— Eh bien ! soupira la jeune femme. Je crois que nous n’avons pas le choix, Barbe ! Il va falloir nous résigner à rester dans le convoi. Nous essaierons de nous défendre...

— Non ! fit Barbe.

— Comment : non ? Voulez-vous dire que nous n’aurons pas à nous défendre ?

— Non... parce que nous ne partirons pas avec les soldats !

Et, avant que Marianne, surprise, eût pu demander d’autres explications, elle avait marché jusqu’à la porte et l’ouvrait.

— Venez, Madame, dit-elle. Nous n’avons pas de temps à perdre ! Notre hôte doit déjà nous attendre au salon.

— Au salon ?

— Eh oui, fit Barbe avec un bref sourire. Il y a un salon dans cette maison ! Evidemment, il faut savoir que c’en est un !

En effet, la maison de Salomon Levin, bien qu’elle fût la plus grande et la plus belle de l’espèce de ruelle longue qui constituait le ghetto de Smolensk, était une étroite construction qui ne comportait guère que deux pièces par étage. Au rez-de-chaussée, l’échoppe, noircie par le temps, qui servait de magasin, ouvrait directement sur la cuisine, sorte de caveau voûté, éclairé par une fenêtre étroite comme une meurtrière mais pourvue du luxe inouï que constituait une pompe. Au premier étage (le second étant occupé par un grenier et la mansarde où logeaient Barbe et Marianne), la cuisine était surmontée par la chambre de Salomon et de Ra’hel tandis que le salon régnait au-dessus de la boutique. C’était une pièce obscure, tendue d’une tapisserie d’un vert fané, mais d’une scrupuleuse propreté. Le principal meuble en était une table couverte d’un tapis à ramages supportant un gros livre relié en noir et un chandelier de cuivre. Quelques chaises en bois montaient autour des murs une garde raide.

Quand Ra’hel y introduisit Marianne et Barbe, le chandelier était allumé et le vieux Salomon, la tête couverte d’une calotte de soie noire, une sorte de châle rayé sur les épaules et des besicles sur le nez, lisait dans le grand livre, — c’était le Talmud  – avec une attention pleine de piété. A l’entrée des deux femmes, il referma son livre, mais non sans laisser ses mains pâles, fanées et osseuses, mais d’une curieuse beauté, en caresser la couverture. Puis, s’étant levé pour un bref salut, il désigna des sièges, ôta ses besicles et, un long moment, considéra Marianne attentivement mais sans rien dire.

Celle-ci pensa qu’il avait l’air d’un prophète fatigué avec la peau grise de son visage que l’ossature hardie ne tendait plus. La barbe qu’il portait longue semblait de même étoffe que la peau et, sous la calotte noire, ses cheveux, jadis bouclés peut-être, pendaient en maigres tortillons découragés. Mais le regard sombre reflétait encore la jeunesse et la volonté.

— Jeune femme, dit-il enfin, celle qui t’accompagne m’a dit que tu étais ici contre ton gré, en danger, et que tu désirais ardemment rentrer chez toi autrement qu’en compagnie de tous ces soldats. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Je peux peut-être t’aider, mais j’ai besoin de savoir qui tu es. En ces temps terribles que nous vivons, les visages sont souvent doubles, ou faux, les âmes le sont plus encore, et tel regard pur couvre un cœur de boue. Si tu veux que je te fasse confiance, tu dois d’abord me faire confiance..., et, femme, tu es arrivée sous un costume d’homme.

— En quoi mon nom vous apprendra-t-il quelque chose ? dit doucement Marianne. Nous appartenons à des univers tellement éloignés ! Mon nom est, pour vous, sans signification... et vous n’avez aucun moyen de savoir si je ne mentirai pas.

— Dis toujours ! Pourquoi répondrais-tu à une offre amicale par la méfiance ? Ce livre, ajouta-t-il en tapant doucement sur la reliure sombre, dit : « Une oie va pliant le cou, mais à ses yeux rien n’échappe. » Nous autres juifs sommes comme les oies... et nous savons infiniment plus de choses que tu ne peux l’imaginer. Entre autres, je connais beaucoup de noms... même dans ton univers !

— C’est bien ! fit Marianne. Je suis la princesse Sant’Anna et j’ai encouru la colère de l’Empereur en faisant évader de prison l’homme qui m’a servi de père et que l’on allait exécuter ! A mon tour de vous prévenir : en m’aidant vous prendrez des risques.

Pour toute réponse, le vieil homme prit un papier dans la poche de sa longue lévite grise et le tendit tout ouvert à Marianne. Avec stupeur, elle s’aperçut que c’était l’un des fameux placards la concernant et que l’on avait appliqués sur les murs de Moscou.

— Tu vois, conclut Salomon, j’avais le moyeu de savoir si tu disais la vérité.

Sans détacher ses yeux du papier sali, elle demanda, la voix soudain altérée :

— Comment avez-vous eu ce papier ?

— Près du relais aux chevaux. Les hommes qui portent le courrier en ont laissé, paraît-il, dans toutes les bourgades un peu importantes de la route du Niemen. Et moi je ramasse toujours les papiers imprimés. Cela peut être intéressant.

