Le voyage, à raison de trois ou quatre lieues par jour, était d’une décourageante monotonie. Le froid apparut et se mit à mordre, si bien que Beyle et Marianne prirent l’habitude de faire chaque jour un bout de chemin à pied afin de se dégourdir les jambes et d’aider les chevaux. La route était large et assez belle, ondulant comme un serpent à travers d’épaisses forêts de sapins sombres et de bouleaux clairs. Ce n’étaient que côtes et descentes et, dans les premières, il fallait souvent pousser un peu les voitures lourdement chargées. En outre, on n’apercevait pas âme qui vive. Les villages, quand d’aventure on en rencontrait, étaient déserts, à moitié ou aux trois quarts détruits...

Le soir venu, on organisait des bivouacs autour de grands feux pour lesquels le bois ne manquait jamais et l’on dormait de son mieux, enroulés dans des couvertures qui, chaque matin, se muaient en carapaces craquantes de gel.

A chacune de ces haltes, Marianne s’efforçait de se tenir aussi à 1’écart que possible du général Mourier. Non qu’il fût franchement désagréable, mais il semblait prendre un malin plaisir à tourmenter le faux secrétaire en le bombardant de plaisanteries dans le goût militaire et d’une telle verdeur que, malgré son empire sur elle-même, la pauvre Marianne ne pouvait s’empêcher de rougir jusqu’aux oreilles, ce qui avait le don de mettre son tourmenteur en joie. En outre, Beyle devait déployer des ruses d’Indien pour permettre à sa jeune compagne de s’isoler de temps en temps ainsi que l’exigeait la nature. Enfin, il avait beau répéter sans arrêt que « Fabrice » ne comprenait pas très bien le français, Mourier ne s’en obstinait pas moins à tenter de lui inculquer les finesses de l’argot militaire, assurant que c’était un excellent moyen de faire des progrès. Ayant fait les campagnes d’Italie, il possédait d’ailleurs quelques rudiments d’italien et il s’en servait avec une habileté diabolique.

Il y avait un détail qui excitait particulièrement sa verve : jamais Fabrice n’ôtait son chapeau. Depuis Moscou, la fameuse toque de fourrure était restée enfoncée sur sa tête jusqu’au ras des sourcils. Aussi les plaisanteries du général tombaient-elles comme grêle en avril sur le malencontreux couvre-chef. Ou bien il laissait entendre que le pauvre Fabrice, déjà tellement mal partagé sous le rapport de la vigueur physique et du courage, devait être chauve comme un genou, ou bien il lui prédisait, à brève échéance, toute une colonie de poux. Et Marianne, au supplice, regrettait de tout son cœur de n’avoir pas écouté Beyle qui, avant le départ, lui avait conseillé de se couper les cheveux. Elle n’avait pu s’y résigner, soutenue d’ailleurs par Barbe, indignée que l’on songeât à massacrer une telle chevelure. Maintenant, elle s’en mordait les doigts, car le sacrifice n’était plus possible.

On était à peu près à mi-chemin de Smolensk quand se produisit, au soir du 24 octobre, la première attaque. Les feux venaient d’être allumés et l’on y faisait cuire dans des marmites des rations, peu abondantes d’ailleurs, car il fallait ménager les vivres, de pois au lard. Le convoi n’était plus, au cœur de la forêt, qu’un énorme bivouac autour duquel les hommes se serraient, oubliant leurs humeurs noires et leurs querelles pour chercher auprès de leurs semblables un peu de chaleur, un semblant d’amitié. C’étaient quelques grains de terre française perdus au milieu de l’énorme territoire russe et c’était bon de se sentir les coudes... On avait gagné encore quelques lieues. Bientôt, on serait de nouveau à l’abri derrière les grandes murailles de Smolensk où le ravitaillement devait arriver en masse (du moins Beyle l’espérait-il !).

Soudain, des formes grises se dessinèrent sous les arbres. Simultanément, des coups de feu éclatèrent. Un homme tomba, la tête la première, tout près de Marianne, et il fallut aussitôt le tirer en arrière pour empêcher que ses cheveux ne prissent feu... mais il était déjà mort ! La jeune femme, horrifiée, le regardait sans parvenir à en détacher ses yeux quand à ses oreilles éclata la voix du général Mourier.

— Alerte ! On nous attaque ! Que chacun prenne ses armes ! Feu à volonté...

— Qui donc nous attaque ? demanda Beyle, qui cherchait à percer des yeux les ombres du crépuscule. Les Cosaques ?

— Non. Les Cosaques seraient déjà sur nous. Ce sont des fantassins... Et je crois bien qu’il y a des paysans avec eux. J’ai vu briller quelque chose qui ressemblait à une faux.

Avec une incroyable rapidité, il réussit à mettre le convoi en défense, courant d’un bout à l’autre, à demi courbé, distribuant des munitions, veillant à ce que chacun fût aussi abrité que possible, surtout les blessés qui devaient rester allongés. S’appuyant sur son grade il s’attribuait d’autorité le commandement suprême. L’officier commandant n’était d’ailleurs que colonel... et hollandais par surcroît.

— Essayez de ne tirer qu’à coup sûr ! recommanda-t-il. Mieux vaut tout de même ménager les munitions. Nous ne sommes pas encore à Smolensk.

