Un port ! Le mot frappa Marianne. Un port, cela voulait dire la mer, l’évasion par excellence. Et depuis qu’elle tournait en rond dans cet immense pays, elle avait presque oublié que cela pût encore exister. D’un seul coup, le vieux rêve enfoui à si grand-peine sous les rochers de la raison et de la promesse qu’on lui avait arrachée, tressaillit et tenta de se redresser... Dantzig ! C’était là qu’elle avait cherché à entraîner Jason, là encore qu’elle avait souhaité prendre, avec la bénédiction de Napoléon, un navire pour la grande mer et les terres de la liberté ! C’était là, peut-être, que s’entrouvrirait pour elle l’étau gigantesque qui menaçait de l’écraser...
Elle eut envie, tout à coup, une envie folle, irrésistible, d’atteindre cette ville, ce port... Le peu d’or qu’elle avait réussi à conserver cousu à sa chemise pouvait lui permettre de prendre passage sur l’un de ces contrebandiers dont Salomon venait de parler. Et ensuite... la mer froide, les côtes dangereuses de tous ces pays où régnait l’Empereur, mais peut-être aussi un autre port, un autre navire... et l’immense océan, tendu d’un pôle à l’autre comme une voile gigantesque, l’océan au bout duquel il y aurait... l’Amérique, une autre guerre... et cette Amérique personnelle de Marianne qui s’appelait Jason Beaufort.
Elle était si bien partie dans son rêve qu’elle ne s’aperçut pas que Salomon avait cessé de parler et qu’il la regardait, attendant visiblement qu’elle dît quelque chose à son tour.
— Alors ? demanda-t-il, voyant qu’elle ne bougeait toujours pas.
Elle sursauta, le regarda d’un œil clignotant comme quelqu’un qui se réveille et lui sourit.
— C’est merveilleux ! soupira-t-elle. Comment pourrais-je vous remercier de ce que vous faites pour nous ? Pourquoi êtes-vous si généreux ?
Le vieux juif haussa les épaules sous sa lévite fatiguée, alla jusqu’au mur du fond où, comme par magie, un petit panneau parfaitement dissimulé dans le tissu de tenture s’ouvrit sous ses doigts souples. Il y prit un paquet enveloppé d’un chiffon sale et le rapporta sur la table après avoir, du même geste de prestidigitateur, effacé le petit coffre. L’instant suivant, le paquet était passé de ses doigts dans ceux de Marianne qui le regardait sans comprendre.
— Vous donnerez ça à Ishak. Vous lui direz qu’il en place la moitié comme il sait et qu’il me renvoie l’autre sous forme des marchandises qu’il connaît.
Machinalement, Marianne défit le chiffon et, comme Barbe se penchait vers elle pour regarder, les deux femmes eurent en même temps une exclamation de stupeur. Au milieu des plis six perles rondes, grosses comme des œufs de caille, brillaient d’un orient sans défaut...
Comme Marianne tournait vers lui un regard interrogateur, le vieillard toussota puis, tortillant d’un geste négligent les flocons gris de sa barbe, il murmura, l’œil soudain brillant.
— Pendant la bataille, je les ai... euh... trouvées dans l’église de l’Assomption. Si l’on savait qu’elles sont ici, je serais pendu !
— Et si on les trouve sur nous ? demanda Marianne.
— Eh bien... je crois que vous risquerez de l’être aussi mais, du moins, cela vous évitera-t-il le poids insupportable de la reconnaissance ! Si ces objets arrivent chez Ishak... nous serons quittes !
La conjoncture n’avait rien de spécialement drôle, pourtant Marianne eut tout à coup envie de rire en songeant à la larme scintillante qui reposait toujours contre sa gorge. Le diamant d’une voleuse célèbre... et maintenant les perles soustraites à une madone qui, en Russie, ne devait pas l’être moins ! Si elle mourait dans cette aventure, ceux qui la dépouilleraient auraient sans doute fait la plus magnifique affaire de toute leur vie. Mais le danger ne lui avait jamais fait peur, surtout quand elle pouvait apercevoir à travers lui l’issue d’une situation désespérée.
— C’est entendu ! dit-elle gaiement. Je ferai votre commission... et malgré tout, je vous dirai encore merci !
Une heure plus tard, tandis que Marianne et Barbe, remontées dans leur grenier, dormaient du sommeil des consciences pures, Salomon Levin, enveloppé dans une énorme dalmatique fourrée qui le faisait aussi large que haut, quittait discrètement sa maison et, par les ruelles enneigées, gagnait l’enceinte fortifiée, la franchissait par une brèche ouverte récemment par les canons français et se dirigeait rapidement vers le cimetière juif. Tout en marchant, il souriait dans sa barbe et se frottait de temps en temps les mains. Peut-être pour se réchauffer...
20
LES DERNIERS PONTS
Ils étaient une dizaine qui barraient le chemin où les pas des chevaux avaient durci la neige. Mais à travers les arbres qui habillaient les croupes de la vallée on pouvait en apercevoir d’autres qui patrouillaient par petits groupes... Les Cosaques ! Debout sur leurs longs étriers, ils ressemblaient à des statues barbares, tout pareils, à la couleur des vêtements près, à ceux que Marianne avait vus sur les rives de la Kodyma : des hommes barbus aux yeux sauvages, vêtus de grosse laine rouge ou bleue. Ils portaient des toques de fourrure à longs poils ou bien des bonnets de toile plats, de longues lances rouges, et leurs petits chevaux nerveux semblaient écrasés sous les hautes selles de bois peint...
