Un feu roulant, parti de l’autre bout du convoi, lui coupa la parole. La découverte que le général venait de faire lui avait un instant fait oublier le danger. Heureusement, les Russes, surpris par la mort simultanée de ces deux hommes, semblaient amorcer un mouvement de recul. Peut-être pensaient-ils que l’effet de surprise était manqué...
Néanmoins, en reprenant son poste auprès de Marianne, épaule contre épaule, Mourier ne put s’empêcher de demander, avec une angoisse qui amusa la jeune femme :
— Vous avez vraiment tout compris ?
Elle eut, un instant, la tentation charitable de lui dire non. Mais la petite vengeance qui s’offrait était trop séduisante ! Tout à coup, elle alluma pleins feux un sourire étincelant qui acheva la déroute de l’ennemi.
— Tout ! assura-t-elle. C’était très amusant !
Un élan des Russes dispensa Mourier de répondre. Pendant un instant, on n’entendit plus que des coups de feu. Puis, tout se calma. L’engagement n’avait guère duré, grâce sans doute à la vigoureuse défense fournie par le convoi. A moins, comme Beyle en avança l’hypothèse, que les Russes n’eussent point été en nombre suffisant. Mais Mourier restait inquiet. Ce brusque décrochement ne le satisfaisait pas plus que les idées du jeune homme. Quand on ne put distinguer, sous le couvert, la moindre silhouette mouvante, il se releva, rejetant à la fois son grand manteau et son bonnet de police.
— Je vais aller voir ce qui se passe ! Il faut savoir ce qui nous attend demain. Prévenez le colonel commandant l’escorte. Je reviens dans un moment.
— Prenez garde ! souffla Marianne. S’il vous arrivait quelque chose, j’ai l’impression que nous serions tous livrés à la panique. Vous êtes le seul qui réussissiez à maintenir un peu d’ordre.
— Soyez tranquille ! Je sais me garder !
Il disparut tout à coup, sans faire plus de bruit qu’une ombre, cependant que le chef de l’escorte plaçait des sentinelles et organisait les tours de garde. Quand il revint, chacun put voir que sa mine était grave.
— Ils sont partis ? demanda Marianne sans grande conviction.
— Non. Ils campent à quelque distance. La lisière de la forêt n’est pas loin, vers le nord.
Le commandant de l’escorte s’approcha. C’était un Hollandais, le colonel van Caulaert qui jusqu’au mois de septembre précédent avait appartenu au 2e hussards et qui, blessé lui aussi, mais superficiellement, et admis à la retraite, avait été chargé du convoi tout en regagnant ses foyers.
— Ils sont nombreux ? demanda-t-il.
Mourier haussa les épaules.
— Difficile à dire ! Le brouillard se lève. J’ai vu quelques groupes de fantassins et aussi, autour d’un feu, une bande de paysans armés de faux et de couteaux. Il me semble que nous sommes encerclés.
Tandis qu’il décrivait de son mieux ce qu’il avait pu observer des positions ennemies, Marianne sentit un frisson courir le long de son dos. L’évocation de ces armes primitives avait quelque chose de terrifiant, celle de la faux, surtout, cette allégorie de la mort. C’était bien plus affreux que les armes à feu. Cela faisait naître dans son imagination des images terribles de chevaux aux jarrets tranchés, d’hommes agonisants dans des mares de sang... L’idée que, peut-être, son heure à elle allait sonner, cette nuit ou demain matin, à l’aube, la traversa. Elle eut peur, tout à coup, peur de mourir ici, dans cette forêt hostile, au milieu de tous ces gens qui, pour elle, étaient des inconnus, et loin de tout ce qu’elle aimait. Ce n’était pas possible, ce ne pouvait pas être possible ! Tout son être repoussait cette horrible pensée de toute sa jeunesse et de toute son ardeur à vivre... Instinctivement, elle se rapprocha de ce général manchot que jusqu’à présent elle avait détesté mais qui lui paraissait maintenant le seul homme capable de les tirer de ce mauvais pas. Ce qu’il disait, cependant, n’était guère rassurant.
— Je ne crois pas que nous ayons grand-chose à craindre cette nuit. Néanmoins, il faudra veiller sérieusement. Demain, à la petite pointe du jour, nous nous formerons en bataillon carré, les blessés... et les plus faibles au centre dans les voitures, fit-il avec un bref coup d’œil à la jeune femme qui le dévorait des yeux. Puis nous tenterons une percée si, comme je le crains, nous sommes encerclés. Notre seule chance est d’attaquer les premiers.
— Et... si nous sommes repoussés ? fit le Hollandais.
— Il faudra envisager l’abandon des voitures, la formation d’un nouveau bataillon carré, plus petit... et ainsi de suite jusqu’à ce que quelques-uns d’entre nous réussissent à percer ou jusqu’à ce que nous soyons tués jusqu’au dernier.
— Jusqu’au... dernier ? fit Marianne d’une voix blanche.
— Oui... mon jeune ami, jusqu’au dernier ! Croyez-moi, il vaudra cent fois mieux mourir dans la bataille qu’attendre d’être égorgés lentement par les paysans... ou pire encore.
— Je partage votre point de vue, soupira Beyle en vérifiant la charge de son pistolet d’un air excédé. Je veillerai, croyez-moi, à ce que ni moi ni ce jeune homme ne tombions vivants entre leurs mains...
