En franchissant la haute porte, timbrée des armes de la ville (un canon portant l’oiseau fantastique Gamaïoune, symbole de puissance), Marianne, malgré sa fatigue, ne put s’empêcher de sourire à son compagnon.
— Pensez de moi ce que vous voulez, mais je suis comme eux tous : bien contente d’arriver. J’espère que vous allez m’offrir un repas qui comprendra autre chose que des pommes de terre crues et gelées...
Elle n’était pas seule à rêver de nourriture. Autour d’eux, les soldats ne parlaient que du bon souper qu’ils allaient faire et l’on entrait dans Smolensk avec autant de joie que si l’on allait à la fête. Mais ce bel enthousiasme tomba un peu quand, l’enceinte franchie, on s’aperçut des dégâts qu’elle masquait. La neige recouvrait miséricordieusement les ruines. Elle ne remplissait pas les vides cependant tragiques des rues où s’allumaient des quinquets derrière les morceaux de papier huilé remplaçant les carreaux des fenêtres.
De chaque côté de la rue où s’engageait le convoi, des gens sortaient des maisons encore debout et, silencieusement, se massaient pour regarder passer les nouveaux venus. Ils se ressemblaient tous, paquets de vêtements et de châles où l’on voyait briller des regards haineux et d’où sortait un murmure qui n’avait rien d’amical. La joie de Marianne tomba d’un seul coup : plus encore qu’à Moscou elle avait le sentiment d’entrer en territoire ennemi.
Mourier, qui s’était arrêté près de la porte pour causer avec un capitaine de carabiniers, les rejoignit. Il était visiblement soucieux.
— On dirait qu’avec nos trois cents hommes, nous sommes les bienvenus ! Je pensais que nous allions trouver ici tout le 9e corps du maréchal Victor, mais il n’en reste que des bribes. Le maréchal est parti avec le gros de ses troupes vers Polotsk où, à ce que l’on dit, Gouvion-Saint-Cyr serait en difficulté. Même le gouverneur a disparu...
— Qui est-ce ? demanda Beyle.
— Le général Baraguey d’Illiers qui devrait être ici avec la division illyrienne qui a dû quitter Dantzig le 1er août. Il est allé prendre position sur la route d’Yelnia, laissant Smolensk au général Charpentier, chef d’Etat Major du 4e Corps et jusque-là gouverneur de Vitebsk. Je me demande ce que nous allons trouver ici, avec une garnison aussi mince et un tel chassé-croisé d’autorité.
A mesure qu’il parlait, Beyle se rembrunissait à vue d’œil. Il devait se poser une foule de questions sur les fameux approvisionnements qu’il avait commandés. Et somme on arrivait sur une place, il quitta brusquement ses compagnons pour s’élancer vers un hôtel particulier encore en bon état au seuil duquel venaient d’apparaître justement le gouverneur provisoire de Smolensk et un civil qui n’était autre que l’Intendant de la province, M. de Villeblanche. Ce fut avec ce dernier qu’il eut un entretien aussi bref que visiblement orageux, et quand il revint vers Marianne, le malheureux Directeur des Approvisionnements de Réserve était littéralement effondré.
— C’est épouvantable ! On n’a pas reçu le quart de ce que j’avais demandé ! Fasse le ciel que l’Empereur ne vienne pas jusqu’ici, ou bien je suis un homme sinon mort, du moins déshonoré. Venez ! Ne restons pas ici. C’est le moment de nous séparer du convoi et de rejoindre les magasins de l’armée. Il faut que je voie les choses de près. Nous trouverons bien à nous loger dans ce coin-là.
Ce fut moins facile qu’il ne l’imaginait car, si l’Intendance avait pu récupérer, pour y caser son personnel, une maison intacte, cette maison déjà bien remplie put tout juste offrir à « Monsieur le Directeur des Approvisionnements de Réserve » une paillasse dans une pièce étroite où logeaient déjà deux de ses collègues. Il n’était donc pas question d’y inclure Marianne et moins encore Barbe dont les dimensions amples nécessitaient un assez grand espace vital. Il fallait trouver autre chose.
Beyle laissa là ce qui restait de son portemanteau et, guidé par l’un des « jeunes gens » de l’Intendance, se mit en quête d’un logis pour son « secrétaire » et sa cuisinière.
On finit par trouver, dans la maison d’un vieux juif allemand, près du Marché Neuf, une sorte de mansarde, pourvue cependant d’un poêle et qui, à cause de cela, parut aux deux femmes le comble du confort. Pour s’y installer avec Barbe, Marianne dut naturellement se faire connaître comme femme. Mais puisqu’elle quittait le convoi militaire, le déguisement ne se justifiait plus et, d’ailleurs, elle n’eut pas à le regretter. Salomon Levin et sa femme Ra’hel étaient de braves gens, vite apitoyés par la mine pâle et les joues creusées de la jeune femme. Discrets aussi car ni l’un ni l’autre ne montrèrent d’étonnement devant son accoutrement insolite. Ils en conclurent seulement qu’il eût été déplacé de poser des questions, se contentèrent d’affirmer que les deux femmes seraient bien chez eux et que le noble seigneur pouvait aller en paix à ses affaires. Le contact, d’ailleurs, avait été très vite établi quand ils avaient constaté que Marianne parlait allemand aussi bien qu’eux-mêmes. Et Beyle, tranquillisé sur le sort de ses compagnons, les quitta en promettant de revenir le lendemain matin.