Sans bouger, malgré le vent violent qui venait du nord et chassait la neige par grands paquets poudreux, ils regardaient venir la voiture. Barbe, qui conduisait, serra les mâchoires si fort que ses maxillaires saillirent sous sa peau blanche, mais elle ne dit rien et continua d’avancer. Simplement, ses yeux pâles reflétèrent la campagne blanche avec un éclat plus dur. Pressentant un danger, Marianne toussota pour masquer son inquiétude et dit, désignant du menton la rivière aux eaux grises et gon-liées, mouchetée de glaçons, qui se tordait à gauche de leur chemin.
— Le pont ? Est-ce qu’il est encore loin ?
— Trois ou quatre verstes, répondit Barbe sans cesser de fixer les cavaliers. Il faudrait pouvoir passer rapidement, car un ouragan se prépare. Mais avec ceux-là...
En effet, la tempête menaçait. D’épais nuages noirs arrivaient à une effrayante vitesse, chassés par ce vent du nord qui gerçait la peau et faisait pleurer les yeux.
Les deux femmes avaient quitté, une heure plus tôt, la petite ville de Borissov, sur la rive droite de la Berezina, où elles avaient trouvé asile pour la nuit chez un fripier des faubourgs. Non sans mal, pour la première fois depuis qu’elles avaient quitté Smolensk, dix jours plus tôt, mais Borissov était occupée par les troupes de l’amiral russe Tchitchagov venues prendre position là pour y « attendre et anéantir Napoléon ».
Tout était envahi par les soldats et le fripier même, tout juif qu’il était, n’avait plus guère pour se loger que son magasin. Sans la lettre de Salomon Levin, il eût vraisemblablement jeté dehors ces indésirables qui n’étaient même pas de sa race, mais décidément, le marchand de Smolensk semblait posséder une grande influence sur ses coreligionnaires. A cause de lui, le fripier avait permis aux deux voyageuses de passer la nuit dans sa resserre à bois, en compagnie de leur voiture et du cheval. Elles y avaient mal dormi, mais au moins elles avaient été abritées du froid.
Jusqu’à Borissov, d’ailleurs, tout s’était passé pour elles infiniment mieux qu’elles ne l’auraient imaginé. Le froid n’était pas trop vif, deux ou trois degrés au-dessous de zéro seulement et, en outre, les deux femmes disposaient, grâce à Salomon, d’un équipage à la fois discret et solide. Leur petite kibitka, mal peinte et assez sale pour ne pas attirer l’attention, donc l’envie, était il l’épreuve des mauvais chemins. Quant au cheval à longs poils qui la traînait, il était de petite taille, mais vigoureux, endurant et soigneusement ferré à glace. Enfin, sous leur bâche, elles emportaient de l’avoine, quelques vivres, des couvertures et même des armes, un fusil et deux couteaux de chasse destinés surtout à les défendre des loups que l’hiver et la neige rendaient plus hardis.
La nuit, quand on n’était pas dans une ville, Barbe s’arrangeait pour faire étape dans un bois afin d’être mieux abritées du vent. Elle allumait alors un feu pour écarter les fauves. L’habitude des camps que possédait la Polonaise se révélait précieuse. Elle avait la force et le courage d’un homme, joints à une placidité réconfortante. En outre, depuis qu’à Moscou elle était entrée officiellement au service de Marianne, elle semblait avoir renoncé à boire. Evidemment, elle n’avait pas eu l’occasion d’avoir beaucoup d’alcool à sa disposition, mais c’était elle-même qui avait institué le rationnement du petit tonnelet d’eau-de-vie que Salomon avait placé dans la voiture : la valeur d’un dé à coudre tous les soirs pour entretenir la chaleur du corps. Et, peu à peu, une espèce d’amitié se tissait sans un mot, sans la plus petite manifestation extérieure, entre l’aristocrate et l’ancienne fille de joie.
On n’avait fait aucune mauvaise rencontre jusqu’à présent. Le seul incident désagréable avait été, au départ d’Orcha, la volée de pierres qu’elles avaient essuyées de la part des chrétiens de la ville lorsqu’elles avaient quitté la maison du changeur Zabulon. Mais ni l’une ni l’autre n’avaient été atteintes.
Parfois aussi, on avait aperçu, profilée sur le fond immaculé de l’horizon, la frise équestre d’une sotnia cosaque en marche. Alors le vent de la plaine apportait jusqu’aux deux femmes inquiètes un chant sauvage dont le rythme se calquait sur l’allure des chevaux, plus allègre quand ils passaient du pas au trot, pour s’enfler comme une tempête dans le galop. Malgré la crainte que cette vue leur inspirait, Marianne et Barbe ne pouvaient se défendre d’écouter, avec un plaisir involontaire, ces voix aux résonances harmonieuses, profondes et graves comme la vieille terre russe, un plaisir qui osait s’avouer quand elles constataient qu’on ne les avait pas aperçues. Puis les cavaliers barbus disparaissaient comme un songe sous le ciel bas, tandis que mourait l’écho du chant guerrier...
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