Ce fut une étrange nuit au cours de laquelle personne ne réussit vraiment à dormir. Chacun se préparait de son mieux pour ce qui allait venir. Les uns enlevaient aux voitures ce qui pouvait les rendre trop pesantes et détachaient celles que l’on abandonnerait pour alléger le convoi. D’autres se faisaient mutuellement des recommandations pour le cas où certains s’évaderaient. D’autres encore écrivaient une lettre, un testament, dérisoires sans doute car ils avaient bien peu de chance dans de telles circonstances de parvenir à destination. Mais c’était davantage pour s’occuper qu’en y croyant réellement. Certains, qui avaient un peu d’or, en distribuèrent à ceux qui n’en avaient pas.
On partagea équitablement le vin que quelques voitures transportaient et Beyle, qui avait découvert parmi les blessés des soldats belges, se mit à bavarder avec eux, leur parlant de la région de Liège qu’il connaissait bien et où il avait de nombreux amis, allant même jusqu’à leur donner des adresses et des recommandations, jouant le jeu de la vie avec un parfait sang-froid.
Assise auprès d’un feu, adossée à une souche d’arbre, Marianne les regardait tous avec étonnement et envie. L’imminence de la mort avait soudain tout nivelé, tout aplani. Officiers de tous grades, simples soldats ou civils comme Beyle, tout cela ne formait plus qu’une étrange fraternité. Devant le destin commun, ils se découvraient tous semblables, tous aussi pauvres, aussi nus. Mais ils étaient ensemble... et elle se sentait seule, exclue pour ainsi dire de cette chaleur.
Il y avait bien Barbe mais la Polonaise avait révélé un courage d’homme. Tout à l’heure Beyle lui avait conseillé de fuir :
— Vous parlez la langue du pays, vous êtes vêtue comme les femmes d’ici. Vous passerez facilement entre leurs lignes, surtout dans le brouillard. Partez !
Elle s’était contentée de hausser les épaules et de déclarer :
— Il faut bien mourir un jour ! Alors comme ça ou autrement ! Vous verrez, moi aussi, je sais faire le coup de feu ! Et puis je croyais vous avoir dit que quand on est au service de quelqu’un on en partage toutes les fortunes !
Elle n’avait rien ajouté de plus. Calmement, elle s’était enroulée dans une couverture et elle était allée s’étendre sous un arbre. Depuis, elle dormait aussi tranquillement que si elle eût été persuadée d’avoir encore des années à vivre.
Vers la fin de la nuit, Marianne, exténuée, réussit elle aussi à dormir un moment. Ce fut Beyle qui l’éveilla en la secouant doucement.
— Venez ! fit-il, nous partons !... Il faut essayer de profiter de ce que le ciel nous envoie.
En effet, un épais brouillard enveloppait la forêt. On se mouvait au cœur d’une nuée humide et blanche qui faisait ressembler tous ces hommes à autant de fantômes, d’autant plus que la consigne était de faire le moins de bruit possible. Machinalement, Marianne fit ce qu’on lui demandait et prit sa place dans le convoi.
Les blessés furent replacés dans les voitures jugées indispensables pour les transporter. Les autres voitures furent abandonnées, ce qui laissait des chevaux libres pour la dernière fuite, si les choses tournaient trop mal. Les hommes valides encadrèrent le tout, armés jusqu’aux dents, et l’on se mit en marche : à travers le brouillard.
Un pistolet passé à sa ceinture, Marianne marchait derrière les talons de Beyle, suivie de Barbe. Elle priait de tout son cœur, persuadée que sa mort allait surgir d’un instant à l’autre...
Le silence de la forêt était accablant. Durant la nuit, on avait graissé les roues des voitures et enveloppé dans des chiffons les sabots des chevaux. C’était vraiment, dans ce brouillard épais, une théorie de spectres qui s’enfonçait dans une sorte d’infini. La brume était si dense que l’on ne voyait pas à trois pas devant soi. Après tout, comme disait Beyle, c’était peut-être, en effet, un don du ciel.
Mourier avait disparu. Il marchait maintenant en tête de la colonne, avec van Caulaert, guidant tout le monde d’après le tracé de la route. Les minutes coulaient, lentes, l’une après l’autre, et chacune faisait à Marianne l’impression d’une espèce de miracle. Les yeux rivés au dos de Beyle, elle se laissait guider, pensant intensément à tous ceux qu’elle ne reverrait sans doute plus... son petit garçon si beau... Corrado si noble et si généreux, si triste aussi... le bon Jolival... le petit Gracchus à la tignasse rousse... Adelaïde qui, à Paris, devait la croire morte depuis longtemps... L’idée de Paris la fit sourire. Au cœur de cette nature sauvage et dangereuse, étouffée de brouillard, il semblait impossible qu’il y eût quelque part un Paris... un Paris qu’elle avait tout à coup une terrible envie de revoir. Elle pensa aussi à Jason, mais chose étrange, ne s’y arrêta pas. Il avait choisi délibérément, semblait-il, de se séparer d’elle et Marianne ne voulait pas gâcher pour lui ses dernières pensées. Finalement, ce fut à Sebastiano qu’elle décida de les vouer et s’y accrocha désespérément, avec une tendresse, un amour qu’elle n’avait encore jamais éprouvés aussi violents. Sa vie inutile aurait au moins servi à cela : être transmise à ce bel enfant devenu l’unique continuateur d’une grande race.
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