— ... si nous y arrivons un jour ! soupira Beyle en tirant d’une sacoche un long pistolet. Si les Russes nous tombent dessus en force, nous ne serons guère capables de leur résister.

— Ne soyez donc pas défaitiste ! riposta Marianne, agacée. Vous deviez bien vous douter que nous risquions d’en rencontrer quelques-uns. Ou bien avez-vous déjà oublié que nous étions, selon vos dires, pratiquement encerclés, à Moscou ?

Il répondit par un grognement indistinct et fit toute une histoire de charger son pistolet. Aucun bruit ne se faisait plus entendre pour le moment, mais Marianne qui, abritée derrière la calèche, fouillait l’ombre grandissante de ses yeux, pouvait apercevoir des formes mouvantes qui se rapprochaient. Vêtus de gris, les Russes se fondaient dans le crépuscule et il était parfois difficile de les distinguer des troncs d’arbres qui leur servaient d’abri. Ils progressaient par bonds d’un fût à l’autre, mais les yeux aigus de la jeune femme s’accoutumèrent assez rapidement à les distinguer. Tout à coup, sans trop savoir pourquoi, elle eut envie de se mêler au jeu mortel.

Autrefois, quand le vieux Dobs faisait, à Selton, ce qu’il appelait son « éducation de garçon manqué », il lui avait permis d’acquérir une jolie force, aussi bien aux armes à feu qu’à l’épée ou au sabre. Aussi, quand Mourier revint vers eux pour prendre son poste derrière sa propre voiture, lui demanda-t-elle, sans hésiter mais sans oublier d’employer l’italien :

— Donnez-moi un pistolet !

Il ne comprit pas bien, lâcha une grossièreté. Beyle, alors intervint.

— Il vous demande une arme, un pistolet ! traduisit-il sèchement.

Mais le général s’esclaffa :

— Un pistolet ? Pour quoi faire ? Ces jolies menottes ne pourraient même pas le soulever ! Non, mon cher, dites à ce jeune éphèbe que les armes sont faites pour les hommes. Ce n’est pas le moment de faire joujou. Je ne sais pas pourquoi les Russes ont suspendu leur attaque, mais la suite ne va sûrement pas tarder ! Il me semble qu’ils approchent. Chaque coup devra porter quand ils seront assez près.

Poussé par un obscur désir de bravade, Beyle haussa les épaules et tendit à Marianne son propre pistolet.

— Voyons toujours ! Cela n’approchera pas de beaucoup l’instant définitif de notre mort !

Elle le prit sans mot dire, l’examina. C’était un pistolet de duel, mais une arme magnifique, portant certainement bien la balle.

— Il est chargé ! fit Beyle. (Puis, baissant la voix de plusieurs tons, il chuchota, inquiet malgré tout :) Vous savez vraiment vous en servir ? Je ne voudrais pas être trop ridicule.

Pour toute réponse, la jeune femme se redressa légèrement. Avec l’assurance d’un vieux duelliste, elle posa le canon de l’arme sur son bras replié, visa l’une des formes grises, tira... la forme grise roula dans les feuilles sèches. Le deuxième coup, presque simultané, eut le même résultat...

Il y eut un silence. Calmement, elle rendit l’arme à son propriétaire dans le regard duquel elle put lire une surprise amusée mêlée de respect.

— Mazette ! J’y regarderai à deux fois avant de vous envoyer mes témoins, mon cher Fabrice.

Mais comme Marianne, avec un sourire, se détournait, elle vit apparaître, juste sous son nez, une nouvelle arme au bout d’un bras brodé d’or, tandis que la voix du général murmurait, bizarrement enrouée :

— Excusez-moi ! Je crois que je me suis lourdement trompé sur votre compte.

Puis brusquement, poussé par une impulsion irraisonnée et avant que Marianne ait pu seulement faire un geste pour l’en empêcher, il avait en manière de contrition empoigné la jeune femme aux épaules et l’embrassait sur les deux joues. Une forte odeur de tabac emplit les narines de Marianne... mais ce geste brusque fut la perte de son couvre-chef. Bousculée par l’assaut impétueux de Mourier, la toque de fourrure bascula et roula à terre, laissant voir la couronne de tresses noires qui coiffait la jeune femme.

Un instant, Marianne et le général demeurèrent face à face à demi agenouillés dans la boue. Elle vit ses yeux s’arrondir de stupeur en contemplant le haut de sa tête. Mais ce ne fut qu’un instant, car c’était un homme qui récupérait très vite. Vivement, il ramassa la coiffure et, aussi soigneusement qu’aurait pu le faire Barbe, il la replaça sur la tête de la jeune femme puis, jetant un coup d’œil autour d’eux où chacun, à son poste, observait l’extérieur du camp :

— Personne ne vous a vue, murmura-t-il. Personne ne saura rien !... Oh ! arrangez-vous pour traduire, ajouta-t-il impatiemment à l’adresse de Beyle qui, surpris par la rapidité de ce qui venait de se passer, n’avait pas encore ouvert la bouche.

Marianne se mit à rire :

— C’est bien inutile, maintenant que vous avez découvert mon secret ! Vous en savez déjà trop, alors autant vous avouer le reste : je parle français.