : j’étais persuadé que nous allions pouvoir contempler les « sorts sacrés » dès aujourd’hui…
— Moyennant quoi, il aurait fallu ensuite trouver comment les sortir d’ici sans se faire tirer dessus ou arrêter pour vol et fusiller. Les Turcs n’ont pas vraiment le sens de l’humour… Pourtant, à y réfléchir, je me demande…
Il s’était arrêté à l’ombre d’un cyprès et, pour se donner le temps de penser, allumait une cigarette, l’œil sur un gracieux kiosque coiffé d’une sorte de bulbe aplati.
— À quoi penses-tu ? demanda Adalbert avec impatience.
— Si nous pouvions apprendre pour quelle raison on appelle ici « pierres maudites » les sorts sacrés des Juifs, cela nous conduirait peut-être quelque part. Tu ne connaîtrais pas un historien ou un quelconque archéologue qui…
— Un archéologue n’est jamais quelconque !
— Si tu veux ! Qui, donc, connaîtrait à fond l’histoire des sultans ottomans ?
— Eh non !… toi en revanche, tu connais quelqu’un qui pourrait peut-être nous être utile.
— À qui penses-tu ?
— Ta voyante !
— Elle regarde vers l’avenir. Pas vers le passé !
— Le passé compte toujours pour ces femmes et la tienne est juive. Les Juifs cultivent la mémoire des siècles passés. En outre celle-ci t’a prévenu : tu vas être en danger…
— Je t’ai déjà dit ce que j’en pensais.
— Peut-être, Casanova ! Mais oublie un peu ton auguste personne. Le danger doit exister puisque d’autres que nous cherchent les émeraudes. Si elle a vraiment vu quelque chose, cela peut être intéressant…
— Et si elle n’a rien vu ? Si j’ai raison ?
— Eh bien, tu prendras ton air vertueux, tu lui diras que tu es un mari fidèle, tu lui tapoteras la joue et tu repartiras. C’est aussi simple que ça, mais je crois que ça vaut la peine d’être tenté…
— Tu as raison. Nous n’avons plus le choix. J’irai cette nuit…
— … et je t’attendrai dans la voiture pour observer les alentours.
— Auparavant on va d’abord essayer autre chose.
En quittant Topkapi Saraï, ils se rendirent au Grand Bazar où se retrouvaient toutes les corporations, singulièrement les orfèvres, les bijoutiers et les antiquaires. Morosini savait d’expérience qu’il est parfois possible – à condition de s’y connaître ! – de dénicher d’extraordinaires trouvailles et parfois de précieux renseignements. Au milieu de l’énorme marché couvert, si pittoresque avec ses voûtes ogivales Morosini, qui avait retrouvé dans son carnet d’adresses celle d’un joailler versé principalement dans les bijoux anciens, n’eut aucune peine à le situer : c’était sans doute la plus belle des boutiques mais la plus discrète et la moins fréquentée. La porte n’en restait pas ouverte en permanence, la vitrine fermée d’un rideau de velours noir n’exposait qu’une seule pièce : en l’occurrence une ceinture de femme ancienne dont les larges anneaux ciselés se bosselaient de turquoises, de perles et de péridots d’un ravissant vert clair. Un employé répondit au coup de sonnette puis, Morosini s’étant nommé, introduisit les nouveaux venus dans un cabinet de travail voûté où les accueillit un homme d’une cinquantaine d’années, replet et vêtu à peu près comme Osman agha à cette différence que sa stambouline noire était de beau drap et avait été taillée par un maître tailleur. Moustachu, bien entendu mais dans le style mongol, il répondait au nom d’Ibrahim Fahzi. Il reçut son confrère vénitien et son double avec cette exquise politesse des Orientaux lorsqu’ils savent éviter les excès poétiques. Sans perdre pour autant le sens des affaires :
— Je ne vous savais pas dans notre ville et c’est, je crois, la première fois que vous venez. Je n’ai pourtant connaissance d’aucune vente capable d’attirer nos amis d’Occident ?
— Pour l’excellente raison qu’il n’y en a pas. Le voyage que nous avons entrepris, mon ami Vidal-Pellicorne et moi, a pour double but l’étude mais aussi le plaisir de découvrir une cité chargée d’histoire et fascinante entre toutes…
En frappant dans ses mains, Fahzi fit apparaître le rituel plateau de café porté par un serviteur qui le déposa sur une table basse avant de s’éclipser.
— Ce n’est pas moi qui contesterai la beauté de notre vieille cité impériale et j’aime à l’entendre vanter, mais est-il indiscret de vous demander à quel sujet vous vous êtes attaché ?
— Les bijoux, bien entendu. On ne se refait pas quand une passion vous tient. En fait, nous écrivons un livre à quatre mains, mon ami et moi. Le thème en est : les joyaux disparus, ceux qui ont joué un rôle important dans l’histoire des peuples. Exemple : le fameux collier de la reine de France, Marie-Antoinette… Il a été dépecé par les voleurs mais nous en avons relevé des traces, l’émeraude que Ptolémée offrit au romain Lucullus sur laquelle était gravé son portrait, les « Trois Frères » les fameux rubis que le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, arborait à son chapeau…
— Intéressant ! Et vous pensez arriver à retrouver tout cela ? Il est vrai que, selon un bruit qui court sous le manteau, vous auriez pu mettre la main sur le fameux Pectoral du Grand Prêtre de Jérusalem…
— On dit beaucoup de choses, fit Morosini assez désagréablement surpris que le secret eût transpiré et qui ne tenait pas à s’étendre sur la question. Et vous n’ignorez pas que chez tous ceux de notre profession sommeille un collectionneur doublé d’un détective. Rien de plus amusant que de suivre une piste, ajouta-t-il d’un ton léger destiné à abuser le Turc sur le sérieux de ses recherches…
— Jusqu’ici ? Notre histoire ne comporte aucun de ces bijoux… je dirai à grands fracas, dont les aventures ont fait le tour du monde et auxquels s’attache souvent la superstition…
Morosini haussa les épaules.
— Les fameux maléfices ? Vous n’y croyez pas et vous avez raison car c’est uniquement la cupidité des hommes qui les ont créés. Pourtant nous avons eu vent de pierres antiques, disparues du trésor des Sultans et que l’on appellerait ici : « les pierres maudites »…
Le visage plein du joaillier se figea comme un bloc de saindoux.
— D’où tenez-vous cela ?
— Oh, c’est sans importance ! fit Aldo avec un geste insouciant. Un ami turc rencontré à Paris.
— Et… cet ami ne vous en a pas dit plus ?
— Ma foi non… si ce n’est qu’on ne les aurait pas vues depuis le XVe siècle. Un voyageur français les aurait admirées sur le sultan…
Ibrahim Fahzi éclata d’un rire qu’Adalbert, observateur silencieux, jugea un peu forcé :
— Ah, la vieille légende de la mort du père de Mehmed II empoisonné à cause de deux émeraudes ? Un conte pour les enfants ! Ridicule. Ne vous y attachez surtout pas ! Cela n’apporterait rien à votre ouvrage sinon une nuance d’incrédibilité…
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