Il était d’ailleurs assez tard quand le jeune auditeur reparut. En l’entendant monter l’escalier, Marianne s’élança à sa rencontre, mais l’espoir en elle s’éteignit comme une chandelle dès qu’elle l’aperçut. Avec cette mine soucieuse, il ne pouvait pas rapporter de bonnes nouvelles...
Elles étaient loin d’être rassurantes, en effet. Le vicomte de Jolival et son domestique n’avaient pas quitté le Kremlin où, par ordre de Napoléon, ils étaient enfermés et gardés militairement depuis la fuite du cardinal.
— Ils n’ont pas quitté le Kremlin, dites-vous ? demanda Marianne incrédule. Voulez-vous dire par là que l’Empereur les y a laissés quand il est lui-même parti pour Petrovskoïe ? Mais c’est affreux ! Ils pouvaient y mourir brûlés...
— Je ne crois pas. Il est resté pas mal de monde là-bas. Une bonne partie de la maison impériale et toutes les troupes chargées de protéger la forteresse contre l’incendie. Napoléon, en partant, n’a fait que céder aux sollicitations unanimes de son entourage qui craignait de ne pouvoir assurer sa sécurité, un point c’est tout.
— Avez-vous réussi à les approcher ?
— Pensez-vous ! Ils sont au secret. Il est interdit de communiquer avec eux sous quelque prétexte que ce soit...
— Avez-vous vu Constant ? Et sait-on où ils sont détenus ? Sont-ils restés dans leurs chambres ou bien les a-t-on mis en prison ?
— Je l’ignore. Constant lui-même, qui vous adresse son sentiment respectueux, ne sait rien de ce qui les concerne. « Vous avez beaucoup trop de faiblesse pour la rebelle qu’est Madame Sant’Anna, lui a dit l’Empereur quand il a tente de prononcer votre nom. Si elle veut savoir ce que j’ai fait de ses amis, elle n’a qu’à se livrer... »
Il y eut un silence. Puis Marianne haussa les épaules d’un geste découragé.
— C’est bien ! Il a gagné. Je sais ce qu’il me reste à faire...
En un instant Beyle fut entre elle et la porte, barrant le passage de ses bras écartés.
— Vous voulez aller vous livrer ?
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre,. Ils sont peut-être en danger. Qui vous dit que l’Empereur ne se prépare pas à les faire juger et condamner pour m’obliger à revenir ?
— Les choses n’en sont pas là ! Si leur sort était réglé, Constant le saurait... On le lui dirait, ne fût-ce que pour qu’il puisse essayer d’entrer en contact avec vous. Cela dit, vous livrer ne servirait à rien, car vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase. Si vous voulez que l’on vous rende vos amis, vous devez non seulement reparaître... mais ramener avec vous l’homme que vous avez fait évader. A ce prix seulement Napoléon vous pardonnera.
Les jambes fauchées, Marianne se laissa choir sur une chaise et leva sur le jeune homme des yeux de noyée.
— Que puis-je faire, alors, mon ami ? Même si je le désirais, ce qui n’est pas le cas, je ne saurais où prendre mon parrain. J’ignore s’il a rejoint Saint-Louis-des-Français...
— Non, fit Beyle. J’y suis passé en quittant le Kremlin. L’abbé Surugue ne l’a pas revu depuis le jour de l’incendie. Il ne sait même pas où il a pu aller.
— A Kouskovo sans doute, chez le comte Chérémétiev.
— Kouskovo a été incendié et nos troupes campent dans ce qu’il reste du château. Non, Marianne, il vous faut renoncer à chercher quelque chose de ce côté. D’ailleurs vous ne pouvez rien faire qui satisfasse et l’Empereur et vous-même !
— Mais je ne peux pourtant pas abandonner Jolival et Gracchus ! L’Empereur est devenu fou de s’attaquer à ces deux innocents. Il m’en veut tellement qu’il est capable de les faire mourir.
Désespérée, elle hoquetait, les joues ruisselantes de larmes. Elle ressemblait tellement à une biche prise au piège que Beyle, apitoyé, vint s’asseoir près d’elle et entoura ses épaules d’un bras fraternel.
— Allons, mon petit, ne pleurez pas ainsi ! Vous êtes en train de faire du roman ! Vous avez dans la place un allié fidèle. Ce brave Constant ne vous trahirait ni pour or ni pour argent, car il trouve que dans cette affaire l’Empereur exagère un peu. Je ne lui ai pas dit bien sûr où vous logiez, mais en cas de danger, il me ferait porter un mot à l’intendance et à ce moment-là nous aviserions...
— Mais mon pauvre ami, il va bien falloir que l’Empereur fasse quelque chose. Il ne peut pas, en reprenant le chemin de Paris, s’encombrer de prisonniers gardés à vue...
— Et qui vous a dit qu’il allait reprendre le chemin de Paris ?
La surprise sécha net les larmes de Marianne et elle ouvrit sur son ami de grands yeux incrédules.
— N’y songe-t-il pas ?
— Pas le moins du monde ! Sa Majesté a décidé d’hiverner ici. Le comte Dumas et votre humble serviteur ont reçu des ordres très précis pour l’approvisionnement de l’armée. Le général Durosnel en a reçu d’autres concernant les mouvements des troupes, et le maréchal Mortier prend toutes ses dispositions pour exercer pleinement ses fonctions de gouverneur. Il n’est jusqu’à la troupe de comédiens que l’on a trouvés ici qui ne doivent se tenir prêts à donner des représentations afin de maintenir le moral des Français.