Marianne ne répondit pas. Elle était en train de couler au fond d’un trou sans fond. Jamais elle n’aurait imaginé que Napoléon pût lui en vouloir à ce point. Car elle s’était trompée, il y a un instant, en pensant que ce placard était le même. Le texte était différent. Il n’était plus question « d’amie de l’Empereur ». L’avis portait d’arrêter purement et simplement la princesse Sant’Anna... et la somme promise avait doublé !

Quelque chose craqua en elle. C’était son monde qui s’écroulait. Si Napoléon lui vouait une telle haine, il n’y aurait plus pour elle ni trêve ni repos. Où qu’elle aille, sa colère la poursuivrait et, tôt ou tard, la rattraperait ! Elle était seule, complètement désarmée, au centre d’un empire immense où rien ni personne n’était à l’abri de la rancune impériale. Le temps d’un éclair, elle songea à sa maison de Paris, à Adélaïde qui peut-être était déjà aux prises avec les tracasseries de la police... à Corrado lui-même ! Qui pouvait dire si Napoléon dans sa rage de retrouver Marianne n’irait pas jusqu’à le tourmenter de visites domiciliaires, s’il ne l’obligerait pas à paraître en plein jour, si même ses biens ne lui seraient pas enlevés ?

La main de Salomon posée sur son épaule la fit tressaillir. Elle était tellement perdue dans ses pensées désastreuses qu’elle ne l’avait pas vu se lever, faire le tour de la table, venir jusqu’à elle. Quand il parla, elle comprit qu’il avait pratiquement lu dans sa pensée.

— Il faut rentrer chez toi ! dit-il doucement. Tu as tout risqué pour sauver ton parent et le Très-Haut ne t’abandonnera pas. Notre loi dit encore qu’il vaut mieux être le maudit que le maudissant et c’est la main du Très-Haut qui t’a conduite dans ma maison. Tu es une grande dame et cependant tu as embrassé ma vieille épouse ! Nous sommes tes amis... et le grand Empereur peut-être ne quittera jamais la Russie.

— Que voulez-vous dire ?

— Que la route est longue qui mène vers la France, que l’hiver russe est redoutable... et que les cosaques de l’ataman Platov sont comme les sauterelles : ils s’abattent par myriades et quand on les détruit, il en renaît d’autres comme par miracle. Tu as bien fait de refuser le convoi : lui non plus n’arrivera peut-être jamais.

— Mais que vais-je faire ? Que vais-je devenir ?

— Une heure avant l’aube, je te conduirai jusqu’à notre cimetière, hors des murs d’enceinte. C’est un endroit écarté et que les chrétiens n’approchent guère. Il y a là une synagogue en ruine. Une voiture t’y attendra avec un bon cheval et des provisions qui vous permettront d’aller jusqu’à Kovno. Mais tu devras accepter de passer pour l’une des nôtres ! Si tu m’écoutes, tu poursuivras ton voyage sans encombre... et sans danger.

— Sans danger ? s’écria Barbe qui n’avait pas encore pris part à la conversation. C’est-à-dire que nous risquerons d’être attaquées aussi bien par les Français que par les Russes... ne fût-ce que pour nous voler !

— Certainement pas ! Ecoute plutôt !

Salomon Levin dit alors comment les lois édictées par le tsar Alexandre Ier au sujet des juifs allaient pouvoir servir aux deux femmes. Et, en effet, si de notables avantages avaient été accordés, au moment du couronnement, aux enfants d’Israël sur le chapitre d’un commerce dont Alexandre avait reconnu l’intérêt et l’efficacité (il s’était borné à leur interdire celui de l’alcool), ces avantages étaient contrebalancés par certaines contraintes, telles l’interdiction de séjourner dans des villages et l’obligation de vivre dans des villes, en communautés groupées, (les ghettos)[15]. Mais c’était de ces inconvénients que Salomon entendait tirer parti car, puisqu’il était impossible de s’arrêter dans les villages, les marchands juifs recevaient pour leurs inévitables déplacements, des autorisations de circuler d’une ville à l’autre qui étaient généralement respectées des forces de police. Seules, les sotnias cosaques pouvaient se révéler dangereuses, parfois, car ces gens-là ne respectaient rien, pas même les fonctionnaires impériaux.

— Mais, précisa Salomon, vous êtes des femmes. Vous passerez l’une pour ma sœur, l’autre pour ma nièce, et cela vous protégera dans une certaine mesure car les cosaques évitent de se souiller au contact des juives. En outre, la jeune dame sera malade... une maladie contagieuse. Ainsi, munies de lettres que je vous donnerai pour mes frères d’Orcha, de Borisov, de Smorgoni et de Wilna, vous irez de ville en ville jusqu’au Niemen. A Kovno, vous trouverez mon cousin, Ishak Levin. C’est à lui que vous laisserez la voiture et le cheval qui me reviendront plus tard. A Kovno, vous serez en Pologne et vous n’aurez plus à craindre les Cosaques. En outre, Ishak vous donnera les moyens de gagner Dantzig. Là, vous pourrez décider, avec un peu d’or, ce que vous voulez faire. Dantzig est un port et les contrebandiers y sont plus fréquents que les navires régulièrement autorisés. Quant à la puissance de l’Empereur, elle y est plus... théorique que réelle. C’est, pour ses troupes, un lieu de passage, un relais, mais la population est hostile. A vous de vous débrouiller à ce moment-là.