Négociant en pelleteries et en pas mal d’autres choses de première nécessité telles que les harengs saurs, Salomon Levin entretenait avec l’occupant des relations sinon cordiales, du moins correctes, et qui lui avaient permis de poursuivre son négoce dans une ville où il n’y avait plus grand-chose. C’est dire que chez lui on ne mourait pas de faim.
Par les soins de la grosse Ra’hel sa femme, Marianne vit sa mansarde pourvue de matelas, de couvertures, de draps et d’une grande peau d’ours qui la plongèrent dans une sorte de ravissement, mais elle faillit pleurer de joie quand Ra’hel et sa petite servante apportèrent un grand cuveau à lessive et deux vastes cruches d’eau chaude flanqués de serviettes rudes mais propres et d’un morceau de savon. Depuis dix-huit jours que l’on avait quitté Moscou, elle n’avait pas retiré ses bottes et le linge qu’elle portait était le même qu’elle avait endossé au moment du départ. Jamais elle ne s’était sentie aussi sale. Quant à l’odeur que dégageait son corps, elle n’avait plus que de très lointaines ressemblances avec celle de la tubéreuse qui était son parfum habituel.
En voyant fumer devant elle le cuveau plein d’eau chaude sa joie fut si grande que, spontanément, elle sauta au cou de la vieille femme et l’embrassa.
— Tant que je vivrai, je bénirai votre nom, Madame Levin, lui dit-elle. Vous n’imaginez pas ce que ce bain représente pour moi !
— Je crois que si ! Chez nous, la maison n’est pas belle ni grande, ni même confortable, mais nous tenons essentiellement à la propreté, car c’est ainsi qu’agissent ceux des nôtres qui entendent respecter scrupuleusement la loi de Moïse. Donnez-moi vos vêtements et ceux de votre servante, ils seront lavés.
Ra’hel avait parlé jusqu’à présent avec une grande dignité. Mais parvenue à ce point de son petit discours, elle s’interrompit puis, souriant avec un peu de timidité :
— Moi non plus, Madame, je ne vous oublierai pas car je ne croyais pas qu’une dame d’Occident pût un jour avoir le geste que vous venez d’avoir. Avez-vous oublié que j’appartiens à un peuple méprisé ?
La soudaine tristesse de cette vieille femme serra le cœur de Marianne. Elle vint à elle, prit ses deux mains dans les siennes.
— Vous venez de vous conduire avec l’étrangère que je suis, non seulement en femme hospitalière, mais en amie. J’embrasse toujours mes amis. Avez-vous oublié, de votre côté, que j’appartiens à un peuple envahisseur ?
Et, de nouveau, elle embrassa Ra’hel sans soupçonner un seul instant les conséquences qu’allaient avoir ces deux baisers inspirés par la reconnaissance et la sympathie. La femme de Salomon se retira aussitôt en avertissant Barbe qu’elle pouvait, si elle le désirait, venir se laver dans sa cuisine et laissant Marianne se plonger avec délices dans son cuveau.
Quand la Polonaise revint, récurée, elle apportait avec elle un grand plateau où voisinaient une épaisse bouillie de sarrasin, la kacha, une sorte de pot-au-feu fait avec des choux, et des blinis, petites crêpes épaisses servies avec de la crème aigre. Du thé fumait dans un pot.
Il y avait longtemps que Marianne et Barbe n’avaient connu pareil festin. Elles dévorèrent comme des affamées qu’elles étaient, trop occupées de ce repas pour échanger même une parole. Puis, comme si manger avait épuisé le peu de forces qui leur restaient, elles s’installèrent chacune sur une paillasse et, les vapeurs de la digestion aidant, s’endormirent d’un profond sommeil qui, pour Marianne, ne prit fin que dans l’après-midi du lendemain.
Elle put constater alors avec joie que ce repos prolongé l’avait en quelque sorte régénérée. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi bien car elle était passée brusquement d’une claustration de plusieurs semaines à une vie de plein air totale et exténuante. Un nouveau repas acheva de lui rendre à la fois vigueur et combativité. Cela se traduisit par un désir intense de continuer au plus tôt son chemin vers la France, car, depuis qu’elle avait vu Smolensk ou ce qu’il en restait, elle avait perdu jusqu’à l’ombre de l’idée de s’y attarder, même dans l’atmosphère chaude et si simplement amicale de la maison Levin.
Elle finissait de s’habiller, reprenant avec une sorte de soulagement les vêtements féminins qu’elle avait emportés dans un petit baluchon, quand Beyle arriva avec la tombée de la nuit.
Le jeune auditeur au Conseil d’Etat n’avait visiblement pas bénéficié du même confort que Marianne. Il était pâle, avec des traits brouillés par la fatigue, et il était d’une nervosité qui trahissait une inquiétude profonde. La vue de Marianne, fraîche, propre et reposée, parut l’offusquer. En effet, il était lui-même passablement sale et se plaignait d’avoir été tourmenté toute la nuit par la vermine. Cependant, il ne poursuivit pas plus avant son lamento et revint rapidement à des considérations qui, pour être moins intimes, ne l’en tracassaient que davantage.
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