L’autre entendit. En un instant elle fut sur elle, la saisit dans ses bras, riant et pleurant à la fois, invoquant tous les saints du calendrier polonais, en jurant à chacun d’eux qu’elle lui brûlerait une forêt de cierges à la première occasion.

— Barbe ! gémit Marianne. J’ai si froid que je ne peux plus marcher !

— Qu’à cela ne tienne !

Et aussi facilement qu’elle eût fait d’un enfant. Barbe enleva Marianne dans ses bras et l’emporta grelottante jusqu’à la voiture. Elle vit alors qu’un homme l’y avait précédée et reconnut le général qui saisissait déjà le cheval par la bride.

— Désolé, ma bonne femme, mais j’ai deux blessés !

Au son de cette voix, Marianne, qui avait fermé les yeux comme si elle cherchait à conserver le peu de chaleur qui restait à l’intérieur de son corps, les ouvrit pour constater avec stupeur que le centaure de tout à l’heure n’était autre que Fournier-Sarlovèze, l’amant chéri de Fortunée Hamelin, l’homme qui l’avait arrachée des griffes de Tchernytchev et s’était battu pour elle[16] dans le jardin de la rue de Lille.

— François ! murmura-t-elle, retrouvant son prénom aussi naturellement que s’ils eussent été élevés ensemble.

Il se retourna, la considéra avec stupeur, se frotta les yeux puis vint la regarder de plus près.

— J’ai encore dû trop boire de leur saleté de vodka !

— Vous n’avez pas de visions, mon ami, c’est bien moi, Marianne. Vous venez encore une fois de me sauver sans le savoir.

Il resta un instant sans voix puis, brusquement, explosa.

— Mais, bon Dieu, qu’est-ce que vous foutez ici ?... Et trempée par-dessus le marché !

— Les cosaques m’ont jetée dans la rivière... Ce serait trop long à vous expliquer !... Oh, j’ai froid ! Mon Dieu que j’ai froid...

— Jetée dans la rivière ! Bon Dieu ! J’en tuerai cent de plus pour ça ! Attendez un instant... et vous, la femme, ôtez-lui cette robe trempée.

Il courut à son cheval, y prit un grand manteau roulé au troussequin de sa selle et revint, toujours à la même allure de tempête, en envelopper la jeune femme qui n’avait plus sur elle qu’un jupon mouillé. Elle voulut l’en empêcher.

— Et vous ? Vous en aurez besoin.

— Ne vous occupez pas de moi ! Je trouverai bien quelque part la défroque d’un cosaque ! Vous avez dit que cette charrette est à vous ? Où est-ce que vous allez comme ça ?

— J’essaie de rentrer chez moi... François, par pitié, si vous voyez l’Empereur prochainement, ne lui dites pas que vous m’avez rencontrée. Nous sommes on ne peut plus mal ensemble.

Il eut un grand rire amer.

— Pourquoi voulez-vous que je lui dise quoi que ce soit ? Vous savez bien qu’il me hait... presque autant que je le hais ! Et cette équipée sauvage n’est pas faite pour nous raccommoder ! Il aura détruit la plus belle armée du monde ! Mais, au fait... qu’est-ce qui s’est passé entre vous pour que vous soyez si mal ?

— J’ai fait évader un ami qui l’avait offensé. Je suis recherchée, François. N’étiez-vous pas à Smolensk dernièrement, ou à Orcha, ou dans une autre ville de la route vers la France ? Partout mon signalement est donné...

— Je ne lis jamais leurs sacrés papiers ! Ça ne m’intéresse pas !

Brusquement, il la saisit dans ses bras, l’enleva de terre et la porta dans la charrette où il la déposa en prenant soin d’envelopper ses pieds bleus de froid dans le manteau. Puis, le visage soudain grave, il la regarda profondément sans rien dire, se pencha et, longuement colla ses lèvres à la bouche glacée de la jeune femme en la serrant de nouveau contre lui avec une sorte de rage passionnée.

— Il y a des années que j’ai envie de faire ça ! gronda-t-il. Exactement depuis la nuit du mariage de Napoléon ! Allez-vous encore me gifler ?

Elle fit signe que non, trop émue pour parler. Ce baiser brûlant, c’était exactement ce dont elle avait besoin pour retrouver le goût âpre de la vie, pour se sentir encore elle-même. Elle avait envie de s’accrocher, un moment, à cette force virile, à cette passion d’exister qui habitait l’impénitent duelliste... Elle le lui dit.

— Où allez-vous ? J’ai envie de vous suivre.

Il secoua la tête tandis qu’une grimace sardonique déformait son beau visage.

— Me suivre ? Je croyais que vous aviez envie de sortir de cet enfer ? Celui que je pourrais vous offrir serait pire, car nous ignorons ce qui nous attend. Les deux tiers de nos corps d’armées sont détruits et les cosaques sont partout. Or, au lieu de nous avancer vers la Pologne, il nous faut revenir avec ce qui reste des troupes pour rejoindre Napoléon ! Alors vous, fichez le camp ! Et le plus vite que vous pourrez tandis qu’il en est temps encore ! Regardez cette rivière, ce pont ! Il vous faut les franchir immédiatement car, dès que nous aurons tourné les talons, je jurerais que d’autres cosaques viendront pour détruire la passerelle... et je ne peux pas les en empêcher parce que je n’ai pas assez d’hommes.