— Mais enfin, c’est impossible ! Passer l’hiver ici ? J’aimerais savoir ce qu’en pense l’entourage de Sa Majesté.
— Aucun bien ! les figures sont longues d’une aune. Sauf pendant la campagne de Pologne, personne n’a jamais passé l’hiver hors de France. A ce que l’on m’a dit, l’Empereur nourrirait deux idées contraires : ou bien Alexandre accepte de discuter avec lui des préliminaires de paix et, le traité signé, nous verrions à rentrer, ou bien nous passons l’hiver ici, nous reconstituons l’armée avec les renforts déjà demandés, et, au printemps, nous marchons sur Saint-Pétersbourg !
— Comment ? Une autre campagne... après la catastrophe que nous avons vécue ?
— Peut-être pas. On a envoyé un messager au Tzar. Il porte une lettre écrite par le général Toutolmine, directeur de l’hospice des Enfants-Trouvés, attestant que les Français ont tout fait pour sauver Moscou, et une autre de l’Empereur au Tzar... l’assurant de son bon vouloir et de ses sentiments fraternels !
— Ses sentiments fraternels ? Mais c’est insensé ! Cela ne peut pas marcher...
— C’est aussi l’avis de Caulaincourt qui connaît bien Alexandre. Mais du coup, l’Empereur, qui le traite de mauvais prophète, le boude et ne lui adresse plus la parole. Il est vrai que Murât, qui continue à coqueter avec les Cosaques de Platov, fait tout ce qu’il peut pour le persuader que le Tzar sera trop heureux de lui tomber dans les bras. Ah ! je nous vois mal partis ! Et je ne sais trop ce qu’il va résulter de tout cela, mais une chose est certaine : je n’ai aucune chance de revoir Milan cette année !...
Cette nuit-là, Marianne fut incapable de trouver le sommeil. Elle chercha fiévreusement un moyen de rejoindre ses amis, mais à moins de se livrer et de retrouver le cardinal, il n’y en avait aucun. Il ne fallait même pas songer à pénétrer dans le Kremlin sans une introduction formelle. La vieille forteresse était considérée comme place de guerre. De jour comme de nuit, les régiments de la Vieille Garde, commandés par les généraux Michel, Gros ou Tindal, y étaient de faction à raison de cent hommes à chacune des cinq portes encore ouvertes ; les quatre autres, solidement barricadées, étant gardées seulement par un sergent et huit hommes. Non, il n’était pas possible de s’introduire dans cette bastille hérissée d’armes. Alors attendre ? Mais jusques à quand ? Mais combien de temps ? Si Napoléon décidait d’hiverner ici, cela représenterait au moins six mois enfermée dans cette maison ! De quoi devenir folle !
Bien sûr, il y avait aussi l’hypothèse avancée par Constant, au dire de Beyle : laisser la colère de l’Empereur se calmer, après quoi lui, Constant, se chargerait, doucement, de plaider la cause de la rebelle. Mais cela Marianne n’y comptait guère : les colères de Napoléon n’étaient pas de longue durée, mais ses rancunes étaient solides.
Les jours qui suivirent furent lugubres, malgré le temps merveilleux qui régnait au-dehors et que Marianne contemplait avec désespoir derrière ses rideaux. Elle tuait le temps à des travaux de couture, en compagnie de Barbe, mais ne vivait guère que pour l’heure où rentrerait son compagnon d’infortune avec les nouvelles du jour.
Elles étaient régulièrement d’une navrante monotonie : rien n’était arrivé de Saint-Pétersbourg et l’on préparait toujours activement l’hivernage. L’Empereur était ravi parce que son service d’estafettes marchait merveilleusement grâce à la fantastique administration du comte de La Valette, directeur des Postes. Le courrier arrivait chaque jour avec une régularité d’horloge après quinze jours et quatorze heures de chevauchée. C’était au point que, si l’un des cavaliers avait une heure de retard, Sa Majesté s’inquiétait et montrait de l’humeur. Mais en dehors de cela, elle était d’une humeur charmante, prenant régulièrement pour cible le malheureux Caulaincourt et les tragiques tableaux qu’il avait brossés de l’hiver russe, en répétant continuellement que l’automne en tout cas « était plus beau qu’à Fontainebleau ».
Mais cette impériale gaieté ne trouvait aucun écho auprès de Marianne, ni d’ailleurs auprès de Beyle qui passait d’exténuantes journées à collationner les vivres que l’on découvrait encore dans les caves des maisons ruinées.
Lui aussi était d’humeur morose. Il avait rencontré dans Moscou un certain Auguste Fecel, joueur de harpe de son état, qui avait pu, enfin, lui donner des nouvelles de sa chère amie Mélanie de Barcoff, et ces nouvelles l’avaient affligé profondément. La dite dame avait, suivant le harpiste, quitté Moscou pour Saint-Pétersbourg quelques jours avant l’incendie, avec les derniers groupes de fuyards, et cela malgré son mari avec lequel elle était pratiquement brouillée mais dont elle attendait un enfant. En outre, elle était complètement démunie d’argent.
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