— Mais, si l’Empereur revient vers la Pologne, comment ferez-vous ? Les ponts de Borissov sont déjà détruits.

Il eut un geste où la lassitude se mêlait à la colère.

— Je sais. On verra bien... Allez, maintenant, filez ! On se reverra à Paris... si Dieu le veut !

— Et si j’ai encore le droit d’y vivre. Mais vos blessés ?

— On va les hisser sur leurs chevaux, l’ambulance n’est pas si loin ! Adieu, Marianne ! Si vous revoyez Fortunée avant moi, dites-lui qu’elle ne se cherche pas encore un consolateur, car je reviendrai, vous entendez, je reviendrai. La Russie n’aura pas ma peau !...

Cherchait-il à se rassurer ? Non, après tout. Il émettait là une certitude. Ce n’était même pas une fanfaronnade : ne resterait-il qu’un seul homme de toute la Grande Armée que cet homme serait Fournier ! Et, tout compte fait, c’était bon à entendre... Marianne sourit. Ce fut elle qui attira le général à elle pour l’embrasser... fraternellement.

— Je le lui dirai ! Au revoir, François...

Après avoir entassé sur Marianne tout ce dont elle pouvait disposer en fait de couvertures et de vêtements, Barbe, regrimpée sur son siège, avait repris les guides et claquait des lèvres. La voiture s’ébranla, se dirigea péniblement vers le pont. Le vent avait ramené la neige et elle tombait dru. Debout au bord du chemin, Fournier la regarda cahoter sur le grossier revêtement de terre battue qui garnissait les rondins. Les mains en porte-voix, il cria dans la bourrasque :

— Prenez garde ! Au-delà du pont la route traverse un marais dangereux et le vent souffle ! Ne déviez pas !... Et tâchez d’éviter Smorgoni ! On s’y battait hier.

D’un geste de son fouet. Barbe fit signe qu’elle avait compris et la kibitka s’éloigna dans la tourmente blanche pour rejoindre la route de Wilna longue d’une cinquantaine de lieues. Quand elle ne fut plus visible, Fournier-Sarlovèze haussa furieusement les épaules, essuya à sa manche quelque chose qui coulait le long de sa joue puis, rejoignant son cheval, sauta en selle en voltige et reprit la tête de son détachement. Le dernier pont de la Bérésina demeura solitaire, perdu dans la tempête qui se levait avec la seule compagnie des morts. Le lendemain, il sautait...

Le chemin de Wilna, sous la neige, fut pour les deux femmes un véritable calvaire. Dès le lendemain, de son bain forcé dans la Bérésina, Marianne toussait à s’arracher les entrailles et tremblait de fièvre. Elle n’avait plus aucun besoin de jouer les malades : couchée au fond de la voiture, emballée dans des couvertures et le grand manteau de Fournier, elle subissait douloureusement les cahots de la route, sans se plaindre pour ne pas ajouter aux difficultés de Barbe.

Celle-ci faisait preuve d’un courage et d’une endurance incroyables, dormant à peu près trois heures par nuit et veillant continuellement à tout.

Quand la voiture s’arrêtait, chaque soir, elle allumait du feu, confectionnait à la malade des soupes de farine, de riz et du peu de légumes que l’on avait encore, faisait des grogs bouillants avec de la neige fondue et chauffait de grosses pierres qu’elle glissait, la nuit, contre Marianne pour qu’elle ne reprît pas froid. Elle s’occupait aussi du cheval, l’étrillait à chaque arrêt, le nourrissait et même lui jetait une couverture sur le dos en prenant soin de l’abriter du vent. Le jour elle demeurait assise sur son banc, l’œil rivé à la route jalonnée tant bien que mal en dehors des passages à travers bois. Elle avait même fait le coup de feu contre une bande de loups avec une maîtrise qui dénotait une longue habitude. Une seule idée, mais fixe, l’habitait : arriver à Wilna où l’on devait faire étape chez un apothicaire juif doublé d’un médecin...

Ce fut seulement une semaine après l’aventure de Studianka que, au cœur d’une chaîne de coteaux, on aperçut enfin Wilna. Serrée dans les bras de deux rivières aux eaux tumultueuses, la Wilia et la Wilenka, la ville était bâtie autour d’une majestueuse colline, jadis tombeau des premiers princes lituaniens, que couronnait une citadelle de briques rouges. Au sommet, l’aigle impériale française s’érigeait dans le vent sur champ tricolore auprès de la marque personnelle du duc de Bassano, gouverneur de la ville pour Napoléon. Là, il n’y avait plus rien à craindre des Cosaques. La ville était intacte, bien ravitaillée et bien défendue.

En temps normal, la capitale de la Lituanie, étalée au cœur d’un paysage tourmenté, avec ses murs blancs, ses toits rouges, ses dômes, ses palais dans le style baroque italien et ses magnifiques églises, offrait un spectacle gai et coloré, mais la neige habillait toutes choses et neutralisait les couleurs. Cependant, à l’aspect de cette belle cité, Barbe poussa un grand soupir de soulagement.